Le 3 février 1814, Napoléon entrait à Troyes. Il avait été l’avant-veille battu à la Rothière. On le vit traverser la ville, précédé de ses chasseurs, suivi d’un groupe d’aides de camp aux mines sombres et fatiguées. Les rues étaient désertes ; nulle acclamation pour le maître vaincu, pas un vivat pour les soldats qui défendaient si héroïquement le sol de la patrie envahie. La dernière fois que l’empereur avait visité la vieille cité champenoise, c’était, neuf années auparavant, quand récemment sacré par le pape il allait se faire couronner à Milan roi d’Italie. Que de courbettes alors ! Quel enthousiasme, quel délire ! Maintenant c’est le silence, le découragement, presque l’hostilité. On lui a préparé un logement dans une maison de la rue du Temple, voisine de la porte de Croncels, chez un négociant nommé Duchâtel-Berthelin. Il reste là deux jours. Le 6, dès l’aube, il sort pour assister, le long des vieux remparts, au défilé de ses troupes, en retraite sur Nogent ; il déjeune en dix minutes au bord d’un fossé, rentre à la maison Berthelin au commencement de l’après-midi, et vers le soir il quitte la ville, se dirigeant vers le château de Ferreux. Les Troyens croyaient bien ne jamais le revoir.
Le lendemain, à dix heures du matin, des cavaliers autrichiens se présentèrent à la porte Saint-Jacques, sommant le chef du poste d’abaisser les ponts. Comme celui-ci parlait de prévenir le maire, deux coups de canon tirés sur l’enceinte coupèrent court à ses hésitations. Troyes était sans garnison, le préfet impérial avait disparu ; il fallait bien céder : la porte s’ouvrit et l’escadron autrichien entra dans la ville, qu’il traversa au grand galop. Derrière lui pénétra un important corps d’armée, que commandait le prince de Wurtemberg. C’étaient les alliés. On connaissait les engagements pris par leurs chefs de traiter en amis les pays conquis ; on donnait confiance à leurs protestations pacifiques et bienveillantes, les habitants regardèrent défiler leur troupe avec une indifférence résignée.
Quelle désillusion ! Le soir même, la ville était au pillage. Les généraux exigeaient contributions sur contributions ; les officiers, logés chez les bourgeois, maltraitaient leurs hôtes et brutalisaient les femmes ; les soldats faisaient main-basse sur tout ce qui leur plaisait… Un désastre. En moins de vingt-quatre heures, nos amis les alliés étaient haïs de la population tout entière, pour longtemps ruinée par l’apparition de ces vainqueurs dont on avait tant vanté d’avance la modération et la courtoisie. Aussi lorsque le 8, parurent les trois souverains de Prusse, d’Autriche et de Russie, l’accueil fut-il glacial. Ils étaient accompagnés d’une nombreuse escorte de princes, de grands-ducs, de guerriers fameux, de diplomates, au nombre desquels figuraient quelques émigrés français auxquels les Troyens montraient grise mine. Les monarques et leur suite s’installèrent à la maison de la rue du Temple laissée vacante par le départ de Napoléon, et la seule manifestation de joie provoquée par leur séjour fut un drapeau blanc qu’arbora sur sa maison un vieux royaliste, le marquis de Widranges, chevalier de Saint-Louis et ancien officier des gardes du corps de Louis XV ; ruiné par la Révolution, il avait fidèlement boudé l’Empire, et ses vieilles rancunes se donnaient libre cours, maintenant que le Buonaparte était définitivement abattu.
Ah ! qu’il prit de peine pour éveiller le zèle royaliste de ses concitoyens ! Que de conférences, de papotages, de promesses, de sollicitations, de menaces. À force de se démener, il réussit à grouper, sur une population de 35 000 habitants, onze notables, onze seulement, et conçut le ridicule projet d’aller, à la tête de cette députation et au nom de la cité tout entière, qui ne s’en doutait pas, supplier les souverains étrangers de rendre la France à son roi légitime. Les Troyens, stupéfaits, virent leurs onze compatriotes traverser solennellement la ville pour aller présenter aux vainqueurs leur requête. Le tsar, qui les reçut, montra de l’esprit et du tact. Il leur fit comprendre que la démarche était prématurée, et qu’en guerre moins encore qu’en négoce, il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant que la bête soit morte. Or, l’ours, au cas présent, c’était Napoléon, et avec un tel adversaire c’était témérité de crier victoire tant qu’il n’aurait pas crié grâce. Les onze saluèrent l’empereur Alexandre et se retirèrent un peu penauds, et conscients, semble-t-il, de leur pas de clerc, car le soir même, M. de Widranges quittait la ville, sous prétexte de courir au-devant de M. le comte d’Artois, alors en Suisse, et qui ne se décidait pas à passer la frontière.
