Faux Napoléons

Tandis que les gens crédules, – de ceux qui ajoutent foi à ce que racontent les journaux – étaient persuadés que l’Empereur, embarqué par les Anglais à bord du Northumberland, le 7 août 1815, voguait vers Sainte-Hélène et devait avoir déjà passé l’Équateur, il se présenta, dans le courant de septembre, aux habitants d’un village de l’Isère : ce n’était pas un fantôme, mais bien Napoléon en personne et tous ceux qui l’avaient vu au temps de sa gloire le reconnurent. Seulement, il avait changé de nom : il se nommait maintenant Félix, pseudonyme de bon augure, puisque, comme nul ne l’ignore, ce mot latin signifie heureux. Cette apparition, loin de surprendre, était attendue : on s’étonnait même qu’elle eût tant tardé. Ne savait-on pas, en effet, que le grand homme accomplissait des miracles ? Les paysans de l’Isère ne l’avaient-ils pas vu passer, sept mois auparavant, conquérant la France à la tête de 200 grenadiers ? Il avait berné les Anglais à l’île d’Elbe, il pouvait bien leur avoir brûlé la politesse à Plymouth. D’ailleurs, on n’ignorait pas que, trois semaines après Waterloo, alors que les dépêches officielles signalaient son séjour à l’île d’Aix, il était à Lyon, réfugié chez des amis sûrs, et les ouvriers de la grande ville s’étaient même soulevés, le réclamant pour chef. Bien qu’il eût refusé de se mettre à leur tête, le bruit persistant de sa présence dans la région lyonnaise avait préparé les esprits à sa prochaine manifestation et l’on croyait généralement qu’il allait surgir tout à coup, suivi d’une armée formidable de Turcs et de nègres.

Félix ne commandait ni Turcs ni nègres : il était seul et ne se risquait pas dans les villes : il parcourait les campagnes, « parlant aux paysans de ses projets et de ses moyens » ; il n’alla pas loin : les autorités, bientôt avisées de l’émotion causée par les randonnées de cet imposteur, lancèrent les gendarmes à ses trousses ; il fut arrêté, conduit à Vienne-en-Dauphiné et logé à la prison de ce chef-lieu d’arrondissement. Son épopée finit là ; on ne sait ni quel était ce personnage, ni pour quelles raisons il s’était embarqué dans cette aventure. Sans doute, aux archives du greffe de Vienne, retrouverait-on trace des interrogatoires qu’on lui fit subir et de la façon dont il tenta de se justifier. Ce dut être piteux, car le rôle qu’il assumait était difficile à soutenir. On s’explique le succès persistant des nombreux dauphins, fils de Louis XVI ; les croyants attribuaient au défaut de mémoire, les réticences bien excusables de la part d’un enfant martyr, les lacunes des récits forgés par ces prétendus princes et les bourdes dont ils les agrémentaient : il leur suffisait de dire : je ne me souviens plus, pour exciter la pitié de leurs complaisants adeptes. Mais dame ! Se prétendre Napoléon, c’est une autre affaire et a première condition dans l’usurpation d’une telle personnalité est de faire preuve de génie. Or, le génie ne court pas les rues et ceux qui en sont doués l’emploient ordinairement à toute autre chose qu’à jouer les faux Smerdis.

