Trois journées de Napoléon (1780-1805-1814)

Quand, à la fin de mai 1779, le petit Bonaparte, alors âgé de près de dix ans, arriva à l’école militaire de Brienne, venant du collège d’Autun, il se trouva cruellement dépaysé dans cette pauvre bourgade de Champagne, dont tous les toits étaient de chaume, sauf celui du presbytère et celui aussi de l’école où débarquait le nouveau, les yeux et le cœur encore pleins des radieux aspects et du ciel étincelant de sa Corse.

L’école était un couvent, dirigé par les Pères Minimes : elle occupait des bâtiments situés à l’entrée de la petite ville, au pied d’une butte escarpée que couronnaient des ruines et une énorme bâtisse inachevée entourée d’échafaudages. La ruine était celle d’un ancien château fort, assiégé, au Xe siècle, par Louis d’Outremer, et qui avait successivement appartenu aux Luxembourg et aux Loménie. La construction neuve était un palais dans le goût moderne que faisait élever, à grand frais, M. de Brienne, seigneur de l’endroit, riche des millions roturiers apportés en dot par sa femme, fille d’un financier opulent.

L’antique donjon, du sommet de son roc escarpé, assistait lentement à ses propres funérailles, tout en regardant, de haut, la splendide résidence qui s’élevait à ses pieds. Chaque jour le dépossédait d’un bastion ou d’un pan de mur ; il ne conservait plus de ses assises, qui avaient résisté à tant d’attaques, que ce qu’il en fallait pour le soutenir : les marronniers de son préau avaient disparu ; la montagne avait été, autour de lui, sciée perpendiculairement, puis brisée, charriée, transportée et étalée au loin pour devenir le sol plan des futurs jardins. Saisissante image du passé et de l’avenir, bien propre à frapper les imaginations éprises des symétries symboliques. Tandis que s’élevait le château neuf, absorbant pierre à pierre la vieille demeure féodale en ruines, grandissait, à quelques pas de là, l’enfant qui devait, vingt ans plus tard, créer un monde nouveau et transformer pour toujours l’œuvre vermoulue des siècles écoulés.

Les années d’apprentissage

L’école de Brienne n’est pas un endroit réjouissant ; les maîtres y sont médiocres, les condisciples hostiles au nouveau venu, la discipline est rude. Le petit Corse a revêtu l’uniforme : il porte l’habit bleu aux parements, revers et collet rouges, avec des boutons blancs aux armes de l’école, la veste bleue à doublure blanche, la culotte bleue ou noire selon les circonstances. Il n’est point joyeux comme les autres ; il n’est ni liant, ni aimable ; isolé au milieu de ces continentaux sans indulgence, qui se moquent de son patois corse et de son air concentré, il n’a ni un confident, ni un ami. Ce pauvre gamin de dix ans, silencieux et farouche, mène une vie sévère que sa susceptibilité rend plus austère encore. Même après des mois et des années de claustration, sans un congé, sans un jour de vacances, il ne s’est point familiarisé. Son seul réconfort est le travail : il se fait remarquer par une application soutenue, un singulier et insatiable besoin d’apprendre. Séparé de tous les siens, qu’il adore, il sait qu’il doit travailler pour eux, afin d’être en mesure de les aider, quand il sera homme : aussi ne perd-il pas une heure.

S’il se mêle parfois aux jeux de ses compagnons, c’est quand ces amusements ont quelque rapport avec ses études : au cours d’un hiver rigoureux, il a dirigé la construction, dans la cour du collège, d’un fort, d’un bastion et d’une redoute de neige. Il conduit les travaux, que les Briennois viennent admirer ; d’ingénieur, se faisant tacticien, il mène ses camarades à l’attaque de ces fortifications éphémères, que d’autres défendent contre l’assaut. Ces jours-là, il est le héros de l’école ; le plus souvent on le laisse à l’écart, car il n’est pas aimé. On dit que, ayant un jour organisé sa classe en un bataillon dont il s’érigea le commandant, il fut, par ses soldats révoltés, cassé de son grade : on lui lut la sentence qui le dégradait et il fut renvoyé au dernier rang de la troupe. On raconte aussi que, pour insubordination, il fut condamné à revêtir un habit de bure et à dîner à genoux sur le seuil du réfectoire ; mais, au moment de subir sa peine, il tomba, pris d’une crise nerveuse si violente que le Père supérieur crut prudent de lever la punition.

