L’inventeur du voyage à pied

Il serait, je pense, téméraire de qualifier d’irréductibles les opinions politiques du chevalier de La Tocnaye, encore qu’il vécût au temps de la Révolution, époque où, comme chacun sait, les partisans et les adversaires du nouvel ordre de choses paraissaient devoir être à jamais irréconciliables. Ce chevalier comptait vingt-quatre ans en 1791, il était officier au régiment de Monsieur-Infanterie, il émigra pour ne point se faire remarquer. Avant de passer la frontière, il était allé embrasser ses parents, dans leur gentilhommière des environs de Nantes, et avait pris le soin de se munir d’une importante lettre de crédit. Ainsi pourvu, il flâna un peu en Savoie et se dirigea sans hâte vers Coblence, où se trouvait le quartier général des émigrés.

Incorporé dans l’armée des Princes, qui devait en quelques jours, dès qu’elle se déciderait à s’ébranler, mettre les révolutionnaires à la raison, il attendit près d’une année le moment d’entrer en campagne. Autant qu’à bon nombre de ses compagnons, l’aventure lui semblait assez déplaisante. L’idée de combattre des compatriotes, fussent-ils des « frères égarés », ainsi qu’on disait alors, et surtout la perspective de marcher avec l’armée prussienne, n’avaient rien de séduisant, et, de fait, la répugnance fut unanime dès qu’on eut pénétré en France. Il faut dire à la décharge des émigrés, que jamais Français ne se montrèrent moins valeureux, non par absence de courage, mais par prompt dégoût de cette lutte fratricide. Le chevalier de La Tocnaye, mal résigné, remplissait sans entrain son office de simple cavalier dans cette armée où, disait-il, « il y avait des officiers pour plus de cent mille hommes, mais à peine assez de soldats pour cinquante officiers. » Quant aux manœuvres, aux batailles, aux sièges auxquels il prit part, il ne devait en connaître les péripéties que beaucoup plus tard, lorsqu’il eut le loisir de lire « les papiers qui en parlaient ». Il n’en avait pas eu la moindre idée jusqu’alors ; il suivait le torrent, pansait son cheval, le sellait, dormait sur la paille, souvent à la belle étoile, et s’imaginait tous les jours que, le lendemain, il découvrirait à l’horizon les clochers de Paris.

Il ne devait pas les apercevoir de longtemps. On sait comment, entraînés par la déroute des Prussiens, écœurés du contact de ces étrangers pillards et malappris, les émigrés se replièrent rapidement vers la frontière et se regroupèrent à Coblence, qu’ils avaient espéré ne jamais revoir. Ceux d’entre eux qui se trouvaient sans ressources ou qui jugèrent élégant de s’obstiner, formèrent l’armée de Condé, laquelle, de reculs en retraites, devait, malgré sa bravoure, se replier jusqu’en Pologne ; les autres se dispersèrent, gagnèrent la Hollande ou le Danemark, l’Angleterre ou l’Italie, comptant attendre là des jours meilleurs, qui furent lents à venir. Le chevalier de La Tocnaye, lui, était un sage. Désaveuglé par le début malheureux, il résolut de ne plus servir « l’intérêt, la folie ou l’ambition des puissances étrangères en guerre contre les Français », et de se désintéresser de la lutte jusqu’à ce que la raison éclairât l’esprit de ces furieux qui s’entre-égorgeaient au lieu de s’expliquer. Il s’embarqua à Rotterdam sur un bateau charbonnier et arriva à Londres dans les derniers jours de 1792.

Londres regorgeait d’émigrés. Beaucoup y mouraient de faim ; certains avaient trouvé à gagner misérablement leur vie ; quelques-uns, plus favorisés ou plus prévoyants, y menaient un train convenable ; tous, sans exception, parlaient politique. Or ce sujet de conversation était particulièrement odieux au chevalier de La Tocnaye. Depuis deux ans et plus qu’on rabâchait autour de lui les mêmes sornettes, qu’on supputait, à quinze jours près, la date où l’on allait rentrer en France pour y rétablir l’ancien régime, qu’on énumérait, avec une complaisance alléchée, tous les jacobins qu’on se réjouissait de pendre, il avait pris en telle horreur ces hâbleries, que le cœur lui en tournait dès les premiers mots. Il rêvait d’un pays écarté où l’on pourrait, en dînant, causer d’autres choses que des constitutionnels, des démocrates, des septembriseurs, des acquéreurs de biens nationaux, de la droite, de la gauche, des Girondins, des Feuillants et des lois effarantes émanées sans discontinuité de l’antre où s’agitaient tant d’énergumènes. Au bout de quelques jours, le chevalier quittait Londres et se mettait en route, droit devant lui, résolu à marcher tant que la terre ne lui manquerait pas.

