L’aventure de M. de Tromelin

C’était un gentilhomme breton, sous-lieutenant au régiment de Limousin et qui, émigré en 1792, avait fait, à l’armée des princes proscrits, toutes les campagnes du Rhin et de l’Ouest. Brave et aventureux comme les Français l’étaient alors, il avait échappé, par miracle, aux exécutions en masse des vaincus de Quiberon, avait profité d’un moment de répit pour se marier et s’était réfugié à Londres, où il vivait, très maigrement, de quelques leçons de dessin.

Tout émigré pris sur le territoire de la République était, par ce seul fait, condamné à mort, sans sursis ni grâce possibles. Le comte de Tromelin ne pouvait donc, sans risquer sa tête, débarquer en France ; mais, comme il s’ennuyait à Londres, il se fit présenter à sir Sydney Smith, le commodore de l’escadre anglaise croisant en vue des côtes de Normandie. Sydney Smith prit le gentilhomme en affection et lui offrit, pour le distraire, de l’emmener à son bord au cours de la campagne de 1796.

Sir Sydney Smith était, à cette époque, le marin le plus fameux de toute l’Angleterre et passait pour l’ennemi le plus acharné de la Révolution française. Il cabotait des chouans en armes à la barbe des douaniers, cueillait sur les côtes les royalistes fugitifs, opérait le transit des conspirateurs entre l’Angleterre et la France, et passait les correspondances interdites avec autant et plus de régularité qu’un simple facteur. On tenait pour assuré qu’il avait ordonné l’incendie de Toulon, et, comme les navires qui lui donnaient la chasse semblaient voués à quelque désastre : tempête, échouage, explosion de sainte-barbe ; comme sa péniche amirale, le Diamond, était insaisissable et se montrait un soir au large des îles Saint-Marcouf pour se retrouver, à l’aube du lendemain, devant Dieppe, les marins de la République en arrivaient à se persuader que l’amiral anglais était le diable en personne. Son renom, son audace et sa chance lui avaient valu, de ce côté-ci du détroit, les sobriquets de Milord Fantôme ou du Lion de la mer. C’était, au demeurant, un parfait gentleman, fin, lettré, spirituel, un peu hautain et d’une loyauté proverbiale.

M. de Tromelin vivait donc agréablement à bord du Diamond, en simple amateur que la chasse de mer amuse ; mais, dans la nuit du 18 au 19 avril 1796, son hôte, voulant lui donner le spectacle d’un exploit à sensation, cingla témérairement, escorté d’une flottille de cinq ou six canonnières, vers la rade du Havre, accosta la frégate française Vengeur, qui s’y trouvait mouillée en vue des côtes, s’empara du vaisseau et filait avec sa prise vers un port anglais, quand une saute de vent et la marée montante le poussèrent en Seine. Quelques chaloupes républicaines et le lougre Renard sortirent du port et se lancèrent à sa poursuite. Une corvette, commandée par le capitaine Le Loup, atteignit la péniche de Sydney Smith ; l’équipage sauta à l’abordage… Le Lion de la mer était pris !

L’événement n’allait pas sans quelque désagrément pour le commodore, non plus que pour les officiers et les marins de son équipage ; mais le pire qu’ils risquaient était d’être expédiés, comme prisonniers de guerre, pour un temps plus ou moins long, dans quelque forteresse française. Ils devraient, là, attendre, sous la sauvegarde du « droit des gens », la conclusion de la paix. Mais il en était tout autrement de Tromelin. Gentilhomme émigré, capturé à bord d’un vaisseau de guerre ennemi, sa situation était nette : il allait être fusillé ou guillotiné dans les vingt-quatre heures, sur la seule constatation de son identité. Aussi, dans les rapides instants qui s’écoulèrent entre l’abordage et l’irruption sur sa péniche des marins français, Sydney Smith réunit son équipage pour un dernier mot d’ordre :

« M. de Tromelin va passer pour mon domestique.

— Mais il connaît à peine quelques mots d’anglais.

— Soit, il sera Canadien et s’appellera John Bromley. »

À ce moment, le capitaine Le Loup enjambait le bastingage du navire. Sydney Smith lui rendait son épée et lui présentait ses officiers ; tout l’équipage était déclaré prisonnier, le pavillon anglais amené. Quant à John, à peine nommé, en personnage de très minime importance, il était déjà dans la cabine, occupé à garnir un portemanteau des effets de « son maître ». Personne ne fit attention à lui, et quand, avec les cuisiniers et les mousses, il émergea de l’entrepont, portant la valise, le bateau entrait dans le port du Havre.

