— Borisof !
L’employé du chemin de fer chargé d’annoncer le nom de cette station, sur la ligne Varsovie-Moscou, n’imagine certes pas combien son appel inattentif rend songeurs les Français qui se trouvent dans le train. Borisof est situé au bord de la Bérézina, à trois grandes lieues du village de Stoudienka où, en novembre 1812, la Grande Armée passa la rivière.
Descendons. La gare de Borisof est loin de la ville : trois verstes, presque une lieue. Le chemin sablonneux, tracé sur la rive droite, passe d’abord entre de grandes casernes neuves ; puis viennent des maisons basses et misérables, formant un faubourg que le voisinage de ces casernes a fait surgir. Ensuite, on traverse un bois de sapins, au bout duquel la route s’infléchit vers la droite, non loin des vallonnements d’un ancien retranchement presque entièrement détruit le 21 novembre 1812 et rétabli l’année suivante. Une courte descente et l’on est au bord de la rivière : c’est la Bérézina.
D’ici l’on aperçoit la ville, bâtie sur la rive gauche. Pour l’atteindre, il faut traverser un pont ou, pour mieux dire, une succession de ponts et de digues, enjambant d’île en île et dont le développement total a une longueur de 750 mètres. La campagne, malgré le printemps commençant, est d’aspect triste ; les champs de terre noire verdissent à peine. La rivière, qui coule du nord au sud, se divise en un grand nombre de bras, enserrant des îlots bas, dont le courant peigne les grandes herbes ondulantes. D’innombrables troupeaux d’oies sauvages garnissent les berges plates. À vingt mètres en amont du pont actuel apparaissent, ça et là, sous l’eau peu profonde, la file des chevalets calcinés et pourris du vieux pont détruit par les Russes le 23 novembre 1812 et dont l’absence obligea l’armée française à chercher un autre passage.
Borisof n’est qu’une bourgade. Selon la règle commune la prison et l’église, bâties en pierre au centre de la ville, en sont les seuls monuments. Rien ne signale la maison de bois où, le 25 novembre, Napoléon arriva, vers cinq heures de l’après-midi, et resta jusqu’à onze heures du soir, longuement absorbé dans la contemplation de ses cartes. Le passage à Borisof étant impossible, il fallait faire choix d’un autre point dans les environs. Les cartons du ministère de la Guerre contiennent encore deux croquis, tracés à la hâte par les officiers envoyés en reconnaissance le long de la rivière. C’est avec respect que l’on considère ces griffonnages dont dépendait le salut de la Grande Armée et sur lesquels tout le génie de l’empereur s’est concentré.
Un gué, situé à trois lieues de Borisof, en amont, c’est-à-dire au nord de la ville, fut désigné, tout près du village de Stoudienka. Allons. Au sortir de Borisof, le chemin se divise : à gauche, c’est la route qui suit la rivière et se prolonge dans la vallée ; à droite est le chemin des hauteurs sur lequel s’engagea, par erreur, la division Partouneaux qui vint buter contre les Russes, et après d’héroïques efforts, fut réduite à se rendre. Les deux chemins, d’ailleurs, se rejoignent à la métairie du Vieux-Borisof. C’était, en 1812, une ferme appartenant au prince Radziwill ; le domaine devenait en 1914 la propriété de S. A. I. le grand-duc Nicolas Nicolaïevitch. Toute l’armée est passée là. L’empereur y parvint dans la nuit du 25 au 26 novembre et fut logé dans la maison de l’intendant, le baron Korsach, simple pavillon de bois à un seul étage ; longtemps après le séjour de Napoléon, on y voyait encore des noms que divers personnages faisant partie de la suite impériale avaient gravés au couteau sur une poutre. Napoléon ne se coucha pas ; il ne tenait pas en place, sortait à chaque instant de la maison, écoutait les rumeurs de l’armée en marche, demandant fréquemment si le jour n’allait pas bientôt paraître. Il partit à cinq heures, c’est-à-dire bien avant l’aube, se rendant à Stoudienka où, durant toute la nuit, on avait travaillé à l’établissement des ponts.