 

La première étape, de la capitale à Windsor, le mit en goût. Il était muni d’un passeport en règle et d’un lexique franco-anglais de tous les mots usuels. Son bagage, d’ailleurs, ne lui pesait guère, et lui-même a pris soin de consigner dans son journal de route en quoi consistait son ingénieux équipement, « pour l’instruction des futurs voyageurs à pied, » écrit-il. Dans une paire d’escarpins de bal, il avait fourré un sac à poudre fait d’un gant de femme, un rasoir, des ciseaux, un peigne, une paire de bas de soie et une culotte d’une étoffe assez légère pour n’être pas plus grosse que le poing lorsqu’elle était roulée. L’une des six poches de son habit contenait deux chemises fines, trois cravates et trois mouchoirs ; les autres recélaient le linge de rechange, les lettres, le portefeuille et un pistolet qui ne fut jamais chargé, par la bonne raison qu’il manquait de gâchette et de ressort. Marchait-il sur la route ? Il nouait, pour s’alléger, tous ces objets dans un mouchoir qu’il portait sur l’épaule, au bout de sa canne à épée, à l’extrémité de laquelle était adapté un parapluie. Approchait-il de quelque ville ? Il replaçait le tout dans ses poches et flânait par les rues, la canne à la main. Était-il invité par quelque particulier d’importance chez qui lui donnaient accès sa bonne mine et son nom français ? En un instant il se transformait et se présentait au salon avec des bas de soie blancs, de la poudre, et tout aussi pimpant que s’il avait voyagé pourvu d’un bagage considérable et dans une bonne voiture.

Comme il n’est pas encore « entraîné », il ne dédaigne point parfois le coche public, et c’est sur l’impériale d’une diligence qu’il gagne Oxford, d’où il se dirige vers Blenheim, puis vers Bath. Mais bientôt il se fatigue de ce genre trop facile de locomotion et décide que, puisqu’il est originaire d’un pays qui vient de conquérir sa liberté, il se soustraira à toute tyrannie et « n’aura plus désormais d’obligation à d’autres qu’à ses jambes » pour effectuer à loisir sa fantaisiste pérégrination.

L’homme de génie inconnu qui, le premier, imagina, il y a bien longtemps, de glisser quelques rouleaux de bois sous un fardeau que ses efforts ne parvenaient pas à déplacer, doit être à coup sûr compté au nombre des plus illustres bienfaiteurs de notre pauvre monde. Il venait de créer la roue, jouet merveilleux pour lequel, après tant et tant de siècles, l’inconstante humanité témoigne encore d’un engouement qui n’est point près de se lasser. Certes, l’invention n’était là qu’en germe ; on dut attendre que d’autres inspirés s’appliquassent à la perfectionner. Des centaines et des milliers d’années séparent le rugueux rondin sur quoi roula le chariot initial, des disques d’acier matelassé qui font légères comme l’oiseau nos pesantes autos : mais ce qui frappe, en cette attachante succession de transformations progressives, c’est le souci constant et tenace de découvrir des moyens de se mouvoir toujours plus rapides et plus confortables, et le dédain manifeste du plus salutaire et du plus naturel de tous les sports : la marche. Bien avant l’âge des chemins de fer, d’où l’on peut dater les premiers symptômes de la contagieuse frénésie de roulement dont l’espèce humaine est aujourd’hui atteinte, les hommes avaient déjà renoncé à faire usage de leurs jambes. À lire les mémorialistes du XVIIIe siècle, on constate que nos ancêtres de ce temps-là n’étaient point du tout sédentaires : on les voit toujours sur les routes ; beaucoup sont en voiture, le plus grand nombre à cheval,… mais personne ne va à pied, si l’on excepte les vagabonds, les mendiants et quelques originaux désireux de se singulariser. Un honnête homme se serait cru déshonoré en cheminant comme un sans-asile, et il fallut attendre l’époque romantique pour rencontrer des poètes ou des peintres touristes, en quête de beaux sites, bravant, sac au dos, le vieux préjugé des bourgeois, pleins de méfiance contre le piéton.

