En 1786, M. le marquis Nicolas-Louis-Marie Magon de La Gervaisais, sous-lieutenant aux carabiniers de Monsieur, alors en garnison à Saumur, tomba de cheval et se démit le pied droit. Le chirurgien-major du régiment le soigna de son mieux. À peu près rétabli, le jeune officier, – il avait vingt ans, – obtint un congé de deux mois et partit pour les eaux de Bourbon-l’Archambault, afin d’y parfaire son rétablissement. Il allait y contracter un mal dont il ne devait jamais guérir.
Ce n’est point que les célèbres sources, fameuses depuis les Romains, n’opérassent pas sur lui leur miracle coutumier. Un vieux dicton assure qu’on pourrait chauffer tous les fours de la ville de Bourbon-l’Archambault rien qu’en brûlant les béquilles laissées par les malades à la fin de leur traitement ; et M. de La Gervaisais, très satisfait de sa cure, se voyait déjà, au bout de quelques jours, en état de parcourir, sans soutien, les belles avenues de marronniers plantés, un siècle auparavant, sur l’ordre de Mme de Montespan. C’est même à cette guérison rapide qu’il dut de ne pouvoir échapper à la corvée de saluer M. le duc de Bourbon, venu de Chantilly pour prendre les eaux. Le duc de Bourbon, arrière-petit-fils du grand Condé, était un très haut et très puissant personnage : prince du sang royal, pair et grand maître de France, duc d’Enghien et de Guise, comte de Clermont et de cent autres lieux, gouverneur et lieutenant-général pour le roi en ses provinces de Bourgogne et de Bresse… M. de La Gervaisais, en sa qualité d’officier du roi, se voyait dans l’obligation d’aller, une fois au moins, faire sa cour au nouvel arrivé. Quoiqu’il ne détestât rien tant que le monde et la fréquentation des grands, quoiqu’il aimât par-dessus tout la solitude, la lecture et la rêverie, il revêtit donc son plus bel habit d’uniforme, en drap bleu de France à revers couleur de ciel, la veste chamois et la culotte de peau selon l’ordonnance, et il se rendit chez le prince afin de lui présenter ses hommages.
Or ledit prince avait amené avec lui sa fille, la princesse Louise, connue à la cour sous le nom de Mlle de Condé ; elle avait vingt-huit ans ; elle était charmante ; des traits délicats, un teint d’une blancheur délicieuse, une chevelure opulente, et dans le regard, ainsi que dans le sourire, une expression d’enjouement et de candeur qui charmait dès l’abord. En dépit de tous ces avantages, Mlle de Condé était restée fille ; non point que les prétendants à sa main eussent manqué, mais la maison royale de France, à laquelle elle appartenait, était alors en tel renom dans le monde, que ses princesses ne pouvaient contracter aucun mariage qui ne ressemblât à une mésalliance, nulle famille souveraine n’étant de rang à présenter, pour de tels partis, un époux sortable : les filles de Louis XV ne s’étaient point mariées, la sœur de Louis XVI devait également renoncer à trouver un prince digne d’elle, et il en avait été de même pour Louise de Condé. Elle s’était, d’ailleurs, très facilement résignée à ce célibat auquel la condamnait sa grandeur, possédant à la fois, outre la conscience de son haut rang et la fierté de son auguste nom, une modestie, une affabilité, une simplicité sans égales ; son esprit et son âme étaient plus dignes d’admiration encore que les traits de son visage, et il faut bien que tant de qualités eussent été irrésistibles, puisque M. de La Gervaisais, dès la première entrevue, se trouva, non point seulement séduit, mais subjugué. Et ce qui étonnera davantage, c’est que la princesse elle-même ne parvint pas à dissimuler l’intérêt que lui inspirait soudain cet humble officier, jugé par elle bien différent de tous les courtisans qui l’entouraient depuis son enfance. Il n’était pas cependant d’une beauté saisissante. La chronique n’a rien rapporté de ses avantages physiques, et c’est donc qu’ils n’avaient rien de particulier ; son élégance était médiocre, son attitude paraissait à l’ordinaire assez gauche et timide ; il ne ressemblait pas du tout à ces officiers de cour, parés, musqués, beaux parleurs, devant à la société des grandes dames et à l’habitude d’approcher le roi une suffisance et une autorité conquérantes. La Gervaisais, Breton d’origine, gardait dans ses façons quelque chose de la rudesse et de l’âpreté de sa terre natale ; il n’avait jamais mis le pied à Versailles et s’était jusqu’alors confiné dans les devoirs de sa vie de garnison. Comment Mlle de Condé pressentit-elle l’ardeur insoupçonnée de ce jeune gentilhomme pour les idées généreuses et nobles ? À quel signe devina-t-elle qu’il y avait en lui un héros assoiffé de sacrifice et d’abnégation ? Ou plutôt n’est-ce pas d’un regard de la princesse que naquirent au cœur du petit officier ces sentiments si peu communs et si désintéressés ? Leur première rencontre décida de leur vie à tous deux : ils s’aimèrent ; et si nul ne s’étonnera de cette passion subite d’un jeune homme de vingt ans pour une si délicieuse princesse, il est plus surprenant que celle-ci ait éprouvé, – en coup de foudre, – cet amour sans issue qui ne pouvait apporter à l’un et à l’autre que des douleurs.
