Un autre Aiglon

Du lundi, 15 décembre 1806, acte de naissance de Léon, du sexe masculin, né le 13 de ce mois, à deux heures du matin, rue de la Victoire, n° 29, division du Mont-Blanc, fils de demoiselle Éléonore Denuelle, rentière, âgé de vingt ans et de père absent.

Pour informer de cette naissance l’empereur Napoléon, un courrier partit aussitôt de Paris et traversa toute l’Europe : il trouva le conquérant à Pulstuck, où il séjournait pendant les journées du 30 et du 31 décembre de cette année-là. C’est le maréchal Lefèvre qui eut l’honneur d’annoncer à son maître l’événement. Napoléon, tout heureux, s’écria : « Enfin, j’ai un fils ! »

L’enfant était son fils en effet. Éléonore Denuelle, fille d’un petit rentier, était une jolie personne, de taille élancée, brune aux yeux noirs. Ancienne élève de Mme Campan, au pensionnat de Saint-Germain, et devenue lectrice de Caroline Murat, elle avait été remarquée par l’empereur au retour d’Austerlitz, en janvier 1806. De cette remarque était né le petit Léon.

On le confia à Mme Loir, nourrice d’Achille Murat ; quand il fut en âge d’apprendre à lire, il entra, sur l’ordre de l’empereur, à l’institution Hix, rue de Matignon ; il avait pour tuteur M. de Mauvières, le beau-père de Méneval, secrétaire intime de Napoléon, qui, même après son mariage avec Marie-Louise ne se privait pas de recevoir aux Tuileries le bambin, auquel il s’intéressait. Depuis longtemps il avait oublié la mère, Éléonore Denuelle ; il est même assez singulier de constater que, le lendemain même du jour où il avait appris à Pulstuck la naissance de Léon, il rencontrait pour la première fois, au relais de poste de Bronie, Mme Waleska qui devait tenir une grande place dans sa vie et lui donner un autre fils.

Pourtant, même aux pires heures, il n’oublie pas le petit Léon : après lui avoir assuré une situation indépendante, il se souvient de lui, en janvier 1814, au moment où s’engage la campagne de France et lui constitue 12 000 de rente. Dix-huit mois plus tard, le 25 juin 1815, avant de quitter l’Élysée pour toujours, il fait rédiger en faveur du fils d’Éléonore Denuelle un acte de donation de 100 000 francs ; c’est là sans doute la dernière signature qu’il donna à Paris : car le même jour, à midi, il gagne la Malmaison ; le 29, il part pour l’exil éternel. À Sainte-Hélène encore, il pense à l’enfant et l’inscrit pour 300 000 francs dans son testament, ajoutant : « Je ne serais pas fâché que le petit Léon entrât dans la magistrature, si cela était de son goût. »

En 1821, quand Napoléon mourut, le petit Léon avait quinze ans. Son goût n’était pas à entrer dans la magistrature : loin de là. Il se savait riche et n’avait qu’une préoccupation, celle de savoir comme il dépenserait son argent : art facile et dans lequel, ayant commencé jeune, il fut vite passé maître. Dix ans plus tard, il ne lui restait rien de sa fortune ; mais les trois couleurs, en 1830, étaient revenues, la légende napoléonienne ressuscitait avec l’enthousiasme populaire et le comte Léon, flairant quelque Marengo possible, sentit bouillonner en lui des ardeurs guerrières. Oh ! sa carrière fut moins brillante que celle de son père, malgré les promesses du début ; la garde nationale de Saint-Denis l’élut pour son chef de bataillon. Il était superbe sous les armes ; de haute prestance, se tenant droit, portant beau, l’air décidé, le nez busqué, la bouche fine ; dans l’ensemble – sauf la taille – un portrait vivant de Napoléon, et derrière un tel chef, les gardes nationaux de Saint-Denis s’imaginaient être les terribles grognards de la vieille garde. Son grade permettait à leur beau commandant de s’asseoir, une fois par trimestre, à la table du roi-citoyen, et il en profitait à l’heure du café pour soutirer au bon Louis-Philippe quelque subside personnel. Mais cet heureux temps dura peu ; le brillant officier avait la tête chaude et l’esprit frondeur : à la suite d’un refus de service, il fut suspendu, puis révoqué ; son étoile n’avait brillé que deux ans.

En 1838 on le retrouve à la prison de Clichy où il est détenu pour dettes. Ce qu’apprenant, Mgr de Quelen, archevêque de Paris, conçut la pensée de consacrer à Dieu l’activité, jusqu’alors mal employée, de ce fils du grand empereur. Le prélat s’adressa au Pape, par l’entremise du cardinal Fesch, et tous deux se montrèrent disposés à faire asseoir un jour le comte Léon sur un siège épiscopal. Mais on ne devient pas évêque aussi facilement que chef de bataillon de la garde nationale, il y faut quelque préparation et du recueillement, ce qui rebuta le bouillant catéchumène ; d’ailleurs son goût ne le portait pas vers ce saint état plus qu’il ne l’avait dirigé vers la magistrature, et quand il sortit de prison, il préféra de nouveau courir les aventures.