C’était à l’aube du 19 avril. Toute la population de la ville s’était massée sur les jetées, et dès qu’on aperçut Milord Fantôme, un formidable « Vive la République ! » s’éleva de la foule. Sydney Smith se conduisit en gentleman ; il salua poliment, répondit par de correctes inclinaisons de tête aux bravos un peu ironiques qui l’accueillaient sur le chemin de l’hôtel qu’on lui donna pour résidence, se déclara très satisfait du hasard qui lui réservait un séjour en France, assura qu’il ne regrettait pas le mauvais succès de sa « partie de chasse » et qu’il trouvait de l’amusement dans la nouveauté de sa situation. Toutes les curiosités allaient à lui d’abord, à son secrétaire, le capitaine Wright, et aux officiers de son état-major ; ses marins étaient, naturellement, moins regardés. Quant à « son domestique », il passa tout à fait inaperçu ; c’est à peine si quelques amateurs de minuties remarquèrent l’empressement et le dévouement que ce garçon, bien tourné, témoignait à son maître, lequel, il faut le dire, le traitait, pour plus de vraisemblance, avec quelque dureté. Pas un des Anglais qui connaissaient sa situation, et qu’une dure captivité attendait, n’acheta par une délation la faveur d’une amélioration de régime ; le suprême mot d’ordre du commodore fut religieusement respecté par tous, et John, se voyant, dès la première heure, si peu surveillé, se demanda s’il ne devait pas profiter de l’indifférence générale pour s’échapper et gagner la Basse-Normandie, où il trouverait facilement à s’embarquer pour Jersey. Il n’en fit rien cependant, et, à le connaître, on jugera qu’il s’amusait peut-être, tout le premier, de l’aventure et que ce pittoresque chapitre, ajouté au feuilleton de sa vie, lui procurait plus de plaisir que d’inquiétude.

Le soir même, on signifiait à Sydney Smith qu’il allait être, avec son secrétaire Wright, transféré à Paris. Tous deux montèrent, accompagnés d’un brigadier de gendarmerie, dans une chaise de poste qui, entourée d’un détachement de cavalerie, s’éloigna, au grand trot des chevaux, sur la route de Rouen. John, dont personne ne s’occupa, s’était installé sur le siège. Aux relais, il entrait en familiarité avec les palefreniers que mettait en gaieté l’air ahuri du Canadien, très intéressé par ce premier voyage à travers la France ; sa mine « exotique » réjouissait les servantes d’auberge ; son baragouin, volontairement incompréhensible, faisait la joie des postillons, et, charitablement, ils s’ingéniaient à instruire ce brave garçon des premiers éléments de la langue française. C’est dire que Tromelin jouait son rôle en comédien consommé ; et comme, jadis, il avait eu, lui aussi, des domestiques, il n’avait qu’à se souvenir de leurs défauts pour être un parfait serviteur. Sydney Smith déclarait, – sans mentir, – que jamais il n’avait eu pareil valet de chambre. John prévenait ses moindres désirs et le servait avec une sollicitude attendrissante. La brusquerie du commodore et quelques coups de pied qu’il décochait, devant témoins, à Tromelin, n’altéraient pas la déférence de celui-ci et ajoutaient à l’air de vérité de la comédie.

Après un court séjour à Rouen, Sydney Smith, le capitaine Wright et John Bromley arrivèrent à Paris dans les premiers jours de mai. On les déposa à la prison de l’Abbaye, où ils restèrent six semaines, au bout desquelles ils furent écroués à la Tour du Temple.

 

Le sinistre donjon, fameux dans le monde entier par la captivité de la famille royale, était, en 1796, la prison d’État réservée aux détenus de marque. Elle était gardée comme une forteresse en temps de siège, ce qui n’empêchait pas les prisonniers de communiquer avec l’extérieur. C’est un axiome reconnu en matière d’administration pénitentiaire que, plus la surveillance d’une geôle est active, plus est stimulée l’ingéniosité des surveillés et celle de leurs amis du dehors. Les abords de la Tour du Temple se trouvaient donc, depuis longtemps, machinés comme un théâtre d’escamoteur, et Sydney Smith, qui connaissait les légendes du vieux donjon, ne fut qu’à demi étonné quand, dès le premier soir de sa détention, comme il prenait le frais derrière ses barreaux, il aperçut une lueur étrange à une fenêtre ouverte, au troisième étage d’une maison de la rue de la Corderie qui dominait le préau de la prison.