Réduite à ce rien, l’histoire avortée de Napoléon-Félix ne mériterait pas d’être rappelée : mais elle a une suite, ou, tout au moins, un corollaire et c’est à un fonctionnaire de la seconde Restauration qu’on doit d’en être instruit. Armand Marquiset était, à 26 ans, en 1822 secrétaire général de la Préfecture de la Lozère : son Préfet, avec lequel il vivait en excellents termes, se nommait M. de Valdenuit. Mende, chef-lieu du département, était, à cette époque une résidence sévère : lacis de vieilles rues, étroites et sombres, serrées autour de la cathédrale et dominées à pic par une muraille de rochers, hauts de 350 mètres, qui ne contribuaient pas à égayer le paysage. Logé à la Préfecture, alors installée à l’ancien palais épiscopal, Marquiset, qui avait vécu à Paris dans la société la plus élégante, supportait courageusement son exil et, comme les distractions ne le détournaient pas de son devoir, il s’appliquait, de tout son zèle de bon royaliste, à surveiller le personnel de l’arrondissement. Il entendit parler d’un religieux, le Père Hilarion dont les paysans des environs de Mende prononçaient le nom avec une vénération empreinte d’une sorte de terreur superstitieuse : Marquiset se renseigna auprès du capitaine de la gendarmerie : « Qu’est-ce que ce Père Hilarion ? Que savez-vous de lui ? » Le gendarme, très ému, se pencha vers le secrétaire général et lui dit tout bas, à l’oreille : « C’est l’Empereur. – Comment ? L’Empereur ? s’exclama Marquiset ; mais l’empereur est mort depuis dix-huit mois ! » L’autre sourit d’un air incrédule et fit de la tête un signe négatif. Manifestement, son opinion était irréductible et on tenterait vainement de la modifier.

Intrigué, Marquiset poursuivit son enquête : il apprit que ce Père Hilarion était, à en juger par son costume « un espèce de capucin », venu on ne savait d’où. Il avait acheté, à quelques lieues de Mende, un vieux château en ruines qu’il espérait payer avec l’argent que lui enverrait le Bon Dieu en temps opportun, et il y recueillait les aliénés dénués de ressources qui, dans cet asile, trouvaient, outre un régime confortable, des soins éclairés. Du mystère dont s’entourait la personnalité du charitable moine, une légende était née : on s’accordait à voir en lui quelque personnage éminent, dégoûté des grandeurs et désireux de faire oublier sa véritable identité ; quelqu’un ayant émis l’idée qu’il pourrait bien être l’empereur lui-même, cette conviction s’était propagée rapidement : en 1822, persuadés, comme bien d’autres que Napoléon n’avait pu mourir, ainsi qu’on l’avait annoncé dans l’été de l’année précédente, la plupart des villageois de la Lozère et bon nombre de citadins de Mende croyaient fermement que, échappé de Sainte-Hélène, il s’était mué en Père Hilarion ; « jamais, écrivait Marquiset, nous n’avons pu les désabuser à cet égard » ; mais lui-même désirait vivement connaître l’énigmatique philanthrope et juger personnellement des raisons qui avaient donné l’essor à ce singulier conte bleu. Il décida son Préfet à l’accompagner et, un matin, tous deux se mirent en route avec le capitaine de gendarmerie et quelques hauts fonctionnaires civils et militaires du département ; tous avaient revêtu pour la circonstance, comme s’ils allaient rendre hommage à quelque majesté authentique, leurs costumes et leurs uniformes de gala.

Quand le cortège du Préfet approcha du vieux manoir où le moine vivait dans la société des fous, on le vit apparaître en robe de bure, à cheval, escorté d’une douzaine de religieux, également montés et qui tous paraissaient être d’habiles cavaliers. En l’apercevant à la tête de cet état-major en soutanes, ses visiteurs s’arrêtèrent stupéfaits : c’était l’empereur, – l’empereur à 32 ou 35 ans, – l’âge du couronnement, – tel que des milliers d’images l’avaient fixé dans la mémoire populaire : même profil de médaille, même front olympien, même regard perforant, même gravité songeuse tempérée par un sourire. Marquiset jugea la ressemblance « extraordinaire » et avoue qu’il en fut singulièrement troublé. La cavalcade des capucins encadra les habits brodés et les uniformes militaires et l’on arriva ainsi à la ruine où campait avec ses hospitalisés le Père Hilarion. Il en fit les honneurs avec courtoisie et dignité : l’établissement était fort soigneusement tenu et les pensionnaires avaient tous l’apparence de gens bien portants et satisfaits de leur sort.