À un kilomètre au-delà de cette ferme du Vieux-Borisof sont les ruines d’un moulin incendié dans la nuit du 28 novembre 1812. Puis la route monte sur un plateau où les champs alternent avec les bois : là est le village de Bytchi ; on traverse un bois ; on dépasse une briqueterie ; on franchit un petit pont jeté sur un ruisseau marécageux ; enfin on est à Stoudienka. À deux cents mètres, la Bérézina coule lentement ; sa largeur n’excède pas « celle de la rue Royale à l’entrée de la place de la Concorde ». La berge de la rive gauche est plus élevée que l’autre, jadis marécageuse, à présent plantée d’arbres et sur laquelle on aperçoit les maisons du village de Brili. C’est là. Le pont supérieur, destiné aux piétons, était en face de Brili ; l’autre réservé à la cavalerie et aux canons, se trouvait établi un peu en aval, à la hauteur de Stoudienka.
Oui, c’est là qu’il faudrait relire Fain, Ségur, Marbot, Gourgaud, Roguet, le sergent Bourgogne et tant d’autres qui nous font revivre ce tragique épisode de notre épopée. Les pontonniers d’Éblé, exténués par quarante-huit heures de marche ininterrompue, se sont jetés, tout nus, dans l’eau froide qui charrie des glaçons et y travaillent tout le jour ; on n’a pas une goutte d’eau-de-vie à leur donner, et ils ne trouveront pour lit, la nuit prochaine, qu’un champ de neige. On dépèce les maisons de Stoudienka pour avoir des poutres et des planches. Sur la rive, incessamment, s’amasse une multitude, soldats et officiers de toutes armes, confondus, couverts de guenilles, fourmillant de vermine ; figures hâves, sinistres, noircies par la fumée, mutilées par la congélation. L’empereur attend le jour dans une des maisons qui bordent la rivière, sur un escarpement couronné de canons. Aux premières lueurs du jour, le 26, il est sur la berge, se promenant à grands pas d’un pont à l’autre, parlant à tous, familièrement.
À trois heures, ce jour-là, le passage de l’infanterie commença ; le pont inférieur ne fut terminé qu’à la nuit. Napoléon passa le 27 dans la matinée et alla se loger sur la rive droite, à Zanivki, dans une étroite cabane de bois, à deux compartiments, dont l’un lui fut réservé, tandis que sa suite, pêle-mêle, occupait l’autre. Plus tard ce fut le désastre, si souvent conté : cinquante mille hommes se précipitant à la fois vers les ponts ; d’énormes convois de lourdes voitures et de canons, roulant de la berge déclive, broyant les piétons, s’entre-choquant, se renversant ; des troupes de femmes, affolées de terreur, courant d’un pont à l’autre, poussées à l’eau, disparaissant avec de grands cris ; la lutte effroyable pour la vie, sous la neige qui tombe, sous le canon des Russes qui creuse de longues tramées de vides dans cette masse immobilisée ; l’un des ponts s’écroule ; la cohue se refoule vers l’autre, que dans l’infranchissable entassement les plus résolus seulement parviennent à atteindre, en escaladant des monceaux de morts ; les jurements, les vociférations, les plaintes des mourants, les appels angoissés de ceux que l’eau entraîne, le fracas d’un ouragan furieux… Et stoïquement, dans l’épouvante de ce désarroi, les pontonniers nus, dans l’eau jusqu’aux aisselles, maintiennent les planches fragiles et les consolident sous la ruée éperdue de la déroute, débarrassant le tablier disloqué des cadavres, des chevaux abattus, des charrettes rompues, et trouvant encore la bonne humeur de souhaiter heureuse chance aux camarades qu’ils reconnaissent. Sur cette berge, si paisible et silencieuse aujourd’hui, des centaines et des milliers de malheureux, renonçant à la lutte, se couchent, résignés, sur la neige, attendant la mort ; et Ségur raconte avoir aperçu un artilleur berçant dans ses bras un enfant qu’il venait de retirer de l’eau où la mère avait disparu, et disant : « Ne pleure pas, petit, tu ne manqueras de rien, je serai ton père et ta famille… »