Ils s’aimèrent, et Mlle de Condé ne chercha pas un instant à cacher la ferveur débordante de son cœur : elle n’accepta plus que M. de La Gervaisais comme compagnon de ses promenades. Chaque matin ils allaient ensemble à la source Jonas ou à la fontaine de Saint-Pardoux, afin d’y prendre les eaux ; on les revoyait, par les beaux après-midi, cueillant des fleurs sauvages au pied de la Quinquengrogne, vieille tour du XIVe siècle, vestige de l’antique château des Bourbons ; en revenant de leurs courses, chargés de violettes et de pervenches, ils ne prenaient point la peine de se soustraire aux curieux et suivaient la grande rue de la ville sans songer que leur apparition causait événement. Les gens les regardaient passer et s’ébahissaient de la témérité de l’amoureux lieutenant ; car il était bien certain que ce roman ne pouvait se terminer pour lui que par la Bastille ou quelque autre geôle d’État, une lettre de cachet étant la seule solution possible de cette idylle presque semblable à un crime de lèse-majesté.
La princesse et l’officier avaient déjà tracé le plan de leur existence : ils s’aimeraient de loin, ne pouvant songer à s’unir ; ils s’aimeraient toujours, sans se voir jamais ; détermination héroïque, que, dans l’enthousiaste ardeur des premiers jours, ils jugeaient réalisable. Ils en échangèrent le serment et, quand Mlle de Condé quitta Bourbon-l’Archambault, comme le lieutenant, perdu dans la foule entourant la berline, se tenait à l’écart, s’efforçant à réprimer sa trop manifeste émotion, on entendit la princesse, s’adressant à lui, dire à haute voix :
« Monsieur le marquis, vous me donnerez de vos nouvelles ; je promets de vous répondre. »
C’était l’aveu public d’une situation sans précédent comme sans exemple dans l’histoire de la cour de France.
C’est ainsi que s’amorça cette correspondance qui, publiée cinquante ans plus tard, révéla la chaste histoire d’amour et fit connaître l’âme admirable de la dernière des Condés. Celle-ci, en des lettres où, a-t-on dit justement, « tous les mots flamboient sous des ardeurs qui ne sont pas de ce monde, » exprime ses sentiments avec une candeur, une tendresse, une grâce et une humilité singulières ; elle se fait petite devant son ami ; sa délicatesse l’avertit que, princesse du sang royal, elle doit lui faire oublier l’infranchissable distance qui le sépare d’elle. Le secret de son cœur est connu maintenant du prince son père et de son frère le duc de Bourbon ; pourquoi le dissimulerait-elle ? Sa vertu n’a rien à cacher, elle rougirait de ne point proclamer le lien qui l’unit devant Dieu à celui que les préjugés mondains lui interdisent d’élire pour époux. Mais elle est prête au sacrifice ; elle se sent de force à immoler son bonheur à celui qu’elle aime. S’il devait trop souffrir d’une tendresse sans espoir, elle préférerait son indifférence ; elle trouverait de la consolation à le sentir heureux. Elle sait qu’un jour il a regardé avec tristesse des petits enfants et elle s’épouvante à la pensée qu’elle le prive du bonheur d’être père. Aussitôt elle le dégage de son serment ; elle ne demande plus que la seconde place dans le cœur dont son cœur est plein.
