Mémoires d’un mort

Mémoires d’un mort, par le capitaine Friedrich, officier au régiment d’Isembourg : un livre bizarre, un homme étrange et un bien singulier régiment.

Le régiment d’abord. C’était un corps allemand que le prince d’Isembourg levait pour le compte de Napoléon. Il lui était interdit d’y enrôler des Français et il remuait ciel et terre pour recruter des hommes qui ne fussent pas tous repris de justice et des officiers capables de distinguer une escouade d’avec une division. Il n’était parvenu, dans l’été de 1805, qu’à réunir une douzaine d’amateurs quand la capitulation d’Ulm laissa sans emploi trente mille Autrichiens sur lesquels se précipitèrent les racoleurs. On promit à ces pauvres hères des primes alléchantes – 60 ou même 100 francs – et ceci en séduisit plusieurs, qui d’ailleurs ne reçurent jamais un groschen. On usa d’un procédé plus économique encore à l’égard des Russes faits prisonniers à Austerlitz : on les affama pour les décider à contracter un engagement. Au bout d’un an, le régiment se trouva par ce moyen constitué. Il se composait de 3000 hommes. C’était un ramassis des pires spécimens de la création : des banqueroutiers y coudoyaient d’anciens avocats, des médecins sans clientèle, des maires révoqués, des acteurs, des paysans polonais, des professeurs allemands et d’anciens pandours… Au terrain de manœuvres on entendait ces naufragés de l’existence invectiver et blasphémer dans les langues les plus diverses. Le corps d’officiers n’avait pas été beaucoup mieux recruté ; on prenait qui se présentait ; l’adjudant- major, par exemple, était un ancien douanier révoqué pour vol ; les plus estimables se trouvaient être des fils de familles bourgeoises en quête d’une situation et séduits par l’uniforme, charmant, il faut le dire : tout bleu ciel et argent, avec des bottes à la hongroise et un grand plumet pistache et jonquille.

Le jeune Friedrich, né de commerçants francfortois, avait seize ans lorsque ses parents lui refusant l’autorisation de se faire acteur, comme il en manifestait l’intention, lui conseillèrent le métier des armes. Il fut présenté au prince d’Isembourg, qui lui offrit sur-le-champ une sous-lieutenance. Le jeune homme ne consentit à accepter que le grade de sergent-fourrier, et tout de suite il entra en fonctions. Il n’apportait dans son bagage, en fait d’ouvrages d’instruction militaire, que le Don Carlos de Schiller, Adolphe le Téméraire de Kramer, et la partition du Don Juan de Mozart pour clavecin et chant.

Cela ne l’empêcha pas de faire une brillante carrière. Au bout d’un mois il était cadet. Dès les premiers jours de 1806, le prince-colonel le nommait sous-lieutenant et s’il avait continué à grandir de la sorte il aurait été maréchal de France à vingt ans ; mais là n’étaient pas ses ambitions. Ce qui lui plaisait dans l’état militaire, c’étaient les aventures de garnison ; et elles ne lui manquèrent pas. Oh ! le gaillard ! Si les conquêtes de ce genre figuraient à ses états de service, le capitaine Friedrich posséderait, à n’en pas douter, le plus éclatant dossier de toute armée impériale.

Le livre où il raconte ses prouesses n’est point à l’usage des jeunes filles, quoiqu’il y soit beaucoup question de jupons. C’est une sorte de pastiche des Mémoires de Casanova, mais d’un Casanova francfortois, infiniment plus lourd, surtout dans les débuts, que le célèbre évadé des Plombs de Venise. Au premier abord même, le ton de la narration ne laisse pas d’être inquiétant, et l’on se demande si l’on n’est pas en présence d’une de ces mystifications littéraires dont les exemples ne manquent pas outre-Rhin. Le sémillant militaire qu’il faut suivre de Mayence à Metz, à Toul, en Avignon, à Gênes, à Rome, à Naples, en Espagne, à Venise, à Corfou, à Paris professe le plus profond dédain des dates et il passe presque sous complet silence ses campagnes qui serviraient de points de repère. Les seules qui comptent pour lui sont les campagnes amoureuses : bourgeoises, servantes d’auberges, actrices, princesses, inconnues, paysannes, altesses impériales ou royales, femmes voilées, jeunes filles, courtisanes, il a de tout dans son album, et il déplore assez inconsciemment son incorrigible inconstance. D’autres incidents sont de nature à marquer dans sa vie. Il fait la guerre à Fra Diavolo, il est de ceux qui enlèvent de Rome le pape en désaccord avec Napoléon, il est enterré vif – et le récit de cette aventure macabre suffirait seul à établir qu’il y a des Gascons jusqu’à Francfort, si l’on ne savait, par Marbot et bien d’autres, qu’il est prudent de ne jamais se montrer tout à fait incrédule à l’égard de ces soldats du premier Empire ; tout leur est arrivé et l’invraisemblable est leur élément.