Il habite alors, rue du Mail, en garni, il vit là avec une dame Lesieur et le mari de celle-ci, commis au ministère de la Guerre ; ce ménage à trois subsiste des appointements de l’employé et du peu d’argent que la femme gagne en pratiquant le magnétisme. Elle n’y fit point fortune et le petit Léon, à bout d’expédients, résolut d’aller s’asseoir au foyer du peuple britannique.

Plusieurs historiens ont fouillé la trouble existence de ce singulier personnage : après M. Frédéric Masson, qui, le premier en a fixé les traits principaux, M. Georges Montorgueil et M. Paul Ginisty, ont recueilli nombre d’incidents de cette pitoyable Iliade. Le docteur Max Billard a complété le portrait : il nous montre le comte Léon, provoquant à Londres, en 1840, le prince Louis, le futur empereur Napoléon III, qui a refusé de recevoir son cousin. La rencontre eut lieu à Wimbledon-Common ; les témoins du prince Louis s’étaient munis de deux épées, ceux de Léon apportaient une paire de pistolets. On ne s’entendit pas sur le choix des armes. Les policemens survinrent, mirent les champions d’accord en les emmenant devant le juge qui ne consentit à les laisser en liberté que moyennant 37 000 francs de garantie, qu’ils devaient payer par moitié. L’histoire ne dit point par quel miracle le comte Léon se tira de ce mauvais pas ; il en sortit pourtant, car le 14 décembre de la même année, au jour fameux du retour des cendres, il se trouvait à Courbevoie à l’arrivée du bateau qui portait la glorieuse dépouille de son père, qu’il suivit jusqu’aux Invalides, au son des fanfares et des salves.

C’est alors que le fils d’Éléonore Denuelle se crut mûr pour la vie politique : il attendait son heure : il crut l’entendre sonner, en 1848, lorsqu’il apprit que son cousin, le prince Louis, posait sa candidature à la présidence de la République ; il estimait que cette dignité lui revenait, par droit de naissance, et il songea à « briguer les suffrages de la nation ». Il y renonça bientôt, du reste, estimant que ce serait diviser les chances de la famille, et dès que l’empire fut rétabli, il se montra partisan fanatique du nouveau régime. Il se croyait obligé de dire son mot, et adressait aux habitants de Saint-Denis des proclamations enflammées. De l’empereur que, douze ans auparavant, il avait voulu tuer, il accepta, sans rancune, 6000 francs de pension et 225 000 francs de capital, « paiement du legs de conscience de Napoléon ». Cette somme dura « l’espace d’un matin » et Léon se remit à quémander : Napoléon III consentit à payer ses dettes ; mais ce pseudo-cousin était un peu trop compromettant et on lui fit comprendre qu’il eût à se taire.

Léon avait épousé, en 1862, une simple et modeste couturière, Fanny Jouet, qui l’avait rendu père de quatre enfants. Après 1870, chargé de famille, privé de sa pension, sans crédit, sans espoir de jours meilleurs, il sombre tout à coup dans la misère ; il erre de Londres à Toulouse, de Bordeaux à Tours ; en 1879, besogneux, affamé, lamentable, on le revoit à Paris ; il n’y fait que passer et va se fixer à Pontoise, où il trouve à se loger dans une petite maison de la rue Baujon. Il n’avait plus rien ; de toutes les épreuves sous le poids desquelles il succombait, la plus cruelle de toutes était la privation de tabac. On a recueilli ce trait navrant : un jour, à bout de résignation, le comte Léon avise une servante et, tirant de sa poche un couteau. – Voulez-vous faire un marché, dit-il d’un ton suppliant ?

— Lequel ? – Je vous donne ce couteau pour un sou de tabac…

La femme consentit à l’échange ; savait-elle que celui qui le lui proposait avait, tout petit, reçu les courbettes des chambellans et joué aux Tuileries sur les genoux de l’empereur ? Pouvait-elle soupçonner que ce pauvre homme avait failli être proclamé le successeur de Napoléon et ceindre la double couronne de France et d’Italie ? L’empereur pour éviter de rompre avec Joséphine avait eu en effet la pensée d’adopter son enfant naturel.

Le comte Léon mourut le 14 avril 1881 : les voisins durent recueillir sa femme et l’une de ses filles et se cotisèrent pour payer son cercueil.