En visitant la classe où deux frères instituteurs apprenaient à lire et à écrire aux enfants pauvres du pays, M. de Valdenuit éprouva le besoin de leur adresser une allocution pompeuse et ampoulée sur le mérite de leur belle action. Marquiset ne quittait pas des yeux l’un des maîtres auxquels ces paroles s’adressaient ; il était certain d’avoir rencontré cette figure-là quelque part et ne parvenait pas à se rappeler en quelle circonstance ni en quel endroit. Le discours du préfet finit et le moine s’approcha de Marquiset. – « Monsieur ne me reconnaît donc pas, dit-il ; c’est bien étonnant ; c’est moi qui étais domestique, il y a deux ans, chez M. le Préfet et je vous ai bien souvent passé les plats à sa table. » Il raconta alors comment un amour contrarié était la cause de sa nouvelle situation.

À la vérité, le plus fou des hôtes du manoir paraissait être le généreux capucin qui présidait ce collège d’hallucinés : sa conversation était du ton de la meilleure société ; ses manières excellentes, ses gestes vifs et gracieux, son tact, son esprit, l’élégance simple de sa parole décelaient un homme du monde ; mais, soit qu’il voulût mystifier ses hôtes de passage, soit, plutôt, pour esquiver les questions indiscrètes sur son passé, ses ressources, sa famille et son véritable nom, il extravaguait par moments et jouait le démonomane : ainsi assurait-il, avec un sérieux déconcertant que, au cours de ses tournées dans le pays « il rencontrait souvent le diable ; celui-ci lui disputait le passage ; mais une certaine prière le mettait en fuite. » Le Père Hilarion prétendait aussi que, grâce à ses relations avec Lucifer, il avait visité l’enfer ; il décrivait ce séjour de désolation avec une effarante minutie de détails et semblait si convaincu que nul n’en mettait en doute l’authenticité… Comme, en quittant l’hospice, le Préfet reconnut, parmi les moines qui le saluaient, son ancien domestique, le Père saisit cette occasion de marquer son dédain pour les gens dits « de qualité » : – « Plus les hommes sont simples, plus ils s’élèvent ici ». On se sépara sur ces paroles et le capitaine de la gendarmerie, tirant Marquiset par la manche, lui souffla : « L’Empereur a raison ! » Le gendarme n’en démordait pas : le Père Hilarion était bien l’empereur : il suffisait d’interpréter ses paraboles pour en avoir la certitude : tombé, – et de quelle cime ! – le maître du monde n’avait-il pas traversé l’enfer des trahisons, des reniements, des lâches délaissements ? Et s’il se plaisait tant parmi les humbles et les fous, c’est parce qu’il avait évalué la suffisance des sages et la bassesse des grands. Oui « l’empereur avait raison… »

 

On n’en sait pas davantage sur ce singulier personnage. Existait-il quelque lien entre lui et le faux Napoléon arrêté dans l’Isère, en 1815 ? Était-ce le même homme ? Qui était-il ? Que devint-il ? L’établissement qu’il a fondé existe-t-il encore ? Ce sont là des questions que seuls les érudits locaux pourraient élucider, et, sans doute s’en est-il déjà trouvé pour étudier cette étrange figure. Je ne puis même dire dans quelle ruine féodale le Père Hilarion avait installé ses fous : les vieux châteaux ne manquent pas dans la région de Mende : était-ce Saint-Marc, ou Prades, ou la Roche, ou Hauterive, ou La Case, ou Blanquefort le plus pittoresque et le plus romantique de tous ? À tout hasard, je déciderais en faveur de La Case, non loin de Saint-Énimie, au bord du Tarn, car il y a là une salle où, selon la tradition, les démons jadis fréquentèrent. Le manoir est, aujourd’hui une hôtellerie ; mais la chambre du diable a été conservée et, peut-être, est-ce là un souvenir lointain des rêveries qui, dans toute la contrée, rendirent populaire le Napoléon-capucin.