« Il y a des sacrifices bien cruels, écrit-elle ; quand on aime, on les fait,… je ne sais pas si on les supporte. »
Elle en arrive à maudire le rang auquel elle appartient ; le roi lui-même ne pourrait lever les obstacles qui s’opposent à son bonheur. D’ailleurs, ces préjugés redoutables, elle les partage ; elle en souffre, mais veut y demeurer fidèle. Avec quels déchirements, quels regrets !
« Oh ! les petites maisons des vignes ! » soupire-t-elle.
Il faut dire que le marquis de La Gervaisais n’avait rien d’un mystique ni d’un ascète. Esprit fort, imbu de la philosophie du siècle, ayant, depuis son jeune âge, perdu tout sentiment religieux, il était peu disposé à la vie séraphique ; aussi est-il surprenant de constater combien est rapidement puissante, sur cet esprit indépendant, mal préparé au renoncement et à la résignation, l’empreinte de la sainte fille qui lui a voué un si parfait amour. À peine se débat-il sous la douce main qui le mène ; sa pieuse princesse exige qu’il apprenne à prier en priant pour elle ; elle veut qu’il demande à Dieu qu’elle obtienne la grâce de porter allègrement l’épreuve qui détruit leur avenir à tous deux ; elle ne consent pas à ce que son ami soit malheureux ; elle lui enseigne discrètement un moyen d’échapper à la tristesse : si elle devait bientôt mourir, elle souhaiterait qu’il se consolât en s’occupant des pauvres ; la charité, à son avis, est la vraie source de toutes les joies. Elle cherche à lui rendre la foi qu’il a perdue ; elle répond à ses objections en lui dépeignant la puissance de la prière, la générosité du sacrifice chrétien ; et quel cri de bonheur le jour où elle apprend que, par amour pour elle, il est entré dans une église, et qu’il est resté longtemps agenouillé devant le tabernacle, implorant Dieu pour qu’elle soit heureuse. Il semble que, à cette confidence, le cœur de la princesse a débordé : la passion l’emporte ; elle ne peut plus vivre loin de son ami qui tient maintenant garnison à Rennes : elle demande pour lui à son père une lieutenance dans les gardes-françaises dont le régiment ne quitte jamais Paris. Le prince de Condé, sûr de sa fille, obtient facilement cette faveur enviée. La princesse est à Chantilly. Bientôt, l’hiver venant, elle va rentrer à Paris, où La Gervaisais vient de s’installer, ivre de bonheur. Mais, à mesure que le moment approche de cette réunion tant désirée, – un an déjà s’est écoulé depuis les trop courtes entrevues de Bourbon-l’Archambault, — la pure amoureuse est prise d’effroi : ses lettres deviennent plus rares, plus réservées ; elle a scrupule de le revoir. Lui, trépigne d’impatience, s’irrite ; quand donc quittera-t-elle Chantilly ? Et, après un mois de silence, il reçoit une lettre où elle le supplie de partir avant qu’elle arrive. Elle est sans force ; si elle le rencontre, elle sait qu’elle perdra toute sa vaillance ; ces luttes la brisent ; elle est malade. Il l’aime tant qu’il obéit et retourne à sa lointaine Bretagne. Alors seulement elle ose affronter Paris et se réinstalle dans ce joli hôtel bâti pour elle par l’architecte Brongniart au fond du faubourg Saint-Germain et qu’on peut voir encore, parfaitement intact, au n° 12 de la rue Monsieur.