Des ombres passaient et repassaient dans la chambre. Bientôt, sur un drap tendu au fond de la pièce, apparurent, projetées par une lanterne magique, des lettres dont la succession formait des mots. Cette télégraphie, qui, paraît-il, fonctionnait depuis trois ans, ne pouvait être aperçue des étages bas de la Tour, où se tenaient les gardiens, et moins encore du logement de Lasne, le concierge chef, situé fort loin de là, sur la rue du Temple. Ce stratagème était de l’invention d’une dame royaliste, Mme Launoy, qui, demeurant rue de la Corderie avec ses trois filles, avait imaginé ce moyen de correspondre avec les prisonniers.

Le commodore et son fidèle John apprirent ainsi que, à la nouvelle de l’arrestation de son mari, la jeune Mme de Tromelin était accourue à Paris et s’était logée dans la maison même dont Mme Launoy occupait le troisième étage ; les signaux apprenaient en outre que des amis concertaient une évasion, et que le commodore devait se tenir prêt à tout événement.

Mais le plus urgent était de délivrer le pauvre John, que pouvait perdre une reconnaissance fortuite, une rencontre, le geste d’étonnement d’un de ses anciens compagnons d’armes au régiment de Limousin ou ailleurs. Sa vie était, à vrai dire, à la merci du plus banal hasard ; d’autant plus que les abords de la Tour du Temple étaient le rendez-vous de tous les mouchards de Paris, flairant que là se trouvait le quartier général des conspirateurs, et que la besogne s’y présentait lucrative. De ces incessants périls, John ne prenait nul souci ; sa bonne humeur et sa placidité n’en étaient pas altérées. Tout le monde, au Temple, prenait en pitié ce pauvre garçon qui, par pur dévouement, partageait la captivité de son maître. Captivité pour lui très relative, d’ailleurs, car, n’étant pas un personnage d’importance, il lui était loisible de circuler à son gré. Certain même que, sans ressources pécuniaires, sans relations dans Paris, ignorant nos usages et notre langue, cet étranger ne pourrait aller bien loin, Lasne, le soupçonneux concierge, tolérait qu’il sortît en ville. Chacun se plaisait à le charger, moyennant pourboire, de commissions pour le dehors, dont il s’acquittait en conscience ; il rentrait exactement à l’heure qui lui était fixée, et comme il buvait tous ses petits profits avec les guichetiers, il ne comptait au Temple que des amis.

Les policiers, postés en faction dans les rues voisines, s’étaient bien avisés, tout d’abord, des fréquentes excursions du domestique de Sydney Smith. Ils avaient suivi ses pas à distance et épié ses démarches. Mais ils s’étaient bientôt convaincus que John ne pensait pas à mal. Chaque jour, après avoir terminé ses courses dans le quartier, il allait, de son pas tranquille, jusqu’à la rue de la Corderie, entrait là dans une maison à trois étages où il était reçu par une dame avec laquelle il s’enfermait souvent pendant plusieurs heures. Mais de ceci encore les mouchards ne s’étonnaient pas, tout le monde sachant dans le quartier que cette dame était une Anglaise fort liée avec Sydney Smith ; et l’on jugeait tout naturel que celui-ci correspondît, par l’intermédiaire de son valet de chambre, avec son amie éplorée.

Cette « dame anglaise » n’était autre, on le pense bien, que la comtesse de Tromelin, et les deux époux, grâce à la complicité inconsciente de toute la garde de la prison et de tous les mouchards du ministère de la police, passaient ainsi ensemble le meilleur de leur temps. Ils ne se réunissaient pas seulement pour le plaisir ; Mme de Tromelin n’avait pas abandonné son projet d’évasion et elle ne perdait pas un jour. Quelques anciens compagnons d’armes de son mari l’aidaient activement : c’étaient Phélippeaux, le chef hardi de la « Vendée Sancerroise » ; Hyde de Neuville, le téméraire conspirateur dont la tête était mise à prix ; Boisgirard, d’une excellente famille, très royaliste, de Bourges, et qui n’avait rien trouvé de plus ingénieux, pour échapper aux tracasseries de la police, que de s’engager comme danseur à l’Opéra ; d’autres encore. La comtesse de Tromelin ayant loué un rez-de-chaussée vacant dans une maison contiguë à l’enceinte du Temple, ses complices s’assurèrent que la cave de l’immeuble s’étendait sous le préau de la prison et, courageusement, ils entreprirent de percer un souterrain assez large pour donner passage à un homme, et dont la longueur, d’après les calculs, n’excéderait pas douze pieds. Un dernier coup de pioche devait ouvrir le sol du préau. Sydney Smith, Wright et Tromelin se jetteraient dans l’excavation, et, guidés par leurs amis, s’éloigneraient par la rue de la Corderie avant que le poste de la grande porte du Temple fût avisé de l’évasion.