Nous prenons pour guide, en ce pèlerinage, une très curieuse étude, publiée il y a quelques quarante ans, dans le Carnet de la Sabretache, par M. le capitaine Patrice Mahon, qui lui-même suivait la relation d’un officier de l’état-major russe. M. le capitaine Mahon a visité ce lieu fatidique et interrogé les habitants de Stoudienka : Les paysans trouvent fréquemment dans les champs des débris d’armes, des objets d’équipement, rongés par la rouille, qu’ils recueillent ou qu’ils vendent. Ces découvertes sont sans importance. Le gros du butin était à Vieux-Borisof où, après le passage de l’armée et la capture des survivants abandonnés sur la rive droite, les hangars « regorgeaient de voitures et de fourgons » ; les harnachements y étaient « en quantités immenses ». Le baron Korsach avait collectionné les armes de luxe ; il montrait « un tiroir entier plein de croix d’honneur françaises et de décorations appartenant à l’une ou à l’autre des vingt nations ». Mais c’est le fond de la rivière qu’il faudrait explorer ; une seule fois, et dès 1813, une fouille y fut pratiquée ; elle fut extraordinairement fructueuse ; on tira de l’eau un grand nombre de coffres, de malles, de sacs ; plusieurs demeuraient parfaitement imperméables à l’eau et les vêtements qu’on y trouva étaient en parfait état de conservation. Des voitures, des pièces de canon furent ramenées jusqu’au bord ; des fusils, des sabres, des objets d’équipement « formaient au fond des amoncellements ». Un médecin wurtembergeois, témoin de cette fouille, racontait avoir vu, au bord de la rivière, « des quantités d’or, d’argent, de pierres précieuses, de bijoux, de montres, que les soldats du détachement se partageaient ». Les propriétaires des environs achetaient à bas prix ces trésors. L’accumulation même de ces reliques leur ôtait toute valeur, et l’on donna l’ordre d’arrêter les travaux.
En 1896, ils furent recommencés, par hasard. La drague qui creusait, dans l’été de cette année-là, le cours supérieur de la Bérézina, vint, au mois d’août, s’amarrer devant Stoudienka. Le limon superficiel enlevé, les augets de la machine ramenèrent une boue noire qu’on reconnut être de la poudre décomposée : cette couche charbonneuse atteignait, dans le lit de la rivière, une épaisseur de 35 centimètres ! On découvrit aussi des ossements d’hommes et de chevaux, des fusils, des sabres, lances, casques, éperons ; des pièces de monnaie ; deux icônes et une cuiller rituelle pour la communion orthodoxe. Ces objets, mis sous scellés, furent envoyés à Saint-Pétersbourg, et déposés au musée de l’armée. Pourtant la meilleure part fut, dit-on, détournée de cette destination officielle ; un employé de la briqueterie donna sept roubles d’une lunette d’or : un curieux se rendit acquéreur d’une paire de pistolets. Si la récolte ne fut pas plus abondante, c’est parce qu’il y a bien des années, par une saison de sécheresse, plusieurs radeaux descendant la Bérézina s’arrêtèrent faute d’eau à l’ancien emplacement des deux ponts ; ils vinrent reposer sur le fond, s’y enlisèrent dans le sable et dans la vase, et ils forment, depuis lors, une sorte de couvercle que la drague n’a pu percer. M. le capitaine Mahon concluait que sous ce malencontreux plancher reposent les principales reliques. Qu’a-t-on fait depuis la publication de son intéressante étude ?
En 1912, France et Russie s’apprêtaient à célébrer pieusement l’anniversaire du grand drame, aussi glorieux pour l’une que pour l’autre, en explorant méthodiquement le lit de la rivière et en ramenant au jour, avec les ossements des héros de la grande armée, les vestiges de leur passage qui auraient été pour les deux nations du plus haut intérêt… Mais les années ont passé, années terribles, et le monde a tant souffert qu’il ne songe plus à commémorer les tragédies d’autrefois.