En quoi M. de Widranges fut bien avisé, car des bruits singuliers couraient en ville. On disait que, la veille, Napoléon, déjà enterré, avait ressuscité triomphalement et battu les alliés à Champaubert. Le jour même où les onze conjuraient le tsar de les délivrer à jamais de l’usurpateur, celui-ci écrasait les Prussiens à Montmirail. Puis c’est une victoire par jour : le 12 à Nesle, le 14 à Montmirail encore, le 18 à Surville, à Montereau, à Château-Thierry… Troyes est en émoi ; les alliés, arrogants les premiers jours, commencent à déchanter visiblement ; ils préparent sans vergogne leurs bagages, posément d’abord, bientôt avec une hâte fébrile, qui en quelques heures se transforme en panique. Les trois souverains étrangers, naguère entrés en triomphateurs, s’éclipsent : ils sont loin avant qu’on ait eu soupçon de leur départ ; leur armée se bouscule à leur suite, et le 24 février, au petit jour, comme la nouvelle tout à coup circule, éclatante, que Napoléon victorieux est au faubourg, l’arrière-garde des étrangers achève de déguerpir en tumulte, sous les huées, les railleries et les malédictions. À peine les derniers avaient-ils passé la porte Saint-Jacques qu’à l’autre extrémité de la ville apparaissaient les éclaireurs de l’armée impériale.
J’ai connu un vieillard qui avait été témoin de cet étonnant revirement. Il disait que quand se firent entendre, du côté de la porte Saint-Martin, les batteries alertes et rythmées des tambours français, ce fut, dans toutes les rues, une formidable acclamation de délivrance. Aux premiers bonnets à poils l’ivresse fut sans bornes, et quand passa le drapeau des grenadiers, devenu loque en quelques jours, la foule entassée hurlait et trépignait d’enthousiasme. Napoléon rentra à la maison de la rue du Temple, désertée la veille par les souverains alliés, et tout Troyes pleurait de rire à cet épique chassé-croisé. Quant aux onze qui étaient allés là faire leur cour aux éphémères vainqueurs, ils avaient prudemment pris la fuite, sauf un qui s’appelait le chevalier de Gouault.
Gouault avait cinquante-cinq ans. Ancien officier supérieur dans l’armée de Louis XVI, il s’était, après quelques années d’émigration, fixé à Troyes et s’y était marié. À l’heure de l’entrée des alliés M. de Widranges lui avait facilement monté la tête, et il avait accepté, avec cette sorte d’inconscience et de légèreté dont témoigne si souvent la conduite des émigrés, de se joindre aux dix royalistes allant implorer des monarques étrangers la restauration du trône des Bourbons. D’ailleurs, au cours de l’entrevue, il n’avait pas prononcé une parole ; mais il avait été aperçu en ville porteur de sa croix de Saint-Louis, et à l’approche de Napoléon, bien des gens lui conseillèrent la fuite. Seul des onze, soit qu’il ne comprît point la gravité de son acte, soit qu’il ne crût pas à la sévérité de l’empereur, il refusa énergiquement de quitter la ville. Il n’eut guère le temps de s’en repentir et son sort fut vite réglé.
À peine descendu de cheval et rentré dans le salon de la maison Berthelin, Napoléon, jetant sur une table son chapeau, ses gants, sa cravache, donna l’ordre qu’on lui amenât sans tarder le maire et le procureur impérial. Il les interrogea sur les faits qui s’étaient produits à Troyes pendant le séjour de l’ennemi, signa un décret convoquant immédiatement une commission militaire, commanda d’arrêter M. de Gouault, qui un instant après fut pris dans la rue et conduit immédiatement à l’hôtel de ville. À ce moment-là, le peloton d’exécution était déjà rassemblé. En quelques minutes, l’ancien émigré fut jugé, condamné et exécuté, au cœur même de la ville, derrière le chevet de l’église Saint-Jean. Cela fut si rapide que Mme de Gouault, dit-on, aurait appris l’arrestation de son mari en même temps que sa mort.
On sait aujourd’hui que Gouault fit preuve d’une étonnante énergie. Le commissaire de police chargé de l’arrêter trouva le temps de le prévenir et de l’engager à disparaître ; mais l’entêté royaliste méprisa cet avis. Devant les juges, il fut intrépide. Quand il les vit se lever pour délibérer : « À quoi bon un jugement ? dit-il. L’ordre de Bonaparte ne suffit-il pas ? » Il écouta sa sentence la tête haute, et se contenta d’observer que sa mort ne sauverait pas l’empereur. « Il ne tiendra pas quinze jours », prophétisa-t-il. Et comme on lui demandait où il voulait subir sa peine, il répondit : « Toutes les places sont bonnes pour mourir. »
Il fut conduit au supplice vêtu d’un habit vert auquel était attachée cette croix de Saint-Louis pour laquelle il allait mourir, la poitrine couverte d’un large écriteau sur lequel on lisait : « Traître à la patrie. » Il voulut commander lui-même le feu et tomba en criant : « Vive le roi ! Vivent les Bourbons ! » Son corps resta sur le pavé durant quatre heures. Il fut ramassé là, dans l’après-midi, par deux sergents de ville.
On assure encore que les amis de Gouault, apprenant son arrestation, avaient couru chez l’empereur pour solliciter la grâce ; mais il leur fut répondu que « Sa Majesté dormait ». À son réveil, Napoléon, pris de pitié, donna l’ordre de surseoir à l’exécution. Il était trop tard : l’aide de camp, porteur du message, arriva à l’église Saint-Jean au moment où Gouault roulait sous la fusillade. Ce n’est là qu’une tradition. On vivait vite alors ; on mourait vite aussi, et dans le grand désarroi de l’écroulement d’un monde, un cadavre de plus n’ajoutait rien – ou presque – à l’unanime angoisse.