Friedrich sera plus tard au nombre des fidèles qui rêveront d’enlever l’empereur de Sainte-Hélène, et il raconte le plus sérieusement du monde qu’on étudie, pour mener à bien l’évasion, l’emploi d’un ballon géant ou d’un bateau sous-marin. Il croit si bien à ce qu’il affirme qu’il ne songe même pas à donner des preuves ni même à citer la moindre référence. Certes son livre n’est pas écrit d’après les strictes règles de la rigide critique historique, et quoique celle-ci expose aussi à bien des mécomptes, on regrette tout de même de la voir méprisée à ce point.

 

Pourtant il y a dans cette abondance de faits et d’anecdotes certains tableaux qui ont été vus, et bien vus. L’incendie de l’hôtel Schwarzenberg est du nombre. Friedrich se trouvait à Paris à l’époque du mariage de Napoléon avec Marie-Louise. Il était devenu si Français qu’on eût été mal reçu à lui rappeler son origine tudesque. Personne plus que lui ne se plaisait à railler la lourdeur des Allemands et à critiquer leur défaut d’élégance. Aussi se rangeait-il au nombre de ceux, très nombreux, qui déploraient comme une faute politique, presque comme une mésalliance, le mariage de l’empereur avec la fille des césars autrichiens. D’étranges et malveillantes légendes couraient sur le compte de cette pauvre princesse, avant même qu’elle fût entrée dans Paris. On la disait gauche, sotte, méchante, sournoise et laide. Les uns affirmaient, comme le sachant de bonne source, qu’elle ne pouvait pas compter jusqu’à trois, mais qu’elle mangeait comme six ; qu’elle se nourrissait exclusivement de farine et de confiseries ; elle ne savait ni lire ni écrire, et tout ce qu’elle disait lui était seriné par de patients répétiteurs… Quand l’archiduchesse parut, le jour de la célébration du mariage officiel, ses yeux éteints, ses grosses joues, son air insouciant ne lui rallièrent pas les cœurs. Sous l’arc de triomphe élevé dans les Champs-Élysées, au compliment du préfet de la Seine, elle répondit : « J’aime la ville de Paris parce que je sais qu’elle aime l’empereur », d’un ton si parfaitement indifférent de leçon apprise et récitée, que la phrase déjà banale par elle-même, en devenait ridicule. Mais la jeune impératrice avait sur elle tant de diamants, la pompe du cortège était si splendide, les fêtes du mariage si réussies, que le peuple acclama la nouvelle souveraine comme il en avait acclamé tant d’autres ?

Il convient de dire que si Friedrich se montra tellement sévère à l’égard de l’Autrichienne, c’est parce qu’il se trouvait à cette époque aux prises avec trois maîtresses : l’une était la femme d’un de ses camarades, une ancienne religieuse enlevée d’un couvent de Rome ; l’autre était Mlle Mars, avec laquelle il courait les bois de Meudon et de Romainville ; la troisième était la princesse Pauline, la sœur de l’empereur. On sait que la délicieuse altesse appréciait, comme son frère, les militaires, mais pas pour les mêmes raisons. Or Pauline, dans l’intimité, ne cessait de déblatérer contre sa belle-sœur, et cette hostilité influençait Friedrich. C’est dans cet état d’esprit qu’il se rendit à la fête offerte au couple impérial, le 1er juillet 1810, par l’ambassadeur d’Autriche, le prince de Schwarzenberg, dans son hôtel de la Chaussée d’Antin.

