À la vérité, celle que, à toutes, il préférait c’était la musique militaire, les fanfares, rythmées du ranplanplan des tambours, qui étaient le leit motiv des plus beaux jours de sa vie. Le matin d’Austerlitz, il avait ordonné, contrairement à l’habitude, que les musiciens resteraient à leur poste au centre de chaque bataillon. « Les nôtres, a raconté le capitaine Coignet, les nôtres étaient au grand complet, avec leur chef en tête, un vieux troupier d’au moins soixante ans ; ils jouaient une chanson bien connue de nous :
On va leur percer le flanc,
Ran, ran, ran, tan plan, tire lire.
On va leur percer le flanc,
Que nous allons rire !
Pendant cet air, en guise d’accompagnement, les tambours, dirigés par M. Sénot, leur major, un homme accompli, battaient la charge à rompre les caisses… C’était à entraîner un paralytique. »
Il est certain que le soir de ce jour-là, quant au sommet du plateau de Pratzen, tandis que s’entassaient aux pieds de son cheval les étendards des ennemis vaincus, et qu’il put se croire à jamais le maître du monde, le refrain guerrier qui avait été la symphonie de la victoire et dont le rythme populaire battait encore aux oreilles de Napoléon devait lui paraître autrement beau et émouvant que les plus savants oratorios de Lesueur ou de Della Maria.
Aux Tuileries pourtant, il se complaît à la musique sévère. Les concerts dépassent, comme attrait artistique, tout ce qu’en n’importe quelle Cour on a pu imaginer jusque-là. Le personnel de la « chapelle » comprend, en 1805, dix chanteurs et vingt instrumentistes ; leur budget est de quatre-vingt-dix mille francs. Cinq ans plus tard le nombre des exécutants arrive à la centaine et la dépense est presque doublée. M. de Rémusat, préfet du palais impérial, a imaginé d’animer les concerts par une sorte de représentation ; les divers numéros du programme sont exécutés par des chanteurs en costume, et devant un décor approprié aux paroles du morceau. Qu’entend-on là ? Les plus célèbres scènes du répertoire italien ; des oratorios, des motets, des concertos de Lesueur ou de Paisiello : quelquefois une symphonie d’Haydn, rarement, je pense, du Gluck ou du Mozart.
L’empereur paraît aimer beaucoup cette musique pompeuse, dont les rares spécimens qu’on a aujourd’hui l’occasion d’entendre nous semblent singulièrement fastidieux. Napoléon est parfois « dans une telle passion de musique » que souvent, dit M. Frédéric Masson, « après le spectacle, il fait revenir ses chanteurs dans le salon de l’impératrice et les écoute jusqu’à une heure du matin ». Il lui arriva même, un jour, de vouloir faire, en personne, sa partie dans un concert. C’était au cours d’une soirée intime, et Duport, l’illustre violoncelliste, jouait un solo. L’empereur parut tout à coup dans le salon, botté et éperonné ; il écouta avec plaisir, et dès que le morceau fut terminé, il s’approcha de l’artiste, le complimenta, et lui prenant la basse des mains avec sa vivacité habituelle, il lui demanda : « Comment, diable, tenez-vous cet instrument ? » Et s’asseyant, il serra le malheureux violoncelle entre ses bottes éperonnées. L’infortuné musicien, que la surprise et le respect avaient rendu muet pendant un instant, ne put cependant maîtriser sa terreur lorsqu’il vit sa précieuse basse traitée comme un cheval de bataille. Il s’élança en avant, en proférant d’un accent si pathétique le mot « Sire ! » que l’instrument lui fut immédiatement rendu. Duport put alors, sans le laisser sortir de ses mains, montrer à l’empereur comment il fallait s’y prendre.
