Le Tambour de l’Empereur

À quatorze ans, en 1804, Santini servait en qualité de tambour au bataillon des tirailleurs corses de Catagno qui tenait garnison à Antibes. Sa caisse au dos, il traversa toute l’Europe, battit aux champs, quand passait l’empereur, au camp de Boulogne, scanda la charge d’Austerlitz, campa sur les bords du Rhin, du Danube et du Niémen, fit le coup de feu à Iéna et à Eylau, n’ambitionnant qu’un bonheur, celui de voir galoper, sur le front des troupes, parmi les fanfares et les acclamations, le Petit Tondu, le Père la Violette, son compatriote, l’Empereur, qu’il adorait comme la personnification glorieuse de sa Corse bien-aimée. Il s’était juré de consacrer à Napoléon toute sa vie obscure, sans même l’espoir d’être connu de lui, sans concevoir la folle illusion qu’un jour le maître le remarquerait dans la foule et lui accorderait un de ces signes de tête qui payaient vingt ans de dangers et d’abnégation. Quelle chance, en effet, Santini avait-il de se signaler parmi ces innombrables cohortes d’anonymes héros et d’attirer l’attention de son dieu ? Et voyez comme une passion tenace et volontaire triomphe de tous les obstacles : l’ex-tambour, quoiqu’il sût à peine lire et écrire, fut choisi, lors de la campagne de Russie, comme courrier du quartier impérial. Il approchait maintenant l’empereur tous les jours. Il le suivit à Moscou, passa, avec lui, des flammes du Kremlin aux glaces de la Bérézina, assista aux batailles de Leipzig, ne manqua pas un des combats de la campagne de France, et arriva enfin, avec le César vaincu, à Fontainebleau.

Il ne fut pas de ceux qui l’abandonnèrent : l’idée de vivre loin de son empereur, de ne plus le servir, le rendait fou. Il supplia tant et si bien que le grand-maréchal Bertrand, occupé à former la maison, très réduite, qui devait composer la petite cour de l’île d’Elbe, consentit à emmener Santini en surnombre. Le brave Corse, radieux, fit à ses frais la plus grande partie du voyage, et parvenu à Porto-Ferrajo, il fut admis aux insignes fonctions de gardien du portefeuille. Gardien jaloux et si attentif que son exactitude et sa discrétion furent appréciées, et lorsque, après Waterloo, chassé de l’Europe, le vaincu s’embarqua pour Sainte-Hélène, il nota le nom de ce fidèle parmi ceux des serviteurs qu’il emmenait dans l’île lointaine.

Sur l’affreux rocher anglais, Santini fut heureux ; il vivait côte à côte avec son idole ; Napoléon lui adressait parfois quelques mots en patois de son pays, et de ces aubaines le Corse était prodigieusement honoré et glorieux ; son bonheur ressemblait assez à celui d’un chien que son maître autorise à se coucher près de lui et flatte de temps à autre d’une caresse. N’ayant plus de portefeuille à garder, il s’ingéniait à se rendre utile de cent façons ; à force de raccommoder ses hardes en lambeaux, il s’était révélé tailleur et « retournait » les vêtements usés de l’empereur ; même il coupa habilement un habit dans une vieille redingote grise. D’ailleurs, comme tous les grognards de la Grande Armée, il était miraculeusement débrouillard et savait tout faire ; en taillant le cuir d’une vieille paire de bottes, il trouva le moyen de confectionner des escarpins à boucles qu’il doubla d’un satin blanc fourni par Mme de Montholon. Quand il manquait d’occupation à Longwood, Santini parcourait l’île et braconnait au profit de la cuisine impériale ; en maraudeur, il allait razzier les cochons de lait ou les moutons sauvages ou bien s’embusquait sur le mont Aux Chèvres et tirait des ramiers que le maître d’hôtel Cipriani faisait accommoder en salmis et dont l’empereur se montrait friand.