Faute d’un salon assez vaste pour contenir la masse des invités, on avait élevé dans le jardin de l’hôtel une grande salle de charpente, magnifiquement décorée. Il y avait là vingt rois, reines, princes ou princesses, une foule d’altesses impériales, royales ou grand-ducales, une cohue de maréchaux, d’ambassadeurs et de ministres. L’empereur arrive avec l’impératrice : les tambours battent, les orchestres font rage ; présentations, baisemain, promenades dans les jardins merveilleusement illuminés, puis rentrée au salon et ouverture du bal. Le premier quadrille est dansé par le vice-roi d’Italie, la reine de Naples, le roi Jérôme, la princesse Pauline, le prince Esterhazy et la princesse de Schwarzenberg. Pendant l’écossaise qui suit, le couple impérial fait le tour du salon. Friedrich valse avec une dame d’honneur de la reine de Naples, quand, tout à coup, il aperçoit une flamme qui monte le long d’une draperie. Sans se rendre compte de ce qui se passe, il fait encore trois ou quatre pas avec sa danseuse et voilà, en un instant tout le plafond de l’immense salon en feu. De la foule entassée sous ce brasier s’élève une clameur d’effroi. C’est aussitôt un tumulte, une agitation, une bousculade indescriptibles. On se précipite vers l’empereur ; ses officiers l’entourent, l’épée nue, croyant à un attentat ; mais lui, comprenant l’imminence du péril, entraîne sa jeune femme et la pousse dans le jardin. À peine a-t-il quitté la salle que le désordre y devient épique : une ruée sans merci, vers les issues trop étroites, de rois, de reines, de princes, de femmes hurlantes, une mêlée d’uniformes éclatants, d’épaules nues, de robes enflammées, de groupes fous, luttant pour passer, s’agrippant, se piétinant. Il n’y a plus ni titres, ni préséances, ni majestés, ni altesses ; rien que des êtres qui fuient la mort, tous égaux devant l’épouvante. Les lustres tombent l’un après l’autre, les poutres de la charpente s’abattent incandescentes, les planchers s’allument ; sur les têtes, sous les pieds, le feu est partout.

À force de horions et de bourrades, tombant aussi bien sur les « têtes couronnées » que sur les simples diplomates, Friedrich est parvenu à gagner le jardin. Le spectacle est là plus effrayant encore. Les femmes échappées de la fournaise, se traînent, les yeux hagards, la robe en flamme, la chevelure endiamantée roussit. On les arrose de boue liquide, à défaut d’eau ; on se regarde, on se cherche, on s’appelle, on se dévisage, on ne se reconnaît pas. La princesse de Schwazenberg a disparu ; la princesse von der Leyen, la générale Toussaint, l’ambassadeur de Russie sont tirés presque morts du brasier. Tous ces costumes étincelants, toutes ces toilettes charmantes ou somptueuses sont transformées en défroques lamentables, écourtés par les flammes, souillés par la boue, déchirés, fripés, en lambeaux. Aux grands saluts, aux révérences étudiées et profondes, aux mille raffinements de l’étiquette ont succédé, sans transition, les coups de poing, les jurons, les corps-à-corps brutaux. Jamais ne s’est produit un si saisissant changement à vue, et, comme si cette fête avait suscité la colère céleste, au moment où la salle enfin s’écroulait dans un gigantesque bouquet de flammes, un orage survint, mais un orage formidable, tel que nos climats n’en subissent guère. Le tonnerre éclatait sur l’hôtel en détonations continues, des trombes d’eau tombaient du ciel, achevant – trop tard – de noyer les décombres et de changer en loques informes les parures, les plumes, les écharpes légères, les manteaux de cour, les jupes à traîne… Quand, au petit jour seulement, l’empereur remonta dans sa voiture pour regagner Saint-Cloud, il paraissait « très abattu », et il répéta plusieurs fois au cours du trajet : « Quelle terrible fête ! » Le nombre des victimes, tant morts que blessés, s’élevait, au dire de Friedrich, à soixante.

Il assure encore, et bien des Parisiens sans doute le soupçonnaient sans oser le dire, que le sinistre était dû « à la malveillance » ; il se rappelait, en effet avoir vu les flammes « jaillir simultanément de quatre points éloignés les uns des autres ». On apprit depuis que sur six pompiers préposés à la surveillance de la fête, cinq avaient été grisés avant le bal. Et l’on disait que « le feu avait été mis par haine de Marie-Louise », bon nombre de Français ne pardonnant pas à Napoléon son union avec cette étrangère. Ce n’est là manifestement qu’un racontar sans portée, mais il est un indice que l’Autrichienne de l’empereur n’était pas mieux acceptée à Paris que celle « de son bon oncle » Louis XVI.