C’est en quoi le chevalier de La Tocnaye fut vraiment un précurseur. Sans aucune prétention de se poser en initiateur, puisque, de son propre aveu, il ne cherche, en imitant le Juif Errant, qu’à échapper aux doléances et aux récriminations des émigrés, ses frères en infortune, il demeure cependant un modèle que notre Touring-Club devait inscrire dans la généalogie de ses ancêtres : il est courageux, tenace et plein d’entrain. Le voilà à Chester, à Liverpool, à Manchester, dans le pays du charbon et des fabriques où tout, jusqu’au ciel, est noir de suie. Dès qu’il a franchi, marchant toujours, la frontière de l’Écosse, ce pays pittoresque, qu’il découvre, le ravit. Il se croit revenu dans sa Bretagne aux mœurs simples ; comme à Plougastel et à Lesneven, les femmes portent le corsage de soie, les hommes soufflent dans des musettes ; on danse aux jours de fête sous les vieux chênes, on chante en « gaëlic », qui est presque le breton, et le chevalier errant s’émeut en retrouvant chez les paysans du Forth une sorte de parenté mystérieuse avec ses compatriotes du continent.

« De tous les peuples que j’ai connus, aucun ne m’a paru plus estimable, » déclarera-t-il.

Et il se plaît si bien dans cette Bretagne anglaise, qu’il s’installe à Édimbourg afin d’y reprendre haleine et d’y renouveler son rudimentaire équipement.

Quelque bien garnie qu’eût été sa bourse au début de l’expédition, il voit cependant, à force d’y puiser, diminuer sensiblement le nombre de ses louis d’or et de ses guinées. Comme il ne veut rien solliciter et n’a, d’ailleurs, rien à attendre de ses confrères en proscription, il juge élégant de n’être redevable qu’au voyage, et, durant son séjour à Édimbourg, il écrit le récit de sa déjà longue randonnée, rédigeant ses impressions de route, sous le titre alléchant de Promenades dans la Grande-Bretagne. Le livre terminé, il le présente à un éditeur, qui s’offre à le publier et le lui paie un bon prix.

Il paraît que, en ce temps-là, le métier d’écrivain était lucratif, ce qui prouve combien les mœurs les plus respectables se sont malencontreusement modifiées au cours du dernier siècle.

La Tocnaye s’est fait des amis à Édimbourg ; on s’intéresse à ce Français courageux, qui ne se lamente jamais, ne mendie pas, n’a point de dettes et n’attend pas, en poussant des soupirs et en levant les yeux au ciel, qu’un miracle, ajourné de mois en mois, le rétablisse dans sa fortune et ses privilèges abolis. Sur ces recommandations, le livre a du succès, l’auteur est fêté, reçu avec honneur, presque célèbre et, durant toute l’année qu’il passe dans la capitale de l’Écosse, il est comblé de prévenances et accablé d’invitations. Si bien qu’il reprit goût à la vie mondaine et crut terminée sa carrière de voyageur. Il avait quitté Londres depuis plus de deux ans ; il était temps de regagner la grande ville afin d’apprendre où en était la Révolution française et de savoir si, à force de vœux, les émigrés n’avaient point hâté la Restauration tant désirée. Il prit donc passage sur un bateau servant au transport des saumons vivants et, après quelques jours d’heureuse traversée, débarqua aux quais de la Tamise, bien persuadé de retrouver la société française de Londres, sinon assagie par le long exil, du moins un peu guérie de ses trépidantes illusions. Horreur. On est à l’automne de 1795, et plus que jamais l’émigration déraisonne ; on vient d’apprendre le désastre de Quiberon, et, depuis la demeure des princes jusqu’aux taudis où ravaudent leurs vieilles toilettes les belles marquises de Versailles et des Tuileries, tout le monde trépigne du désir de la vengeance. Cette fois, c’est bien résolu, on va se jeter en masse sur les côtes de Bretagne et de Vendée, et on exterminera, jusqu’au dernier, les sans-culottes.