Il faut croire que quel que soit le génie de l’élève, le violoncelle ne s’apprend pas en une seule leçon, car Napoléon ne devînt pas exécutant. Il se contentait de chanter, quand la fantaisie l’en prenait, et son répertoire était assez restreint. Ce qu’il fredonnait le plus volontiers, c’était un vieil air du Devin de village, le même, sans doute, que chantonnait déjà Louis XV : « J’ai perdu mon serviteur. » Une des chansons de prédilection de l’empereur était encore un unique couplet ayant pour sujet l’aventure d’une jeune fille guérie par son amoureux de la piqûre d’un insecte ailé :
Un baiser de sa bouche en fut le médecin.
Napoléon chantait outrageusement faux ; en revanche, il chantait à plein gosier. Le plus souvent, il entonnait la Marseillaise, le Chant du Départ ou Veillons au salut de l’Empire. Quand il se trouvait de bonne humeur et qu’il avait fini de travailler, son refrain favori était :
Non, non, z’il est impossible
D’avoir un plus aimable enfant.
S’il passait chez l’impératrice, il modulait :
Ah ! c’en est fait, je me marie !
C’était du reste l’air qu’il chantait, en se promenant les deux mains derrière le dos, dans ses heures de contrariété. Il avait une autre chanson, venue je ne sais d’où, qui peut-être avait été faite contre lui, mais qu’il avait adoptée :
Qui veut asservir l’univers
Doit commencer par sa patrie !
À en croire le valet de chambre Constant, l’air de Marlborough, sifflé par Sa Majesté, était l’annonce certaine d’un prochain départ pour l’armée. M. Albert Vandal, en décrivant le passage du Niémen, raconte que lorsque le 9e lanciers et le 7e hussards eurent traversé le fleuve, ils reconnurent l’empereur, à l’extrémité du pont, debout sur le terre-plein. « Enivré par l’appareil qui se déployait sous ses yeux, ressaisi par le sentiment de sa toute-puissance, certain de son bonheur, il avait retrouvé son assurance, sa belle humeur, une jovialité expansive. Il jouait avec sa cravache et fredonnait : « Marlborough s’en va-t-en guerre… » Peut-être sa mémoire se refusa-t-elle à lui fournir la suite : « Ne sait quand reviendra », qui eût ressemblé à une sinistre prophétie.
En 1814, à Fontainebleau, quand approchaient les derniers jours, des lambeaux de chansons revenaient encore à la pensée distraite du conquérant vaincu. Ses serviteurs l’ont vu, dans la même journée, « plongé pendant plusieurs heures dans la plus affreuse tristesse, puis un instant après marcher à grands pas dans sa chambre en sifflant ou en chantonnant la Monaco. » Et c’est à remarquer que tous ces airs qui passaient ainsi dans sa mémoire étaient de vieux refrains, retenus depuis l’enfance ou la jeunesse ; pas un de ceux qu’on cite n’est, je crois, postérieur à 1794. Est-ce que du jour où il entra en scène, il refusa à son esprit la permission d’emmagasiner des inutilités, et n’est-ce point pour cette raison que l’empereur, en dépit des nombreux concerts auxquels il assistait, vécut, musicalement, sur le fonds, très pauvre, des airs anciens appris à Brienne ou à l’École militaire ?
M. Camille Bellaigue a recueilli une anecdote émouvante. C’était à l’une des premières exécutions, au Conservatoire, de la symphonie en ut mineur, de Beethoven. Lorsque vint le fameux et vraiment héroïque passage du scherzo au finale, un ancien soldat de la Grande Armée, qui se trouvait dans la salle, enthousiasmé, ravi, au paroxysme de l’émotion, se leva brusquement et cria : « L’empereur ! »
Ce qu’il entendait était si beau, qu’une corrélation subite s’était établie, dans l’esprit du vieux grognard, entre son impression présente et celle qu’il ressentait jadis quand il voyait l’Autre. Et M. Bellaigue remarque que pour Napoléon et pour l’art, c’est un honneur partagé, qu’un des plus magnifiques mouvements de la musique entière ait arraché d’une bouche et d’une âme humaines, pour en définir et pour en personnifier la magnificence, ce seul mot : l’empereur.