Le Sage de la Grande Armée

Juin 1792. La session des examens pour l’admission à l’École royale d’artillerie vient de s’ouvrir à Châlons-sur-Marne : l’illustre savant Laplace préside le jury, installé sur une estrade au fond de la salle, dominant des rangées de banquettes où se tiennent les candidats – toute une jeunesse d’élite, des Parisiens, des fils d’officiers – qui tant bien que mal, cherchent à dissimuler leur anxiété, affectent une virile insouciance ; quelques-uns même, sortis d’un collège militaire, portent déjà l’uniforme. La solennelle séance va commencer quand la porte s’entrouvre et l’on voit se glisser timidement et s’asseoir au dernier banc un retardataire, pauvre garçon à mine chétive, à tournure paysanne, – gros souliers poussiéreux, vêtements grossiers, un bâton à la main, un mince havresac à l’épaule. L’air décontenancé, la gaucherie de ce rustaud qui a fait manifestement une longue route à pied, étonnent d’abord, puis égayent les jeunes gens, heureux de se détendre : on se lève, on se pousse pour apercevoir le nouveau venu, tout intimidé et gêné de la curiosité qu’il suscite. Les examinateurs, surpris par ce tumulte, en découvrent bientôt la cause et Laplace, s’adressant à l’intrus, lui insinue charitablement qu’il doit se tromper : – ici, le local est réservé aux aspirants à l’École d’artillerie. Le petit bonhomme s’approche de l’estrade, balbutie son nom et dit son intention de subir l’examen. L’hilarité se change en stupeur ; on se promet de s’amuser quand ce lourdaud sera devant le tableau noir !

La sonnette du président a tinté ; le silence s’établit, l’épreuve commence et, en attendant d’être interrogé, le pauvre paysan reprend haleine : il en a besoin, car il vient de loin. Il est le fils d’un petit boulanger de Nancy ; les frères de la Doctrine chrétienne lui ont appris à lire par charité et, tout enfant, il a été pris du désir de s’instruire. Mais ses parents ne sont pas riches et la chandelle est chère ; on l’éteint de bonne heure et on se couche tôt ; heureusement on s’éveille avant l’aube et, tous les matins, l’enfant prend ses livres et étudie à la lueur du four. Des personnes généreuses se sont intéressées à lui, ont obtenu une bourse au collège de la ville ; il est bon élève, on fera de lui un prêtre, car sa piété est exemplaire, comme l’est son application au travail. Mais la Révolution a éclaté, puis la guerre, et il veut servir son pays : c’est alors qu’il a décidé de venir courir sa chance à l’examen de l’École d’artillerie. Châlons, c’est loin ; la diligence est trop coûteuse, il n’y peut songer ; eh bien, il fera le chemin à pied ; sa mère a rempli un sac de provisions, il a chaussé ses grosses galoches, il est parti, et le voici, écoutant les questions que pose Laplace aux candidats hésitants. Il lui semble qu’aucune d’elles ne l’embarrasserait ; mais quand il sera sur l’estrade, ne va-t-il pas oublier tout ce qu’il sait ? Il lui revient à l’idée qu’un de ses professeurs du collège de Nancy a été refusé, l’année précédente, à ce même examen, et ce souvenir le trouble… Enfin on appelle son nom : il traverse la salle parmi les chuchotements et les persiflages murmurés, et s’assied, sans émoi apparent, devant l’examinateur. La première question est anodine : Laplace pense confondre, sans perdre de temps, la suffisance de cet outrecuidant ; à son grand étonnement celui-ci répond avec assurance et clarté ; des interrogations suivantes il se tire non moins bien, témoignant d’une instruction profonde et d’une étonnante maturité d’esprit. Devant le terrible tableau noir, il fait preuve d’exceptionnelles aptitudes mathématiques ; Laplace, enchanté, sourit de plaisir ; « Je parie, dit-il, que vous serez reçu élève d’artillerie, et en très bon rang. – Oh ! monsieur, ne pariez pas, riposte le modeste garçon, ne pariez pas, vous pourriez perdre : mon professeur qui en sait bien plus que moi, n’a pas été reçu l’année dernière. » L’examinateur, ébahi du savoir et de l’aplomb du jeune Lorrain, veut connaître le bout de sa science ; sortant du programme, il lui pose des problèmes de mathématique transcendante que l’élève résout en se jouant. Alors Laplace, émerveillé, se lève de son fauteuil, félicite ce déroutant candidat, lui tend les bras et le presse sur son cœur. Quand on proclama le résultat de l’examen, le premier de la liste était Antoine Drouot, le rustaud, le paysan, que les autres, admis ou évincés, acclamaient dans un enthousiasme unanime. Lui, rejetait son sac sur son épaule, saisissait son bâton et reprenait, sans plus d’orgueil, le chemin de la boulangerie paternelle.