Ce qu’entendant, déjà La Tocnaye a bouclé son bagage. Il a rajeuni son sac à poudre, reprisé ses bas de soie, ressemelé ses souliers de marche, et, sa canne-épée-parasol à l’épaule, il est en quête de nouvelles explorations. C’est vers l’Irlande qu’il se dirige ; il passe le canal Saint-Georges, arrive à Dublin et s’enfonce dans l’intérieur du pays. Quelle malencontre ! L’Irlande est en pleine révolution. Il y a des émeutes tous les jours, des incendies toutes les nuits, des figures « patibulaires » à tous les coins de rues ; les gens qu’on rencontre ont la mine épouvantée ou menaçante ; les cultivateurs négligent la terre, les ouvriers se croisent les bras, seules les potences ne chôment guère, et, après quelques semaines de ce lamentable spectacle, l’émigré nantais considère que ce n’est point la peine d’avoir quitté la France et fui ses troubles populaires pour assister à pire dans cette île condamnée à la perpétuelle insurrection… Excellente occasion de franchir le canal du Nord et de se réfugier dans la douce Écosse, dont la proverbiale hospitalité lui a laissé de si doux souvenirs.

À peine à terre, il reprend sa bonne vie nomade, « sa promenade sans provisions, sans soucis, sans autres effets que ce que ses poches peuvent contenir. » À Édimbourg, où il retrouve sa vogue, il publie un second volume traitant des Causes de la Révolution française, livre assez médiocre sur un sujet déjà trop rebattu. Il est vrai que le but de l’auteur, en produisant ces banales considérations, n’était point d’éclairer les peuples ni de les mettre en garde contre les dangers des bouleversements sociaux, mais bien plutôt de garnir sa bourse avant de se lancer dans l’inconnu. Car il a fait serment de marcher droit devant soi, jusqu’à ce que la terre lui manque. Or la terre lui manque. À force de pérégriner dans les îles anglaises, il les a parcourues en tous sens ; elles ne lui offrent que du déjà vu. D’ailleurs, à s’y attarder, il risquerait de s’y enliser dans l’odieuse politique. L’un des frères de Louis XVI vient de s’installer à Holyrood, aux portes d’Édimbourg, et une partie de l’émigration l’y a suivi, la plus aigre, la plus désemparée, la plus perdue de dettes. Il n’est que temps de fuir…

Voilà le chevalier de La Tocnaye embarqué à destination de la Suède. Il touche terre à Göteborg, et, après quelque repos, toujours les bras ballants et sa houppette à poudre dans sa poche, il s’enfonce, en promeneur, dans l’intérieur de ce pays ignoré. Il n’a pour armes que son vieux pistolet sans gâchette et la courte épée que recèle le parapluie porté en sautoir ; il n’est pas bien certain que cet arsenal sera suffisant, car, dès ses premiers pas, certains indices lui donnent à croire que la contrée, presque inexplorée à cette époque par les voyageurs et dans laquelle il se hasarde témérairement, ne doit pas être des plus sûres. N’a-t-il pas remarqué que les nombreux gardiens de nuit circulant dans les rues de Göteborg, où, toutes les demi-heures, à chaque carrefour, ils poussent des cris pour avertir les habitants qu’ils peuvent dormir en paix, sont armés non seulement d’un porte-voix et d’une crécelle, mais encore d’une hache et d’un terrible croc, au moyen duquel ils peuvent saisir à distance, et sans être exposés aux coups, les malfaiteurs noctambules. Ceci donne à réfléchir ; les populations à la sûreté desquelles veillent ces gardes municipaux sont donc bien redoutables ! Et La Tocnaye entrevoit, non sans quelque inquiétude, les aventures désagréables qui le guettent dans ce pays mystérieux dont il ignore totalement et la langue et les mœurs, où il ne connaît personne, où il peut être supprimé sans que nul s’inquiète de son sort et songe seulement à s’étonner de sa disparition.

 

