L’évasion de « Bibi »

Bien véritablement les plus belles histoires, après celles d’amour, sont les récits d’évasions : l’ingéniosité qu’exige du prisonnier la combinaison de son plan, les travaux de démolition qu’il entreprend à l’aide d’une épingle ou d’une arête de poisson, sa ténacité, ses espoirs, ses angoisses quand, les préparatifs terminés, vient l’heure de la fuite, et aussi le désappointement des méchants geôliers, leur ébahissement à l’aspect du cachot vide, la poursuite, tout cela est propre à passionner. Il y a des gens très peu intéressants par eux-mêmes qui sont célèbres pour avoir su bien s’évader, Latude, par exemple, ou le baron de Trenck.

Ceux-là passent pour des maîtres ; pourtant on a fait mieux. En janvier 1805, quatre royalistes, prisonniers d’État au fort de Joux, Frotté, Moulin, Girod et d’Hauteroche, s’échappèrent de façon si galante que leur aventure, quoique peu fameuse, doit être considérée comme le modèle du genre. Elle fut signalée à Napoléon, en quelques mots très secs, par Fouché qui, chaque matin, adressait à son maître un bulletin résumant les faits dont il voulait que l’empereur fût averti. Ces bulletins, qui sont l’histoire au jour le jour de la période impériale, dormaient si bien, depuis un siècle, dans les cartons de la secrétairerie d’État, aux Archives nationales, que M. Thiers avait affirmé « qu’ils étaient brûlés ». Depuis quelques années, des chercheurs tels que MM. Henry Houssaye, Frédéric Masson, Louis Madelin ou Lanzac de Laborie les ont courageusement consultés ; mais c’est un trésor dont on n’avait pas la clef. M. Ernest d’Hauterive nous la donne : il a entrepris la publication de ces cahiers à faveurs vertes, qui quotidiennement passaient sous les yeux de l’empereur, si loin de Paris qu’il se trouvât, et qui constituent le véritable sous-sol de ces vastes monuments d’histoire élevés à la glorification de l’empereur.

Ainsi, à la date du 4 février 1805, l’évasion de Moulin et de ses compagnons est signalée en peu de lignes. Fouché n’aimait pas beaucoup s’étendre sur ce genre de déconvenues ; mais M. d’Hauterive prend soin de rapprocher des indications succinctes des bulletins les dossiers individuels qui en fournissaient à la police la substance, et c’est là une source intarissable d’informations aussi variées que pittoresques.

Pour revenir aux quatre héros du fort de Joux, ils avaient, vivant ensemble, trouvé le moyen de déplacer une pierre du mur de leur cachot et d’entrer ainsi en communication avec le pensionnaire de la cellule voisine, le marquis de Rivière ; celui-ci leur passa un plan de la forteresse ; même, au moyen d’un tuyau, il leur versait une partie de son vin, et le commandant du fort – un ancien noyeur de Nantes, nommé Lefebvre – s’étonnait de la consommation extraordinaire que faisait, dans sa solitude, ce détenu réputé si sobre.

Moulin et Girod, à l’aide d’un petit couteau, se mirent à entamer la muraille ; chaque soir ils se relayaient à cette besogne, tandis que Frotté, juché sur une chaise, observait, à travers les barreaux de la fenêtre, la porte du corps de garde et que d’Hauteroche cachait dans les lits les plâtras tombés de la brèche. En douze jours, ils eurent descellé les pierres d’un mur épais de trois mètres, tressé en une corde à nœuds de soixante-six mètres de long leurs draps, leurs chemises et leurs serviettes, toutes choses habituelles à ceux qui s’évadent et rien en cela ne singulariserait leur fuite, s’il n’y avait pas eu Bibi.