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Trente ans ont passé. Dans un modeste pavillon du faubourg Saint-Jean, à Nancy, presque la campagne, vit dans la solitude un homme, vieux d’aspect, quoiqu’il n’ait pas atteint la cinquantaine ; il consacre ses jours aux soins de son jardinet, à la lecture, à la méditation. C’est le même Antoine Drouot qui a fait jadis à pied le chemin de Châlons. Depuis lors il en a vu, des choses ! Quel tourbillon que sa vie, à peine vraisemblable ! Le fils du pauvre boulanger est devenu le général de division Drouot, grand-officier de la Légion d’honneur, commandant en chef l’artillerie de la garde impériale, aide de camp de Napoléon. C’est lui qui, sur les champs de bataille, aux acclamations de toute l’armée, apparaissait au moment décisif et foudroyait l’ennemi du tonnerre de ses canons. L’empereur l’appelait aux heures critiques : « Où est Drouot ? Allons, Drouot, les pièces de la garde ; dix mille boulets… » Fidèle jusqu’au dernier jour, il suivit le grand proscrit à l’île d’Elbe. Une dernière fois, à Waterloo, il fit trembler la plaine fatale sous les détonations de son artillerie, la plus puissante du monde. Puis, l’épopée close, le maître disparu, il est revenu vers sa ville natale, portant le deuil, « un deuil héroïque », sans exemple dans l’histoire des grands dignitaires de l’Empire. Parti pauvre de la maison paternelle, il y est rentré pauvre. Un jour, à l’île d’Elbe, l’empereur exilé, compulsant les comptes de sa petite cour, s’avise que Drouot, gouverneur de l’île, ne reçoit aucun traitement : « Vous avez donc de la fortune, Drouot ? – Oui, sire. – À quoi se montent vos revenus ? – À 2400 francs, sire. – Je vous en donne 200 000. – Que Votre Majesté n’en fasse rien : on ne manquerait pas de dire qu’Elle n’a trouvé des amis qu’à prix d’or. » Aussi, maintenant, vit-il en « petit bourgeois » ; il a calculé que 24 sous par jour suffisent à son entretien et à sa nourriture ; et il fait des économies : son rêve est de parvenir à se payer un voyage, – le voyage de Sainte-Hélène, pour servir encore le grand proscrit, partager son adversité et sa lente agonie ; déjà il a ses passeports. Et quel désespoir quand, un jour de juin 1821, il apprit la fin du colosse ! Depuis lors Drouot n’a plus besoin de rien : Louis XVIII lui a offert de reprendre son grade ; il a refusé ; il a refusé la demi-solde ; sa pension de retraite liquidée, il dispose, par an, de 11 475 francs, et, le calcul fait, il établit son bilan il vivra de ses maigres ressources personnelles ; le reste ira à ses vieux compagnons d’armes ; il fonde pour eux des lits à l’hôpital Saint-Julien ; il donne son traitement de la Légion d’honneur aux vétérans de l’île d’Elbe, et quand il apprend que Napoléon mourant a pensé à lui et lui a légué 60 000 francs, il consacre cette somme aux Grognards de la vieille garde, qu’il sait pauvres et fidèles comme lui.