Ce hasardeux projet fut mené secrètement jusqu’à l’heure fixée pour sa réalisation. Tout était combiné et, dans les premiers jours de juillet 1797, les détenus se tenaient prêts à fuir. Un maçon, engagé par la comtesse de Tromelin, et qui comprit à demi-mot de quoi il s’agissait, fut chargé d’ouvrir la brèche… Mais, à son premier coup de pic, une masse énorme de terre et de pavés s’écroule, toute la cour du Temple apparaît, un factionnaire s’engouffre dans l’excavation et disparaît comme par une trappe, non pourtant sans avoir jeté un cri d’alarme. Le poste court aux armes ; les libérateurs, déçus, ont déjà pris la fuite, et quand la garde, obligée à un long détour, envahit leur logis, elle n’y trouve plus que des malles remplies de bûches de bois, des meubles sans valeur et quelques hardes que personne, comme bien on pense, ne se risqua à réclamer.

 

Cette tentative éveilla enfin les soupçons. L’ordre vint, du bureau central, de resserrer la captivité du commodore, et, pour mettre fin à ses communications avec le dehors, on lui signifia qu’il eût à se priver des services de son domestique ; le ministre se décidait à renvoyer celui-ci en Angleterre.

Ce fut un deuil dans toute la prison. L’honnête John y comptait bien des sympathies ; on se répétait ses naïvetés, on s’amusait de ses bévues, on s’intéressait à ses progrès dans la langue française, « qu’il commençait à écorcher très passablement. » Le brave domestique n’était ni susceptible ni « regardant » ; il traitait tous les surveillants en camarades ; même il courtisait la fille de l’un d’eux et ne cachait pas qu’il la demanderait en mariage dès qu’il aurait trouvé une place honnête dans quelque bonne maison de Paris.

Il fallait quitter tout cela, renoncer à ces rêves d’avenir, et le désespoir de John fut grand lorsque, le 8 juillet 1797, le brigadier de gendarmerie Dumaltera, escorté d’un de ses hommes, se présenta au Temple pour exécuter l’arrêt du Directoire. Les adieux furent déchirants. L’excellent serviteur se précipita en pleurant sur les mains que lui tendait son maître ; il les couvrit de baisers, jurant qu’il ne l’oublierait jamais et protestant, devant les geôliers attendris, qu’il risquerait tout pour le tirer de sa prison. Sydney Smith demeura très digne ; il remercia le dévoué garçon de ses services, lui vida sa bourse dans les mains, le chargea de commissions pour sa famille et lui remit un élogieux certificat, afin qu’il pût se placer honorablement dès qu’il serait rentré en Angleterre.

Enfin John, tout en larmes, se rendit aux gendarmes attendris, et, une heure plus tard, le brigadier Dumaltera, afin de rassurer le ministre, libellait ce certificat :

« Ce jourd’hui 20 messidor an V, nous, brigadier à la résidence de Paris, avons extrait de la maison du Temple John Bromley, domestique du commodore Sydney Smith, pour être conduit de brigade en brigade au port de Dunkerque et de là passer en Angleterre. »

Le voyage pour Tromelin fut charmant ; depuis bien longtemps, il n’avait déambulé en si grande sécurité ; ce proscrit, qui n’eût osé, même de nuit, se hasarder sur une route de France, ce contumace qui, naguère, lorsqu’il portait à l’armée de Vendée quelque message, était réduit à coucher dans les bois ou à ramper de broussaille en broussaille ; ce condamné à mort que le maire du plus humble village pouvait, sur le simple énoncé de son nom, livrer au bourreau, suivait, en plein jour, le grand chemin entre deux gendarmes chargés de le préserver de toute malencontre ; ces honnêtes militaires, qui l’auraient appréhendé au col s’ils eussent connu sa véritable identité, se montraient pour lui pleins d’égards. De poste en poste, ils se transmettaient l’éloge de ce bon serviteur, si désolé de quitter son maître, et dont ils appréciaient, à leur valeur, les sentiments. Ils eurent bien soin de ne le point quitter avant qu’il se fût embarqué à Dunkerque, et constatèrent dans un rapport qu’ils l’avaient vu prendre la mer. C’était le 22 juillet. Tromelin enfin était libre.