Bibi était une jolie petite chienne que, avec la permission du commandant, Girod avait introduite dans la prison et qu’il aimait beaucoup. L’emporteraient-ils avec eux ? La tueraient-ils, ne pouvant l’emmener ? La question fut mise aux voix. « Pendant la délibération, racontait plus tard Moulin, la pauvre bête, comme si elle eût compris qu’il s’agissait d’elle, nous caressait encore plus qu’à l’ordinaire, et Hauteroche, qui était d’abord d’avis de s’en défaire, en fut touché lui-même. Nous préparâmes une gibecière où on la renfermait, la tête seule au-dehors, le corps retenu par un bouton. On l’y plaçait tous les soirs et elle s’accoutuma si bien à cet exercice qu’elle sautait elle-même dans le sac quand on le lui présentait ».

Le 27 janvier au soir, tout fut prêt. Rivière fit passer à ses amis une excellente poularde truffée et quelques bouteilles de bon vin ; à cinq heures ils dînèrent gaiement, trop gaiement même, car Hauteroche, voyant déposer des pierres sur son lit, demanda où il allait coucher. Tous quatre se glissèrent, à la nuit close, hors du cachot. Le froid était très vif ; la corniche couverte de neige sur laquelle ils se trouvaient n’avait que deux mètres de largeur et surplombait l’abîme ; un sapin se dressait près de là, entre deux fentes de rocher : ils y attachèrent la corde, et Girod, le premier, descendit…

Après quelques minutes d’attente, ils l’entendent remonter ; il s’élève à force de bras et reparaît découragé ; à vingt-cinq mètres en contrebas, il a trouvé une sorte de plateforme au-dessous de laquelle s’ouvre un précipice. Il faut chercher un autre point de descente. Mais le temps presse. Moulin descend à son tour. Au lieu de s’arrêter à la première plateforme, il se laisse dévaler jusqu’au bout de la corde et rencontre un rocher plat qui peut servir de station. Il remonte alors pour avertir ses compagnons, leur faire part de sa découverte, et redescend le premier pour leur montrer le chemin. Girod, Frotté et d’Hauteroche se laissent glisser tour à tour. Les voilà bientôt réunis à Moulin ; mais tandis que les fugitifs tirent sur la corde pour la détacher du sapin et poursuivre leur périlleuse descente, des gémissements lamentables se font entendre en haut du rocher : c’est Bibi que Girod dans sa précipitation, a oubliée, et qui hurle à donner l’éveil à toute la garnison.

Il faut aller la chercher. Girod tente l’escalade ; mais ses bras refusent de le soulever ; il s’arrête au second nœud. Hauteroche et Frotté essayent après lui et ne sont pas plus heureux. C’est Moulin, tout brisé qu’il est par ces effroyables ascensions et ces descentes successives, qui va remonter encore, prendre la petite chienne et l’enfermer dans son sac. « Il semblait, dit-il, que la pauvre bête sentît tout le prix de la peine qu’elle m’avait donnée : elle allongeait la tête hors du sac et me léchait la figure comme pour essuyer la sueur qu’elle m’avait fait couler. »

Moulin rejoignit enfin ses compagnons. La corde fut amenée ; on la rattacha à un buisson d’épines et l’on recommença à descendre de corniche en corniche. À deux cent cinquante mètres au-dessous de leur cachot, les quatre hommes touchèrent enfin à la grande route ; une heure sonnait à l’horloge du fort.

Ils se mirent aussitôt en marche vers la Suisse : huit lieues de chemin. Ils étaient presque sans argent, n’ayant à eux quatre qu’un louis double, que dès la frontière franchie, Frotté ébrécha largement par l’achat d’une belle pipe qui coûta trente-six livres. Ils arrivèrent à Neuchâtel à quatre heures du soir et trouvèrent là un asile. Moulin et Frotté réussirent à passer en Angleterre ; d’Hauteroche et Girod, qui n’avaient pas un sou, restèrent cachés en Suisse, dans la maison d’un paysan, en attendant des fonds qui leur furent envoyés de Paris.