Mais à la pensée que le dominateur du monde était réduit à porter des vêtements par lui rapiécés et à se nourrir du produit de ses chasses, la tête de Santini s’échauffait. Son amour pour Napoléon se tournait en une haine féroce des Anglais responsables de cette humiliation ; il écumait au nom d’Hudson Lowe et voyait rouge quand le gouverneur de l’île rôdait sournoisement autour des palissades de Longwood. Il en vint à ne plus maîtriser cette exécration, et un jour il confia à Cipriani son projet de tuer à coups de fusil « cette fouine », ce « chat sauvage », pour en délivrer l’empereur. La chose faite, il se logerait une balle dans la tête ou se jetterait du haut des rochers dans la mer ; mais du moins il emporterait en mourant la joie triomphale d’avoir vengé son maître et débarrassé l’Histoire de la louche figure du tracassant geôlier. Cipriani eut peur ; il savait son collègue capable d’un coup de tête et il prit le parti d’avertir confidentiellement l’empereur. Celui-ci fit comparaître Santini, le rabroua vertement et lui révéla qu’il réclamerait bientôt de lui un service plus important et plus digne de sa grande infortune que l’assassinat d’Hudson Lowe. Le Corse, tout frémissant, consentit à ajourner sa vendetta.

Le gouvernement anglais avait en effet décidé de réduire le train du prisonnier : l’un de ses officiers et trois serviteurs devaient être rapatriés. Au nombre des compagnons d’exil dont l’empereur, obligé d’obéir, se séparait, il désigna Santini et chargea celui-ci d’être son ambassadeur auprès de l’opinion publique en Europe. Il avait rédigé une protestation contre la mesquinerie du traitement qui lui était infligé, contre les incessantes persécutions dont il était l’objet, faisant appel au monde civilisé de cette coalition des grandes puissances pour l’oppression d’un seul homme et proclamant que si, au lieu de se confier à une nation qu’il avait cru grande et généreuse, il s’était remis entre les mains de l’empereur d’Autriche, son beau-père, du tsar, son ami, ou même du roi de France, il eût été traité selon son rang, selon sa gloire et avec les égards que méritait son passé. Cette virulente protestation, il importait de la soustraire à Hudson Lowe, et Napoléon la confia à Santini sur le point de s’embarquer. L’homme, peut-être, serait fouillé ; il pouvait mourir en route et il fallait éviter que le précieux document tombât au pouvoir du cabinet anglais. Il fut transcrit à l’encre de Chine sur des morceaux d’étoffe que Santini cousit entre le drap et la doublure de son habit de voyage ; mais dans la crainte qu’un accident ne le privât de cette copie, il prit la précaution de confier à sa mémoire toute cette protestation qui était longue. Par un miracle de ferveur et de dévouement, cet illettré l’apprit par cœur en quelques heures ; avant la fin du jour, il la récitait tout entière sans en manquer un mot !

Après cinquante jours de prison au Cap et trois mois de traversée, le fanatique serviteur de l’exilé débarqua à Portsmouth le 12 février 1817. Sans doute, durant ce long trajet, n’avait-il pas manqué de se redire à lui-même vingt fois par jour le texte de la protestation dont il ne comprenait pas tous les termes, mais dont il savait l’importance. Et puis c’était la parole de son empereur qu’il portait ainsi à travers les mers, et pour obéir à ce maître adoré, il eût aussi fidèlement et aussi respectueusement porté son propre arrêt de mort. On imagine mal ce que fut l’arrivée à Londres de ce paysan corse, perdu, parmi tant d’Anglais abhorrés, dans le tumulte de cette ville sans fin, où il ne connaissait personne et où il risquait d’éveiller les soupçons, ou du moins les curiosités de la police. On sait comment il parvint, après un mois de démarches d’abord timides, longtemps infructueuses, à remettre le document entre les mains de lord Holland ; on sait aussi l’effet prodigieux que causa en Europe la publication de l’Appel à la nation anglaise. Santini était l’homme du jour ; les visiteurs affluaient chez ce survivant de l’extraordinaire tragédie, et il les recevait vêtu d’un vieil habit des chasseurs de la garde impériale, jusqu’au jour où le cabinet de Saint-James, jugeant encombrante la popularité de cet échappé de Sainte-Hélène, lui procura un passeport pour la Belgique en lui conseillant de poursuivre ailleurs qu’en Angleterre sa pieuse mission.