Deux jours après, il abordait l’Angleterre. Il ne fit que la traverser. Trois semaines plus tard, il était en Normandie et s’installait sous un faux nom à Caen, où Mme de Tromelin vint le rejoindre.

Les deux époux vécurent là parfaitement ignorés durant plusieurs mois. Pourtant le ministère de la police n’était pas sans nouvelles de John, – des nouvelles fausses, bien entendu. Car Sydney Smith, sachant bien que le cabinet noir du Directoire ne se faisait pas faute d’ouvrir les lettres qui lui étaient adressées d’Angleterre, avait, par Tromelin, recommandé à ses parents de l’entretenir fréquemment, dans leur correspondance, de son ancien serviteur. Ainsi la police de la République apprit que le frère du commodore reprochait ouvertement à celui-ci de s’être privé d’un si bon domestique :

« Il doit aller à Portsmouth chercher ses hardes et, de là, faire un voyage dans le pays pour voir ses amis. »

À quelque temps de là, l’oncle Edward Smith renchérissait :

« John, écrivait-il, a passé ici. L’acte de le séparer de vous ne fait pas honneur au Directoire, et j’aurais cru que la nation française respecterait davantage le malheur et le courage. Le pauvre garçon a couru chez votre mère ; il témoigne beaucoup d’empressement à porter de vos nouvelles à vos amis ; il lui est dû une année et demie de traitement comme employé à votre service. »

Ces lettres, soigneusement décachetées à Paris, puis recachetées avant d’être remises à sir Sydney Smith, eussent dissipé tous les soupçons du ministère de la police, si quelqu’un y eût conçu le moindre doute en l’authentique personnalité de John. Et cette confiance laissait à Tromelin tout le loisir de préparer l’évasion du commodore.

Rentré en France, pourvu d’un crédit illimité sur le banquier Harris, il commença par rallier ses anciens amis : Phélippeaux, Hyde de Neuville, le danseur Boisgirard, avec lesquels il se mit de nouveau en rapports. Le plan adopté était aussi hardi que simple : il suffisait de se procurer un papier à en-tête du ministère, portant la vignette et le timbre officiels. La chose, avec de l’argent, était facile. L’homme qui s’en chargea, – un espion dalmate nommé Wiscowitch, – poussa même la conscience jusqu’à fournir aux conspirateurs un de ces feuillets signé d’avance par le ministre, et dérobé sur le bureau de celui-ci. Il suffisait de transformer ce blanc-seing en un ordre de translation et de présenter cette pièce au concierge du Temple, avec un certain apparat qu’il restait à régler, – et ceci fut tout plaisir.

Le 24 avril 1798, vers 8 heures du soir, un fiacre s’arrêta devant la porte du Temple ; sur le siège, à côté du cocher, était un agent en bourgeois, coiffé d’un grand chapeau rabattu sur les yeux : c’était Tromelin. Deux militaires descendirent de la voiture ; l’un portait l’uniforme d’officier d’état-major, l’autre était vêtu en capitaine de voltigeurs : c’étaient le danseur Boisgirard et l’un de ses amis, nommé Legrand de Palluau. Dans le fiacre, assez vaste pour voiturer toute une famille, apparaissait la louche silhouette d’un policier, costume de la houppelande traditionnelle : c’était Phélippeaux.

Les deux officiers franchirent la porte et présentèrent au concierge l’ordre, signé par le ministre, de leur remettre sur-le-champ le prisonnier Sydney Smith, qui devait être, dans la nuit même, transféré à Fontainebleau. Le concierge prit copie de l’arrêt sur son livre d’écrou et ordonna aux guichetiers de faire descendre le détenu. Ils le trouvèrent occupé à lire Gil Blas. Arrivé au greffe, le commodore salua les officiers et apprit d’eux qu’on allait le transférer.

« Où me conduit-on ? demanda-t-il.

— À Fontainebleau.