C’est à Brienne que Bonaparte reçut la première communion ; le Père Charles l’y prépara ; elle lui fut donnée par le Père Geoffroy, curé du bourg, et, bien probablement, dans la vieille église du XVIe siècle qui existe encore. Ce fut la seule fête qu’il connut durant ses cinq ans de séjour. Car il n’y avait pour lui ni dimanches, ni parloir, ni sorties : une seule fois, en 1783, son père, conduisant à Saint-Cyr la petite Marianna, vient le voir en passant. Comme distractions, il y a les promenades dans la campagne, le long de l’Aube, et dans la vaste plaine que traverse la route de Bar, soit vers Dienville, soit vers La Rothière, jusqu’à la chaumière de la « mère Marguerite », une vieille femme qui vend du lait et des œufs, et, une fois par an, le 25 août, jour de la Saint-Louis, fête du roi, la visite du nouveau château dont les propriétaires, M. et Mme de Brienne, ouvrent, ce jour-là, les portes à tout venant.

Ainsi se formait, dans l’austérité d’une réclusion quasi monacale, cette âme qui ne ressemble à aucune autre et ce génie qui éblouira le monde.

Le vieux donjon de Brienne a disparu ; ses nobles débris, ont servi de fondations aux écuries neuves, où cent chevaux sont abrités, la butte qui le portait a été descendue en pente douce jusqu’au bourg, formant une rampe magnifique dont la déclivité, ombragée de tilleuls, commence une immense avenue qui se perd, au loin, dans la campagne. Le château terminé dresse ses façades toutes blanches sur cette majestueuse terrasse, et c’est une splendeur telle que l’imagination du petit Corse n’a jamais rien rêvé de semblable. Pour lui, quel émerveillement de trottiner, en bande avec ses camarades, sur les parquets cirés ou les dalles de marbre, dans cette demeure de fée ! Il est, de tous, le plus pauvre, le plus sauvage, le plus novice ; tout est pour lui sujet de stupeur : les grands laquais, en habits gros vert, galonnés d’argent, avec collet de velours cramoisi, l’immense salon du rez-de-chaussée, dont les portes de glace ont pour perspective l’avenue et les jardins, la bibliothèque à deux étages, entourée de galeries circulaires et dont le centre forme un cabinet d’histoire naturelle, la salle de spectacle, le pavillon de l’archevêque et, au premier étage, l’appartement réservé aux souverains et qu’occupe parfois Mgr le duc d’Orléans, dont la chambre est toute d’or et de soie, avec un lit… un lit semblable à un autel, surmonté d’un dais de velours bleu de roi à lourdes franges étincelantes, empanaché de bouquets de plumes blanches, que supportent quatre colonnes sculptées.…Est-il possible de dormir dans un lit pareil ? Et, sans doute, le petit Corse compare avec ébahissement ces richesses avec la modeste maison d’Ajaccio, à laquelle il pense si souvent, et que sa maman et ses sœurs considèrent comme le plus beau lieu de la terre.

Il y a aussi, à Brienne, les remises encombrées de berlines, de carrosses dorés, de calèches basses pour la chasse ; il y a un peuple de veneurs, de piqueurs, de valets, de sonneurs de trompe ; il y a, sur les pelouses du parc, aux jours de réjouissance, un cirque, des théâtres de baladins, des baraques de saltimbanques, des joueurs de parades, des danseurs de corde, des farceurs venus des boulevards, de Paris avec tout leur matériel artistique pour divertir les Champenois. Ces premières révélations du luxe et de la vie des riches étonnent peut-être le jeune Bonaparte, mais ne le distraient pas de son travail, de son idée fixe ; peut-être aussi considère-t-il ces magnificences comme des choses irréelles, auxquelles il n’est pas bon de songer puisque, jamais, jamais, elles ne seront accessibles au pauvre étudiant qu’il est et qui, s’il réussit, doit passer sa vie d’officier dans quelque garnison d’une province lointaine, économisant sur sa maigre solde, pour subvenir aux besoins de sa famille. Et il se remet au labeur, ne perdant pas de vue ce but, qui est le sien, et dont rien ne le détournera.