Alors l’ancien tambour, promu définitivement héros, se met en route à travers l’Europe afin d’accomplir son pèlerinage ; il doit voir, l’un après l’autre, chacun des membres de la famille de l’empereur, dispersés et proscrits ; il va à Karlsruhe, chez la grande-duchesse Stéphanie ; à Munich, chez le prince Eugène ; prend la route de Parme, où règne Marie-Louise ; puis celle de Rome, où languit Madame mère. « L’homme qui vient de Sainte-Hélène » est partout signalé aux espions de la Sainte-Alliance ; on l’observe, on le suit, on guette ses moindres démarches, on fouille son mince bagage à tous les relais.

Traqué, surveillé, emprisonné, persécuté par toutes les polices de l’Europe, ce vétéran de l’épopée traînera ainsi ses guêtres, durant trente-cinq ans, sur tous les chemins, soucieux seulement d’obéir aux ordres du mort de Longwood. Il a appris, chez Madame mère, que l’empereur, dans son testament, lui a légué 25 000 francs ; il n’a rien touché, mais il sanglote d’orgueil à la pensée que pendant son agonie le maître du monde s’est souvenu de lui. Il va, devenu en quelque sorte l’émissaire attitré des Bonaparte, souvent besogneux, jamais las, n’ayant au cœur que deux sentiments : la haine des Anglais et le culte de l’homme qu’il a vu chevauchant victorieux sur le front de la Grande Armée au matin d’Austerlitz, et qu’il a vu aussi alourdi, bouffi, effondré, assis sur les marches de la masure de Longwood. Durant ces trente-cinq années il vécut de ce cauchemar, jusqu’à ce qu’enfin se leva pour lui une aurore nouvelle.

L’Empire renaissait. Napoléon III se souvint du vieux serviteur de Sainte-Hélène, et Santini, admis aux Invalides, fut nommé gardien du tombeau fameux. Ainsi il retrouvait celui qu’il avait tant aimé ; jusqu’à ses derniers jours, il allait lui consacrer sa vie et monter la garde auprès de lui. Dès l’aube il était debout devant la porte de bronze, immobile, respectueux, aux aguets, comme si une voix bien connue, une voix qu’il entendait toujours, allait appeler, ainsi que jadis ; « Santini ! » et lui donner un ordre. Si quelque étranger sans façon pénétrait dans l’église, les mains aux poches et le chapeau sur la tête, Santini, d’une voix grave qui se répercutait sous les voûtes sonores, commandait : « On se découvre devant le tombeau de l’empereur ! » Et cet appel ramenait au respect les plus irrévérencieux. Le vieux Corse, toujours sévère et impassible, portant « l’étoile des braves » sur sa houppelande sombre, vit les plus illustres personnages du monde défiler devant le cercueil du héros. Même il eut la joie profonde d’y recevoir un jour la reine d’Angleterre qui s’inclina un instant, recueillie. Ce moment-là paya Santini de toutes ses peines : c’était la revanche de Sainte-Hélène. Il pouvait maintenant entonner son Nunc dimittis, sûr que la gloire de son maître – cette gloire dont, aux mauvais jours, il s’était constitué le chien de garde – demeurerait pour jamais inattaquable et que Napoléon triomphait, au-delà du tombeau, de ses ennemis les plus obstinés. Il mourut, à soixante-douze ans, en 1862.