— Oh ! ce n’est pas loin… Et mes affaires ? mes livres ? Vous me les enverrez, n’est-ce pas ? Ce n’est pas la peine que je les prenne avec moi ce soir. »

L’officier qui commandait le poste, – un vrai celui-là, – offrit à ses « collègues » une escorte de six hommes. Ceci pouvait tout perdre. Boisgirard s’interposa.

« Citoyen, fit-il avec un geste de théâtre, la parole suffit entre militaires. »

Puis, s’adressant à Smith :

« Commodore, vous êtes officier ; moi aussi.

Donnez-moi votre parole, et nous nous passerons d’escorte.

— Monsieur, répondit l’Anglais, je jure sur mon honneur de vous accompagner partout où vous voudrez me conduire. »

La porte s’ouvre ; on est dehors. Le prisonnier monte avec ses libérateurs dans le fiacre. La portière se referme. Tromelin, resté sur le siège, donne l’ordre au cocher d’aller bon train, et celui-ci obéit avec tant de docilité, qu’il jette son attelage dans la boutique d’une fruitière ; un enfant est renversé par l’un des chevaux. Grand émoi, attroupement, bousculade, cris :

« Arrête ! À la garde ! Chez le commissaire ! » Mais la foule qui s’amasse reste stupéfaite en voyant sauter de la voiture et s’enfuir à toutes jambes les quatre voyageurs qu’elle renferme, y compris deux officiers en grand uniforme. Le cocher est non moins ébahi en constatant que le compagnon assis près de lui sur le siège a également disparu d’un bond, après lui avoir mis dans la main un double louis d’or au lieu d’une pièce de trente sous.

Une heure plus tard, Sydney Smith était caché dans un hôtel du faubourg Saint-Germain ; le lendemain il gagnait les bois des environs de Paris et parvenait sans encombre à Rouen, où il s’embarqua avec Phélippeaux pour l’Angleterre. Tromelin retourna à Caen, où sa femme venait de le rendre père. Boisgirard et les autres restaient à Paris, et c’est alors qu’ils connurent l’angoisse. Ils s’attendaient bien, en effet, en ouvrant les journaux du lendemain, d’y lire l’audacieuse évasion de l’amiral anglais et d’apprendre que la police était, comme il convient, sur la piste des coupables. Mais aucune gazette ne faisait allusion à leur extravagant exploit. Le surlendemain, les jours suivants, même silence. Ceux des conspirateurs qui osèrent se risquer à rôder autour du Temple n’aperçurent rien d’anormal. Tout y était parfaitement tranquille, et il ne semblait pas que la prison d’État fût le théâtre d’aucune enquête. Ils en arrivaient à se demander s’ils n’avaient point rêvé, s’ils avaient véritablement mis à exécution leur téméraire projet et si Milord Fantôme était bien hors du Temple, ce dont la police ne semblait pas se douter.

Et, de fait, elle ne s’en doutait pas. Tout avait été si administrativement et si légalement conduit, qu’il fallut un hasard pour instruire le gouvernement de l’évasion du prisonnier. Huit jours plus tard, dînant avec l’un des membres du Directoire, le médecin chargé de visiter les prisonniers du Temple demanda, par hasard de causerie, si lord Smith se trouvait bien de son séjour à Fontainebleau. À Fontainebleau ! Les estafettes sont dépêchées à la police, au Temple, à la préfecture, aux ministères, et l’affaire fut ainsi divulguée, à la grande confusion des autorités de tous rangs. Le coup fut si rude pour la police du Directoire, que, humblement, elle s’avoua vaincue et ne se hasarda même pas à rechercher les coupables.

 

Tromelin profita de ce répit pour courir de nouvelles aventures. Las enfin des escapades, il s’établit, avec sa femme et ses deux enfants, dans son vieux château de Coatserho, aux portes de Morlaix. Moins d’un mois après son installation, il était arrêté et conduit à la prison de l’Abbaye. Dès ses premiers interrogatoires, se sachant couvert par l’amnistie, il raconta, sans rien cacher, toute sa vie, et c’est alors seulement, et par lui-même, que la police, – après neuf ans écoulés, – apprit que l’honnête John et le farouche Tromelin ne faisaient qu’un. L’Empereur en fut instruit ; il aimait les braves et offrit au gentilhomme détenu un grade dans son armée. Tromelin, bon Français plus encore que bon royaliste, accepta. En 1805, il recevait sa commission de capitaine ; quatre ans plus tard, il était nommé colonel, chef d’état-major de la Grande Armée, et à l’époque de Waterloo, général commandant une division, qui resta la dernière sur le champ de bataille.