Pendant l’apothéose

Vingt-cinq ans plus tard, la seigneuriale demeure de Brienne se prépare de nouveau pour une fête ; mais pour une fête telle que château de France n’a jamais vu la pareille. On est au mercredi, 3 avril 1805 : il est cinq heures du soir ; dans l’avenue, sur la rampe des terrasses, sur l’esplanade même, une foule immense, en deux haies, s’aligne, entassée : tous les bourgeois de la ville, les villageois des environs, des paysans venus de loin, et il en arrive toujours, et chacun prend son rang, dans une attente déférente et fiévreuse. L’Empereur que le Saint-Père a récemment couronné à Paris, est en route pour Milan où il va ceindre la couronne d’Italie ; entre ces deux incidents, il s’est arrêté à Troyes où il a laissé « le gros bagage », c’est-à-dire l’impératrice, les ministres, les grands officiers, tous les personnages composant sa maison, et il a résolu de visiter Brienne.

Sur le perron du château, attend Mme de Brienne, entourée de toute sa famille de gentilshommes et de nobles dames à grands noms. Depuis la veille, des courriers circulent incessamment sur la route : un peu avant six heures, toutes les têtes se penchent, un beau cavalier paraît dans l’avenue, galopant vers le château. Qu’est-ce que celui-là ? Un simple écuyer qui précède les voitures impériales, M. de Canisy, un cousin de la châtelaine, et presque aussitôt une grande clameur s’élève de la foule, gagnant et grandissant depuis les rues de la ville jusqu’aux levées du château. « Le voilà ! c’est lui ! Vive l’Empereur ! » Une voiture passe au grand trot des chevaux ; elle ne contient que des officiers de service ; puis une autre, à la portière de laquelle paraît la tête pâle et souriante du maître ; une troisième, menée, comme les deux autres, par les piqueurs à la livrée impériale, conduit les « gens de la chambre ». Dans le brouhaha de l’arrivée, on voit l’Empereur descendre de sa berline, et gravir les marches du perron, parmi les profondes révérences et les baisemains. Mme de Brienne lui présente tous ses nobles invités ; Napoléon a pour chacun d’eux un mot aimable.

Il paraît radieux de se retrouver dans ce grand salon qu’ont jadis – il y a si peu d’années – admiré ses yeux d’enfant et qui doit lui paraître bourgeois, presque mesquin, à lui qui possède, maintenant, les Tuileries, Saint-Cloud, Compiègne, Trianon, Fontainebleau… La réception terminée, on le conduit à son appartement ; l’appartement réservé aux souverains de passage : il couchera dans le beau lit, à dais de plumes et à colonnes dorées ; mais comme cela lui paraît ordinaire et simple !

Au bout de peu d’instants il rentre au salon et le dîner commence ; l’Empereur, ainsi qu’il convient, occupe la place du maître de la maison : l’étiquette exige qu’il soit chez lui partout où il passe ; il a Mme de Loménie à sa gauche, et, à sa droite, Mme de Brienne, exultante d’orgueil et de joie. Mais le repas traîne en longueur, et déjà Sa Majesté donne des signes d’impatience ; heureusement, une horrible maladresse du maître d’hôtel qui, dans son empressement, répand une saucière sur la nappe et presque sur les genoux de Napoléon, vient dérider le front impérial, en même temps qu’un profond désespoir se peint sur celui de Mme de Brienne. Alors l’Empereur éclate de rire, se lève de table, et tous les convives l’imitent aussitôt.

La soirée se termina par une partie de « wisk » à laquelle Napoléon daigna admettre Mmes de Vandeuvre, de Nolivres et la maîtresse de la maison. Il avait résolu de décider celle-ci à lui vendre ! son château. Mais elle ne voulait rien entendre. « Veuve et sans enfants, qu’est-ce que c’est que Brienne pour vous ? disait-il ; pour moi c’est beaucoup. – Pour moi, c’est tout », répondait-elle. Sur quoi l’Empereur observait à Caulaincourt : « Je n’ai jamais vu une vieille femme plus opiniâtre. » Il causa longuement avec les personnes présentes, rappelant, avec une surprenante fidélité de mémoire, les moindres particularités de son séjour à l’école du bourg ; puis il rentra dans son appartement.