Là, elle s’abandonne à ses larmes ; de ce « cabinet bleu » qui lui est si cher, dont elle a si souvent décrit à son ami l’élégante intimité et dont elle a même à son intention tracé le plan, elle lui écrit une lettre, la dernière : « Oh ! ne me haïssez pas, mais ne m’aimez plus. Adieu ! Votre réponse terminera notre correspondance… »
Mais elle se sent si peu de courage et tant d’alarme, qu’elle redoute déjà cette réponse :
« Si elle ne doit pas achever de briser mon cœur, je vous supplie de m’en prévenir par une petite croix tracée sur l’enveloppe. »
Sans ce signe, elle n’osera pas l’ouvrir.
La réponse de La Gervaisais parvint trois semaines plus tard ; l’enveloppe ne portait pas de petite croix, et la lettre fut brûlée sans être lue. On a de la princesse un dernier billet adressé à un confident de ses peines :
« Dites-lui, non pas que je serai heureuse, il ne le croirait pas ; mais que l’idée d’avoir rempli mon devoir sera toujours ma consolation… »
Le marquis de La Gervaisais l’aimait encore pourtant ; mais la haute vertu de son idole avait transformé son cœur. Lui aussi, maintenant, comprenait l’austérité du devoir et se plaisait au sacrifice. Revenu au Dieu de celle qui l’avait tout entier conquis, il acceptait courageusement de n’exister plus que pour les âpres voluptés cénobitiques ; cette sainte avait accompli un miracle et fait de lui un saint ; il se résignait à ne plus la voir, à ne plus correspondre avec elle, mais il s’était juré de lui consacrer tout de même sa vie. Il donna sa démission et partit pour la Suisse, qu’il explora, seul, à pied. L’isolement, l’amour éperdu et sans espoir, la contention de son esprit, l’habituelle fréquentation des hautes pensées avaient produit en lui une singulière métamorphose, qui se manifestait par une sorte de pouvoir divinatoire. Avant 1789, il fut le premier qui prédit à la Monarchie : « Tu vas tomber ; la République viendra après toi. » Au premier jour de la Révolution, il pressentit le calvaire qu’allait gravir la famille royale. Il fit aviser de ses craintes la princesse de Condé ; elle gagna l’étranger, avec son père, son frère et son neveu, ce charmant et brave petit duc d’Enghien, qu’elle aimait comme un fils et dont elle avait surveillé maternellement l’éducation.
Louise de Condé était en Allemagne. La Gervaisais passa en Angleterre ; il y resta tant que dura la Terreur. À son retour en Bretagne, dans les premiers jours de 1795, il s’occupait à rassembler les débris de sa fortune, quand il apprit que, du fond de son exil, sa fidèle princesse, qui n’avait cessé de penser à lui, ordonnait qu’il renonçât au célibat :
« Aussitôt que vous le pourrez, avait-elle écrit, vous vous marierez avec une femme digne de vous. »
Docile, il obéit encore ; il épousa l’une de ses cousines, choisie et désignée par la proscrite. Et l’on ne sait auquel des trois personnages de cette extraordinaire histoire décerner la palme du stoïcisme : ou de l’aimante lointaine qui, pour parachever la cruelle rupture, exige ce mariage, ou de l’homme qui y consent, ou de la femme qui s’y résigne, avertie qu’elle n’aura que la seconde place dans un cœur où règne une rivale adorée.