Au bout de deux ou trois étapes, il est, du reste, complètement rassuré. Jamais encore il n’a rencontré gens plus accueillants, plus sobres et plus honnêtes. On le regarde un peu comme une curiosité, c’est vrai ; même il constate que son passage dans les villages suscite un ébahissement non dissimulé : quel peut être cet original, qui n’est porteur d’aucun bagage, qui a l’air d’un désœuvré et dont le langage et l’attitude révèlent pourtant un étranger venu de très loin ? Son habit léger et de bonne coupe, ses bas bien tirés, l’élégance de sa tenue indiquent un citadin aisé. Pourquoi dédaigne-t-il la chaise de poste ou la carriole ? Où va-t-il ainsi, sans havresac et sans portemanteau ? Compte-t-il, en cet équipage, affronter l’hiver déjà menaçant ? Est-ce un homme que des brigands ont dévalisé ? Est-ce un naufragé ? A-t-il fait un pari ou un vœu ? Mais non, c’est un Français, et tout s’explique ; cette crânerie, cette incurie, cette insouciance, cette bravade ou cette méconnaissance de tous les usages se trouvent justifiées par ce seul mot, chacun sachant que les Français ne font rien comme les autres, et s’embarquent à la légère dans les escapades les plus périlleuses. Celui-ci doit être quelque Parisien qui sera sorti, après son déjeuner, pour prendre l’air, et qui aura oublié de rentrer chez lui.

Partout on fête cet aventureux. Comme il ne cache à personne son projet de parcourir toute la péninsule scandinave et de pousser même sa promenade jusqu’aux confins de la Laponie, on s’émerveille de son audace. Les rares voyageurs anglais ou allemands qui ont entrepris cette exploration étaient emmitouflés de fourrures, accompagnés de guides, bourrés de recommandations et suivis d’un fourgon de bagages ; mais s’y risquer ainsi, le chapeau sur l’oreille, les mains dans les poches, c’est ce qui ne s’est jamais vu. Il expose allègrement son cas : il ne peut rentrer dans son pays ; pourquoi se fixerait-il ailleurs ? Son but n’est que de passer son temps le mieux possible, en attendant des jours meilleurs. On s’intéresse à lui ; il est invité chez des notables, désireux d’héberger cet excentrique dont on parle beaucoup. Il pénètre ainsi dans des intérieurs bourgeois, dont le formalisme l’amuse. Il fait son profit de tout ; d’ailleurs le pays est si beau.

Par les rapides de Trolhattan, les immenses forêts de la Gothie, le lac Vettern, il se dirige à petites journées vers Stockholm. Les lettres de présentation dont on se plaît à le munir lui ouvrent de proche en proche les portes des presbytères et des manoirs ; partout on reçoit avec égard ce jeune homme de bonne mine et toujours de belle humeur. Il en arrive à regretter que les jours soient trop courts et les dîners trop prolongés ; il lui faut demeurer patiemment plusieurs heures à table, ce qui met à l’épreuve sa naturelle impatience, en dépit de la pieuse coutume qui impose aux convives, en manière d’entremets, de longs entractes consacrés à une prière ou à une méditation.

On n’a pas la prétention de suivre ce père du footing dans son voyage à travers la Scandinavie. Ceux qu’intéresseraient particulièrement les récits de cette excursion devront se reporter aux volumes qui la relatent, encore qu’ils soient aujourd’hui à peu près introuvables et qu’on ne puisse guère les consulter que dans les exemplaires conservés par les bibliothèques publiques. Ils y sont au repos, car les lecteurs ne se les disputent pas. Mais La Tocnaye a trouvé son historiographe. M. Fernand Baldensperger lui a consacré, il y a quelques années, une très curieuse étude dans la Bibliothèque universelle de Lausanne. C’est à lui que revient l’honneur d’avoir « découvert » cet intrépide et tenace touriste, le seul peut-être de tous les Français ayant vécu à l’époque de la Révolution, qui conserva assez de sang-froid pour se désintéresser d’une catastrophe à laquelle il n’était pas en situation de remédier. M. Baldensperger a eu le courage de lire et d’analyser les récits de voyages du chevalier, courage méritoire, car ces relations sont écrites sur un ton quelque peu démodé, et les renseignements qu’on y trouve manquent, comme bien on pense, d’actualité. L’auteur est plus attachant que son œuvre, et le principal mérite de ces volumes oubliés est de nous révéler certains traits de son caractère et de nous instruire, sans omission, de son long itinéraire.