Le lendemain, à l’aube, il était debout. Norvins, qui se trouvait là, en qualité de neveu de la châtelaine de Brienne a écrit les minutieux détails de ces deux journées : il raconte que, sorti de bonne heure du château, l’Empereur se fit conduire par Canisy à l’ancienne école militaire : les immenses bâtiments avaient servi, pendant la Révolution, d’ateliers de construction pour les charrois militaires. Ils étaient en partie abattus, et ce qui restait parut si dégradé, si défiguré que toute restauration semblait impossible. L’Empereur parcourut ces ruines, manifestement attristé de ce délabrement ; il avait espéré que quelque cent mille francs lui permettraient de reconstruire l’école ; constatant qu’il y faudrait dépenser plusieurs millions, il renonça à ce projet.

Alors il sauta sur son cheval arabe, le lança sur la route de Bar, et, se jetant rapidement à gauche, dans les champs, courut, à triple galop, comme un élève ou comme un empereur en liberté, reconnaître les lieux où il s’était jadis promené si souvent. Sa suite le perdit bientôt de vue. Caulaincourt et Canisy le traquèrent pendant environ trois heures, quand un coup de pistolet tiré en l’air par le grand écuyer rallia enfin Napoléon à ses officiers. Il les aborda en riant, heureux, lui le maître de tant de millions d’hommes, d’avoir été le sien durant trois heures, par cette journée de printemps, en ce coin de France dont il connaissait tous les aspects, fixés au plus lointain de ses souvenirs. La sueur qui couvrait son cheval, le sang qui lui sortait des naseaux et sa vitesse bien connue ne permirent pas à Caulaincourt de douter que l’Empereur eût parcouru « moins d’une quinzaine de lieues ». Où avait-il été ? Il n’en savait rien lui-même ; il avait traversé des bois, des champs, des villages ; la silhouette du château de Brienne, aperçue au loin, avait guidé son retour. Ce qu’on peut assurer, c’est que les heures employées à cette escapade comptèrent certainement parmi les plus radieuses de sa miraculeuse existence.

Le rédacteur des Mémoires de Constant – autre témoin oculaire – note que, au cours de cette randonnée joyeuse, Napoléon dirigea sa course vers la chaumière de la mère Marguerite, la bonne femme que les élèves de l’ancienne école allaient souvent visiter. Il s’était renseigné auprès de Mme de Brienne et avait appris que la vieille paysanne vivait encore.

Arrivé à la porte de la cabane, il descendit de cheval et entra chez la fermière.

— Bonjour, la mère Marguerite, dit-il en la saluant, vous n’êtes donc pas curieuse de voir l’Empereur ?

— Si fait, mon bon monsieur, j’en serais bien curieuse ; et si bien que voilà un petit panier d’œufs frais que je vas porter à Madame, et puis je resterai au château pour tâcher d’apercevoir l’Empereur. Ce n’est pas l’embarras ; je ne le verrai pas si bien aujourd’hui qu’autrefois, quand il venait, avec ses camarades, boire du lait chez la mère Marguerite…

— Comment, mère Marguerite, vous n’avez pas oublié Bonaparte ?

— Oublié ? mon bon monsieur ! Vous croyez qu’on oublie un jeune homme comme ça, qui était sage, sérieux et même quelquefois triste, mais toujours bon pour les pauvres gens ? Je ne suis qu’une paysanne ; mais j’aurais prédit que celui-là ferait son chemin.

— Il ne l’a pas trop mal fait, n’est-ce pas ?

— Ah ! dame ! non !

L’Empereur s’était approché de la bonne femme et, quand il fut tout près d’elle, il se frotta les mains et dit, s’efforçant de rappeler le ton et les manières de sa première jeunesse :

— Allons, la mère Marguerite, du lait, des œufs frais, nous mourons de faim.

La vieille parut chercher à rassembler ses souvenirs ; elle se mit à considérer son visiteur avec grande attention.

— Oh ! bien, la mère, vous étiez si sûre, tout à l’heure, de reconnaître Bonaparte. Nous sommes de vieilles connaissances, nous deux.

Déjà la paysanne était tombée à ses pieds. Napoléon la releva, et, de sa voix la plus douce, fort ému lui-même, sans nul doute :

— En vérité, dit-il, j’ai un appétit d’écolier. N’avez-vous rien à me donner ?

Marguerite, tremblante de bonheur, posa sur la table une tasse de lait et fit cuire des œufs. Son repas fini, l’Empereur lui donna une bourse remplie de napoléons d’or, remonta à cheval et disparut.