Errante à travers l’Europe, Mlle de Condé, assurée maintenant contre soi-même, se donna à Dieu sans partage ; désormais elle ne sera plus ni Altesse ni Condé ; elle a revêtu la robe de bure et coiffé le bonnet de deuil des religieuses ; elle ne veut porter d’autre nom que celui de sœur Marie-Joseph de la Miséricorde. Un deuil terrible a déchiré son âme : son cher neveu, son enfant d’élection, le petit, comme elle le nomme, le duc d’Enghien, arraché traîtreusement de sa retraite hors de France, est tombé, sans jugement, sous les balles de Bonaparte. L’Europe entière a frémi de ce crime. Louise de Condé, « la vestale catholique, » s’est réfugiée dans la prière ; désormais elle est morte au monde. Ce qu’apprenant, le marquis de La Gervaisais s’est cloîtré, lui aussi ; il s’est retiré dans une de ses terres, où il vit isolé de tous, poussant la charrue, défrichant les landes, menant l’existence d’un paysan, sans plaisirs, sans relations, sans autre préoccupation mondaine que l’idée fixe de son amie perdue dont il lui semble que, à toute heure, la pensée muette rencontre sa pensée à travers les espaces. Une seule fois il sort de son silence : c’est en 1811, alors que Napoléon, à son apogées sacré par le pape et marié à la fille de Habsbourg, tient le monde sous ses pieds, La Gervaisais, inspiré par quelque voix secrète, est seul à discerner la fragilité du colossal édifice. De sa main alourdie par le soc et la bêche, il écrit au tout-puissant empereur :
« Sire, faites la paix. Si vous brûlez une cartouche de plus, vous êtes perdu ; c’est un paysan qui vous le dit. »
La missive parvint au ministère de la police et fut classée parmi les paperasses dans le carton réservé aux lettres de fous. Deux ans plus tard, l’Empire s’effondrait. Les survivants de la famille de Condé, c’est-à-dire la princesse Louise, son père et son frère, rentraient à Paris. La princesse trouvait un asile chez sa belle-sœur, la duchesse de Bourbon, dans ce bel hôtel de Matignon, rue de Varennes, qui, récemment, abritait les ambassadeurs d’Autriche. Mais cette demeure paraissait trop somptueuse à la pieuse fille des Condés ; elle obtint de se retirer dans un petit pavillon élevé à l’extrémité du vaste parc de l’hôtel, modeste construction qui, réparée il y a quelque trente ans, existe encore et prend accès sur la rue de Babylone. Louise était là tout près de la chapelle des Missions, alors église paroissiale, et de son ancien hôtel de la rue Monsieur, qu’elle ne voulait plus habiter, redoutant encore de se retrouver en ce « cabinet bleu » où elle avait écrit tant de lettres brûlantes à l’ami volontairement aboli.
Lui, déjà cinquantenaire, n’oubliait pas. On a quelque indice que, apprenant le retour de celle qu’il aimait toujours, il quitta sa charrue et vint à Paris, dans l’espoir, peut-être, de la revoir. Il ne tenta point pourtant de la rencontrer ; mais il se risqua à parcourir cette rue de Babylone où il savait qu’elle demeurait, et à passer, le cœur grelottant, devant la petite maison que signalaient « deux guérites vides », la modestie de la dernière des Condés s’effarouchant des sentinelles d’honneur auxquelles avaient droit les princesses. On sait seulement que, un jour, à la fin de février 1815, elle reçut un billet anonyme contenant ces seuls mots : « Quittez Paris. Il va revenir. » C’était La Gervaisais qui, veillant sur elle, prophétisait. Dix jours plus tard on apprenait que Bonaparte avait débarqué au golfe Juan et qu’il marchait triomphalement sur la capitale.
Nouvel exil pour les Bourbons, exil de courte durée qui ne se prolongea pas au-delà des Cent Jours fatidiques. À la seconde Restauration, Louise de Condé obtint du roi la faveur de se loger au Temple et d’y établir la communauté fondée par elle. La vieille tour sinistre, naguère prison de la famille royale, était démolie ; mais l’ancien palais du Grand Prieur où Louis XVI détrôné avait été livré, le 13 août 1792, à la Commune triomphante, existait encore. C’est là que s’établit sœur Marie-Joseph de la Miséricorde. L’ancien grand salon fut transformé en chapelle, et, chaque jour, par la volonté de la tante du duc d’Enghien, on priait là… pour le meurtrier ! C’est au Temple que l’ex-princesse mourut, parmi ses Bénédictines éplorées, en 1824. L’éloge de la sainte défunte parut en brochure intitulée Une âme de Bourbon et signée du nom d’un écrivain que personne ne connaissait, de sorte que la plaquette passa inaperçue : ce nom était marquis de La Gervaisais. De même que jadis il avait dit à la République : « Tu es trop violente, un soldat te brisera, » il prédisait maintenant à la royauté et à ses partisans : « Vous songez trop au passé, l’avenir se débarrassera de vous… » Six ans plus tard, l’oracle se réalisait : aux Bourbons de la branche aînée succédait le roi citoyen. La Gervaisais salua son intronisation par cet avis : « Vous avez fait choir votre cousin, un homme en blouse vous fera tomber. »
Car maintenant il n’arrête pas de vaticiner. N’ayant plus de charrue à diriger, libre, – enfin, – de reparaître au jour des vivants, après trente-huit ans de séquestration volontaire, il se manifeste abondamment.