Il visite donc Stockholm, qui l’enchante. Le roi Gustave IV fait accueil à ce voyageur intrépide et l’engage à se diriger vers les provinces septentrionales de la Suède. L’hiver est venu, normal pour un Scandinave, mais déconcertant pour un Breton ; les canaux de la ville, les bassins du port, la mer elle-même, tout est gelé. C’est « la bonne saison ». La Tocnaye décide d’en profiter. Seulement, comme il se rend compte qu’il ferait assez triste figure dans les frimas de la Dalécarlie, avec ses escarpins légers, ses bas de soie et son mince habit de droguet, il s’équipe un peu plus confortablement : trois redingotes superposées et, pour braver les tourbillons, un vêtement de cuir en manière de pardessus. En route. Il y a véritable témérité à s’engager ainsi, seul, en décembre, dans ces contrées presque inabordables. Notez que l’intrépide touriste ne connaît pas la langue du pays ; il s’est formé, il est vrai, « à boire un grand coup d’eau-de-vie avant le dîner, à fumer la pipe suivant l’occasion, et à répondre ja so à toutes les questions qu’on lui pose ; » une ample provision de jurons nationaux, à l’adresse des aubergistes mal complaisants, complète son vocabulaire. Comme il n’a pas d’autres armes que la lame à laquelle le manche du parapluie sert de fourreau et le pistolet déjà décrit, lequel n’est jamais chargé, et pour cause, le touriste, dans les circonstances graves, simulera une grande exaltation, sortira ce pistolet de sa poche et le tiendra à la main en gesticulant furieusement ; cette pantomime suffira à maintenir à distance les malintentionnés. Et, le lac Mälar traversé sur la glace, La Tocnaye poursuit vers le Nord. Les chemins sont à ce point impraticable à la marche, qu’il faut parfois louer un traîneau ou l’une de ces légères carrioles du pays qui passent partout et versent à chaque tournant. Un jour, la neige est si haute qu’il ne voit plus, de son cheval, que les deux oreilles émergeant de la plaine blanche. Lui-même est tiré de là, transformé en sorbet. Il se réfugie chez de pauvres gens, dispose sur le grabat qui lui est offert tous ses vêtements, toutes les couvertures et toutes les fourrures de la maison, « les meubles mêmes : » ce qui ne l’empêche pas de passer la nuit à claquer des dents et à attendre la congestion que lui présage l’insensibilité de la peau de son crâne, « raide comme un glaçon et sans élasticité. »

Ces inconvénients n’enlèvent rien à sa belle humeur. Tout est nouveau pour lui, il s’amuse de tout, des avalanches qui le bousculent, des chutes où il se meurtrit, de la bise qui le cingle, et il n’arrête pas de noter consciencieusement ses impressions. Au reste, pas même un rhume. Quoiqu’il soit dès le matin « mouillé jusqu’à la peau », et tous les soirs transi, fourbu, harassé, époumoné et courbatu, il engraisse à vue d’œil, tant son plaisir est intense et journellement renouvelé.

« J’avais mis les peines et les soucis entièrement de côté, écrit-il ; mon bagage en sautoir ou dans ma poche, j’allais, je courais, j’examinais… Le monde semblait m’appartenir. »

C’est ainsi que, « profitant » de l’hiver, il s’avança jusqu’au lac Sungun, où, seul être vivant dans des solitudes désolées, il put contempler le pays le plus sauvage de l’Europe, « des bois de sapins qu’on voit se prolonger à des distances prodigieuses, sans la moindre apparence d’habitation. » Il était là aux confins du pays des Lapons, où, en janvier, le jour se montre à peine, et il fallait qu’il eût amassé une forte provision de jovialité pour ne rien perdre de son entrain en de tels décors, baignés d’une nuit presque sans entracte.

 

Quelques jours de marche encore, et le voici dans la Norvège septentrionale. Il redescendra, le long de la côte, par Bergen, et c’est dans ce parcours neigeux qu’il découvrira le ski. Écoutez la première description qui fut faite, en français, de cet appareil aujourd’hui universellement répandu dans tous les centres de sports hivernaux :

« Il consiste, relate La Tocnaye, en de longs patins de bois au moyen desquels les Lapons montent et descendent les montagnes avec une vitesse prodigieuse. Un de ces patins a huit pieds de long, l’autre quatre. Les habitants des Alpes, de la Suisse, de l’Allemagne et même de la France, pourraient aussi en faire un usage très avantageux. »

Décidément notre touriste fut un initiateur.