Tout maître du monde qu’il était, il ne dut pas avoir beaucoup de moments comme celui-là, dans sa vie.

On a dit encore que, vers midi, avant de quitter Brienne, contemplant du haut des terrasses du château, la vaste plaine qui s’étend vers La Rothière, il aurait dit : « Quel beau champ de bataille on ferait ici ! » Il fit ses adieux à son hôtesse et reprit la route de Troyes.

Aux heures sombres

Neuf années encore ont passé. On est en I814 ; c’est l’hiver : les routes sont boueuses, le ciel est de plomb ; la campagne, morte, s’étend à perte de vue, plaquée de grandes taches de neige. Le soir du 29 janvier, quand la nuit vient, les fenêtres du château de Brienne, massif et fier, dominent ses terrasses, s’éclairent, comme pour une fête encore. Ce n’est pas une fête, pourtant ; les Prussiens occupent le bourg : Blücher et ses officiers, logés dans les grands appartements, s’apprêtent à souper ; leurs soldats ont pillé les caves ; les réquisitions ont fourni les viandes ; on se prépare à faire bombance et à boire le champagne des châtelains, en trinquant à la prise de Paris, vers lequel on marche et où, avant la fin de la semaine, on fera une entrée triomphale. Dans les rues du bourg, dans la grande avenue, sur les rampes, sur l’esplanade, l’ennemi campe, victorieux et rassuré. Au cours de l’après-midi, un corps d’armée français a tenté de s’emparer de Brienne ; mais il a été repoussé et le crépuscule a mis fin au combat. Avant vingt-quatre heures Blücher aura opéré sa jonction avec la grande armée autrichienne qui s’avance par les vallées de l’Aube et de la Seine, et c’en sera fini de la France.

Le feld-maréchal n’ignore pas que Napoléon s’est mis à sa poursuite ; mais la petite troupe que l’Empereur traîne derrière lui, à travers les boues de la Champagne et les ravins de la forêt du Der – à peine 30 000 hommes, conscrits inexpérimentés pour la plupart, mal équipés, mal nourris – s’est disséminée et perdue dans les fondrières du côté d’Éclaron et de Montier-en-Der.

En quoi Blücher s’illusionne. Napoléon est là, tout près de Brienne. La traversée de la forêt l’a retardé en effet ; mais le patriotisme des paysans champenois a sauvé l’armée de l’embourbement : leurs cordages, leurs chevaux, leurs bras, ils ont tout offert ; les hommes ont poussé à la roue des canons ; les femmes ont apporté du vin, réconforté les courages, allumé de grands feux pour réchauffer les conscrits grelottants, et, de village en village, repoussant les avant-postes des envahisseurs, on a gagné ainsi, pied à pied, le terrain, encerclant de trois côtés Brienne auquel on va donner l’assaut.

Comme il approchait du hameau de Maizières, l’Empereur avait vu le vieux curé de l’endroit accourir à sa rencontre, « se jeter à sa botte et la presser avec émotion ». Le prêtre se nomma : c’était le Père Henriot, un des anciens professeurs de l’école de Brienne, actuellement desservant de cette pauvre paroisse. Napoléon le reconnut et l’accueillit affectueusement. Malgré son grand âge, le curé était frémissant d’enthousiasme. À cette fin comme au commencement de la carrière de son héros, glorieux de son élève, fier de se retrouver à ses côtés, il voulait, disait-il, lui servir de guide, et rentrer en sa compagnie dans ce Brienne où, trente ans auparavant, il avait vécu avec lui. L’Empereur le fit monter sur le cheval de son mameluk Roustam, et, ravi de faire la guerre, dans l’escorte de celui auquel il en avait enseigné les premiers principes, le vénérable curé se mêla à l’état-major.