Il a retrouvé à Nancy sa vieille mère, ses frères, ses sœurs : il s’est logé non loin d’eux : « Mon rêve, aux jours les plus brillants de ma carrière, disait-il, a toujours été de me retirer dans la ville qui a vu mes premières années et sur le territoire de la paroisse où j’ai été baptisé. » Lorsque, en 1830, Louis-Philippe le prie, avec insistance, d’accepter le poste envié de gouverneur des jeunes princes ses petits-fils, fier de confier leur éducation à celui qu’on surnomme « le sage de la Grande Armée », Drouot refuse encore sous le prétexte courtois « qu’il n’a pas les qualités nécessaires » ; mais, en réalité, il considère que ses fonctions auprès de l’empereur l’ont porté à un sommet d’où il ne doit plus descendre. Histoire admirable d’un admirable héros ! Nul Français ne peut lire sans un frémissement de fierté cette vie d’un enfant du peuple qui, par son mérite, son courage et ses vertus, s’est élevé si haut qu’on a pu dire, et nous citons ici M. Sérieyx, son dernier biographe : « Rien de plus beau pour Napoléon que d’avoir mérité le culte d’un tel homme ! »

Encore n’est-ce pas dans la période de gloire que Drouot paraît le plus grand ; il monte encore quand il n’est plus rien qu’un retraité volontaire, un invalide vieilli avant l’âge, devenu aveugle, se traînant à peine… Car les longues heures passées, naguère, par le jeune porteur de pain à étudier sous la fumeuse lumière d’une chandelle ou à la brasillante lueur du four paternel, avaient compromis sa vue : il la perdit tout à fait vers la soixantaine. On a, dessiné par Isabey, un portrait où le visage du héros est barré d’un large bandeau noir couvrant les yeux brûlés. Il se résignait à la cécité, s’en félicitait presque : moins distrait par les objets extérieurs, il pouvait mieux revoir en pensée les grandes scènes qu’il avait vécues, les neiges de Russie, les rafales de mitraille de Leipzig, les suprêmes combats de la campagne de France. Pour ne point se perdre dans son petit jardin, il y avait tendu des fils de fer, qu’il suivait en tâtonnant. À la cécité, vint se joindre la paralysie ; et l’on s’attendrissait à voir, tanguant sur des béquilles, cet homme qui, à Waterloo, avait fatigué seize chevaux. Puis, sa gorge se prit ; il devint presque aphone. Alors, songeant à ses six cents bouches de bronze dont l’assourdissant fracas avait retenti sur tous les champs de l’Europe, il soupirait : « J’ai fait assez de bruit autrefois, je puis bien me taire un peu… »

Une voisine, Mlle Lacretelle, venait chaque jour lui lire à haute voix les journaux ; ensuite il réclamait de sa complaisance un chapitre de Mémoires, et toujours de ceux où il est parlé de l’empereur. Il écoutait avec dévotion, se recueillait ; étendu sur son lit, ne voyant plus, ne bougeant plus, ne parlant plus, il revivait l’épopée. Quels regrets qu’il n’ait pas pu retracer les prodigieuses chevauchées qui galopaient dans son esprit !

Dans l’hiver de 1847, ayant donné aux pauvres tout ce qu’il possédait, il s’avisa qu’il disposait encore de sa grande tenue de général, toute brodée d’or, et qu’il conservait pieusement : c’est dans ce costume-là qu’il escortait son empereur. Il ordonna qu’on en retirât tous les galons et toutes les chamarrures pour les employer en aumônes ; et, comme son neveu protestait contre la destruction d’une relique de famille aussi précieuse : « J’aurais craint, fit le général, que vos enfants, en voyant l’uniforme de leur grand-oncle, ne fussent tentés d’oublier qu’ils sont les descendants d’un boulanger. » Il songeait aussi, dans ses derniers jours, à ce voyage de Châlons, sa première campagne, à cet examen, sa première bataille, et il avouait que, au cours des terribles combats auxquels il avait pris part, jamais il n’éprouva d’émotion comparable à celle qui l’étreignit en prenant place devant les examinateurs.

Il mourut aux derniers jours de mars 1847, le sourire aux lèvres. Avec un soupir de soulagement, il murmura : « Je vais retrouver mon père, ma mère…, mon empereur. »

Ce fut son dernier mot.

Nancy lui fit de royales funérailles, et Lacordaire prononça son oraison funèbre.