Un accident, – le premier qui lui advint, – suffit à calmer son humeur nomade. Dans la vallée de l’Ongernan, la carriole sur laquelle il était juché tourna court… et versa. On releva La Tocnaye blessé ; l’un de ses genoux était déboîté. Il fut transporté dans la maison d’un pasteur qui, sans charitable enthousiasme, dut, en raison de son ministère, recevoir cet étranger qui en avait bien pour deux mois de lit. Le pauvre Français fut placé dans une chambre dont les murs étaient ornés de quelques gravures. Durant ses longues heures de fièvre, il regardait ces images sans les voir ; une d’elles cependant attirait particulièrement son attention ; il lui semblait « qu’elle l’appelait », qu’elle lui était, depuis longtemps, familière. Un jour que sa fièvre était un peu tombée, il s’appliqua à lire, du fond de son lit, la légende inscrite dans la marge de cette estampe attirante : Vue du port de Nantes. Nantes ! Son pays natal ! La ville qu’habitaient ses parents !

« Ah ! dit-il, quand quelque grand malheur nous arrive, il n’est pas besoin d’un tableau pour que nos idées s’arrêtent sur notre patrie ; mais la circonstance était bien extraordinaire ; le port de Nantes, et j’étais au bout du monde. »

Voilà que, pendant les six semaines que dure sa convalescence, l’éclopé ne cesse d’avoir devant les yeux cet aspect du coin familial où s’est écoulée son enfance. Quelle révolution s’opère en son esprit ! Quelle nostalgie succède tout à coup au prurit de vagabondage qui l’a, depuis huit ans, mobilisé ! Il semble que, de ce jour-là, d’autres désirs le sollicitent ; le charme des continuels déplacements paraît pour lui aboli. Pour la première fois il se révèle sensible aux attraits de la vie sédentaire et, sur son carnet de route, il trace cette mélancolique réflexion :

« Si jamais je me trouve posséder un chez moi, puissé-je le perdre encore si j’en voyage assez loin pour en voir disparaître les cheminées ! »

Dès qu’il est debout, pourtant, il ne se sent pas complètement « corrigé ». C’est en flânant qu’il regagne Göteborg, où il rentre après une randonnée de dix-huit mois. Il veut explorer encore le sud du pays, revoir Stockholm, et peut-être n’y revient-il que dans l’espoir d’être renseigné sur les événements survenus en France. Il y a si longtemps qu’il n’a entendu parler politique. Cela lui manque maintenant ; car, il faut le dire, on s’occupait peu des Jacobins ou des Perruques blondes, des muscadins et des merveilleuses, chez les paysans de la Dalécarlie et dans les forêts du lac Sungun. Il est curieux de connaître les péripéties du drame dont il n’a vu que le lever de rideau, négligeant volontairement d’assister au reste de la pièce ou même d’en lire un compte rendu.

Or la pièce a duré longtemps. On est dans la première année du XIXe siècle, et il a pu se passer bien des choses sur le théâtre du monde, depuis que La Tocnaye a quitté sa stalle. Il s’est passé bien des choses, en effet. Un certain Bonaparte, surgi de la tempête, a mis le holà et réconcilié les combattants. Il règne maintenant sur la France, qu’il s’efforce à pacifier. Il a rouvert aux émigrés les portes du pays ; et l’on est bien à l’heure que s’était fixée l’officier breton, lorsqu’il se promettait de se désintéresser des luttes politiques tant que les Français n’auraient pas recouvré la raison. Le cœur léger, il se remet en route, mais vers sa patrie qu’il a fuie durant tant d’années. Comme il a besoin de « se refaire », et qu’il ne veut pas rentrer en gueux sous le toit paternel, il s’arrête durant quatre mois à Copenhague, y publie un volume encore, remplit sa bourse amaigrie par le long voyage aux pays du Nord, et, d’une traite, gagne Hambourg, Cologne, traverse Bruxelles, arrive à Paris et court vers Nantes. Son père et deux de ses frères étaient morts ; sa mère, son frère cadet et sa sœur habitaient encore la maison de famille. Il s’y fixa et ne la quitta plus.

On le retrouve, en 1807, membre de la Société des sciences et des arts de son département. La Restauration fit de lui un conseiller d’arrondissement, et si l’on est curieux de savoir avec quel souci du vrai mérite étaient, à cette époque lointaine, distribuées les récompenses nationales, il suffit de feuilleter les listes des gentilshommes décorés par Louis XVIII pour services rendus à la cause royale pendant la Révolution. On y trouve le nom du chevalier de La Tocnaye, décoré de la croix de Saint-Louis, pour avoir combattu sans discontinuité, à l’armée des Princes, de 1792 à 1798 !