Au château de Brienne, les Prussiens s’étaient attablés ; ils trinquaient au succès de leurs armes, quand, tout à coup, l’une des fenêtres de la salle du festin vole en débris, et le lustre qui éclaire la table se brise en mille éclats sur les têtes des convives épouvantés. C’est un boulet français qui vient de causer cette alerte, et aussitôt, la canonnade gronde, la fusillade fait rage : la ville est attaquée. Au cri d’alerte, les généraux prussiens se pressent en tumulte, se bousculent vers les portes, abandonnent à pied le château que nos bataillons escaladent du côté des jardins. Blücher et ses officiers s’enfuient en désordre, espérant se réfugier dans la ville ; mais en descendant l’avenue ils se heurtent à nos fantassins qui la montent au pas de charge. Le feld-maréchal échappe à grand-peine ; plusieurs des siens, son aide de camp même, sont pris ou tués derrière lui. Alors, en dépit d’une nuit obscure, s’engage, dans les rues du bourg et sur les terrasses, une furieuse et terrible mêlée. Deux fois l’ennemi se rue sur le château ; mais quatre cents de nos conscrits l’occupent et s’y rendent inexpugnables, tandis que, dans la ville, plusieurs fois prise et reprise, les attaques se croisent, à la lueur des incendies ; chacune des maisons de Brienne devient le théâtre d’un combat, et la mêlée est telle que, dans le désarroi du combat, une troupe de cosaques ivres vient se confondre avec l’escorte de Napoléon.

C’est lui qui, à portée des coups, a dirigé toute l’action. Le brave curé de Maizières est hardiment resté à ses côtés, jusqu’à ce qu’une balle, le frappant au talon, le désarçonne ; il roule dans la boue, et on le rapporte à son presbytère où l’Empereur a, pour le reste de la nuit, établi son quartier général.

Dans Brienne le carnage a pris fin ; mais on ne sait encore à qui appartient la victoire ; chacun reste l’oreille au guet et l’arme prête : à l’aube du lendemain, 30 janvier, seulement, on découvre que l’ennemi s’est retiré : Napoléon, à travers les décombres sanglants, monte les rampes du château et s’installe dans cette belle demeure saccagée, toute fumante encore du combat de la nuit.

C’était la troisième fois qu’il y pénétrait ; et il semblait que, à chacune de ses visites, le monde tout entier avait changé par lui, autour de lui. Il était entré là, enfant timide et émerveillé ; il y était revenu aux plus beaux jours de sa gloire et comme pour y mieux savourer sa prodigieuse fortune ; il y reparaissait, traqué, vaincu, désavoué, presque abandonné déjà ; cette bourgade où s’était formée son adolescence et où le sort le ramenait après tant de conquêtes, il la retrouvait dévastée, jonchée de morts, encombrée de ruines. Ségur, dont on suit ici l’émouvante relation, rapporte que, à peine arrivé au château de Brienne, l’Empereur, pour se raffermir, sans doute, contre d’amères pensées, s’attarda à faire des projets : il se décidait à acheter Brienne, il convertirait ce domaine en une résidence impériale ; peut-être y rétablirait-il l’école militaire.

Afin de consoler de leur désastre les habitants du bourg, il leur distribua tout l’or de sa cassette. Il revenait sans cesse à l’une des fenêtres d’où l’on domine les plaines qu’arrose la rivière d’Aube. Il cherchait à découvrir, dans l’horizon brumeux, les mouvements de concentration des armées ennemies ; il savait leurs forces trois fois au moins supérieures aux siennes ; et il lui fallait, pour en attendre le choc, rallier les débris de ses troupes disséminées. Rapidité audacieuse, manœuvres soudaines, élans inattendus, toutes les ressources de son génie lui étaient interdites. La dernière nuit de janvier s’écoula pour lui dans cette expectative. Le lendemain, dès son lever, ses souvenirs, ses espoirs d’enfance se réveillèrent en son esprit ; il en raconta les détails à son entourage et son récit se termina par cette exclamation : « Pouvais-je croire alors que j’aurais à défendre Brienne contre des Russes ? »

Dans l’après-midi, il se dirigea vers cette plaine de La Rothière où, un jour de printemps, l’âme en fête, il avait follement chevauché à la recherche de la mère Marguerite. Aujourd’hui, le ciel était sombre, chargé de frimas : Napoléon allait, au travers des flocons d’une neige épaisse, parcourant le front de sa frêle armée, cherchant à distinguer les profondes lignes ennemies ; de grands mouvements s’y manifestaient : l’invasion tout entière était là, Prussiens, Bavarois, Autrichiens, Russes, bien repus, vivant en maîtres, depuis un mois, dans nos demeures ; le roi de Prusse, le Tsar, l’empereur d’Autriche étaient accourus avec toutes leurs réserves, pour assister à l’action décisive qui se préparait. Pourtant, malgré l’écrasante supériorité de leur nombre, ils n’osaient attaquer. Ils se savaient en présence de Napoléon et ils avaient peur.