« Je ne suis ni prophète ni fils de prophète, proclame-t-il ; le Seigneur m’a pris lorsque je menais mes bêtes et il m’a dit : allez et parlez à mon peuple d’Israël… »
Et il parle, le loquace Breton, qui s’est tu durant si longtemps ! Il parle, ou plutôt il écrit, sans ménagement. Plus de trois cents brochures sont publiées par lui, sous son nom ; on a calculé que ces opuscules réunis formeraient au moins vingt-cinq gros volumes. Par malheur tout cela est éparpillé, presque introuvable ; et d’ailleurs qui de nous aurait le courage d’aborder ce fatras ? Ceux qui ont essayé d’y pénétrer assurent que « ni la Sibylle de Cumes, ni le devin Tirésias, ni la pythonisse de Delphes, ni Mlle Lenormant, ni les somnambules, ni les astrologues, n’ont égalé en lucidité et en divination le marquis de La Gervaisais ». Mais ces horoscopes sont présentés sous une forme si grandiloquente, qu’on a quelque peine à en poursuivre la lecture. Pourtant on y rencontre des aperçus saisissants : cet homme étrange a vu, longtemps à l’avance, la mort du duc d’Orléans tombant de voiture et se brisant le crâne sur un pavé de Neuilly ; le vieux roi Louis-Philippe, déconcerté et perplexe, abdiquant au premier murmure de l’émeute. Il a vu la république s’installer à la place du monarque détrôné, dans les Tuileries vacantes ; mais, à cette république hésitante, il a prédit : « Tu auras trop de bavards, trop de clubs, trop de brouillons et d’agitations stériles. La France se jettera de nouveau entre les bras des princes. » Il a vu le péril prussien et le vieil empire d’Allemagne rétabli au profit des Hohenzollern ; il a vu le triomphe de l’aristocratie bourgeoise, l’oligarchie financière : « Attendez ! attendez ! vous avez fait une révolution contre les nobles, on en fera une contre vous. Vous adorez l’argent, votre seule Charte, votre unique souci, votre Dieu ! On ne vous coupera pas la tête ; à quoi bon ? Ils guillotineront votre argent. » Il a vu, – et pour un homme qui mourut en 1838, ce n’est point, à coup sûr, ordinaire, – il a vu avec effroi les progrès de la science tueuse d’hommes, le matérialisme des demi-savants, la dégradation et le mépris des vieilles et saines traditions, « après l’âge du papier, l’âge du fer, puis l’âge du plomb, » l’âge des balles et des tueries, des querelles vidées à coups de canon des hécatombes effroyables et des haines sociales irréductibles.
Ils ne sont pas souvent réconfortants, les prophètes ; celui-là, particulièrement, est porté à voir sombre ou rouge. Il est vrai que, par suite d’une rencontre fortuite, la vie l’avait bien mal servi, et sans doute lui en gardait-il rancune.
Son nom est tout à fait tombé dans l’oubli, et nul ne songe plus à la touchante histoire de ses blanches amours.
Celle pour laquelle il se sacrifia doit à sa haute vertu de survivre dans les mémoires fidèles. Soir et matin, chaque jour, son nom est répété au pied d’un autel fleuri, là-bas, derrière les grilles d’un couvent, au fond du faubourg Saint-Germain. Lorsque les Bénédictines du Temple durent abandonner, il y a soixante-dix ans, le vieux palais où les avait groupées sœur Marie Joseph de la Miséricorde, elles firent choix, pour s’y installer, d’un terrain dépendant de l’ancien hôtel de la princesse de Condé, rue Monsieur ; et quand leur chapelle y fut bâtie, elles y transportèrent le corps vénéré de leur fondatrice. Il repose, dans la crypte, fermée aux profanes, non loin de ce « cabinet bleu » où la descendante du Grand Condé a tant aimé, tant pleuré et tant souffert.