La bataille s’engagea seulement le 1er février, vers une heure de l’après-midi. L’Empereur s’était porté au centre de ses positions, en avant de La Rothière ; les jeunes conscrits, embusqués derrière les clôtures du village, se le montraient l’un à l’autre, causant tranquillement avec Grouchy, sous une grêle de balles et de mitraille à laquelle il ne paraissait pas songer. De temps à autre, Grouchy pressait son bras d’une main suppliante : il lui représentait, raconta-t-il depuis, que toutes les destinées de l’armée tenaient à la sienne. Mais l’Empereur, souriant, répondit : « Non, laissez ; ne savez-vous pas que tous nos jours sont comptés ? »

Trois fois les masses ennemies, débordant nos ailes, repoussèrent de La Rothière nos bataillons ; à la fin, il fallut céder ; la nuit tombait et sept mille des nôtres étaient déjà tués ou hors de combat. Mais Napoléon n’avouait point sa défaite : il s’obstinait sur ce champ de bataille où tout semblait désespéré. Forcé enfin d’ordonner la retraite, il ne put se résigner à laisser aux alliés ce village de La Rothière qui allait donner son nom à leur victoire. Les soldats lui manquent ; il ordonne à Drouot de braquer ses obusiers ; une pluie de projectiles tombe sur le village ; les flammes en chassent les ennemis qui, surpris de cette dernière attaque, prennent pour le commencement d’un nouveau combat ce signal de notre défaite. Et tels furent les adieux de Napoléon à cette plaine tragique.

Il rentra à Brienne vers huit heures du soir pour y passer la nuit. La cavalerie de la garde d’honneur occupait les abords du château, plongés dans une profonde obscurité ; car on avait interdit d’allumer les feux. Une ombre mobile allait, venait et repassait fréquemment à l’une des croisées les plus éclairées du château. C’était la silhouette de Napoléon. Une vive anxiété agitait l’Empereur ; à tout moment, l’oreille attentive, l’œil inquiet, il quittait ou sa dictée ou ses cartes, tantôt pour envoyer aux nouvelles ou en demander, tantôt pour s’approcher de la fenêtre et interroger du regard toute la plaine, où brillaient les feux nombreux et serrés des bivouacs ennemis.

La retraite, pendant ce temps, s’effectuait : il aurait suffi d’un mouvement des alliés pour la transformer en déroute ; mais ils savouraient leur triomphe et ne bougèrent pas. Napoléon comptait les moments, écoutant, consultant l’heure, s’informant sans cesse. Vers quatre heures du matin, la dernière de nos troupes s’était engagée sur la route de Troyes, désormais à l’abri de toute surprise. Restaient les blessés qu’il fallait abandonner. L’Empereur envoya tout ce qui lui restait d’argent aux sœurs chargées de leur soin ; puis il quitta lui-même le château de Brienne ; il marchait à pied ; son attitude était ferme, mais grave et soucieuse. Il fit ainsi près d’un quart de lieue ; après quoi il monta à cheval et disparut aux yeux de sa garde, vers Lesmonts, dans les dernières heures sombres de la nuit.

*
* *

Il ne devait plus revoir Brienne ; mais il ne l’oublia jamais. Captif, à Sainte-Hélène, il y pensait encore et revenait souvent sur les jours heureux qu’il y avait passés. Il inscrivit, dans son testament, la ville de Brienne pour un legs de 400 000 francs, comme si le remords l’avait poursuivi d’avoir, par son dernier séjour, exposé au canon de l’ennemi ce berceau de sa gloire et de son génie. Un décret du 5 avril 1854 assura l’exécution de cette disposition testamentaire, et Brienne se trouva riche : on construisit un hôtel de ville, on répara l’église, on assura des subsides aux salles d’asile et aux œuvres de charité et on érigea, sur la place, une statue de bronze représentant le jeune Bonaparte, vêtu de son costume d’élève de l’école : il est figuré tenant un livre de la main gauche, la droite placée dans son gilet à demi ouvert, la tête légèrement penchée, dans l’attitude de la méditation. Sur le socle sont gravées ces paroles de Napoléon : Pour ma pensée, Brienne est ma patrie : c’est là que j’ai ressenti les premières impressions de l’homme.