Le maire de la petite ville de Nemours, en Seine-et-Marne, s’appelait, en 1804 M. Girault, et c’était, au mois de novembre de cette même année, un homme bien affairé.
Qu’on en juge : dès le 16, il avait appris officiellement par le Moniteur, que le Pape Pie VII, parti de Rome, le 2 novembre pour venir à Paris sacrer l’empereur Napoléon, devait s’arrêter le 22 à Nemours, y passer la nuit, pour reprendre, le lendemain matin, la route de Fontainebleau. Le sous-préfet, de son côté, l’avait avisé que le Saint-Père n’arriverait que le 23 au soir, et le préfet, que M. Girault consulta, répondit que Pie VII serait à Nemours le 22 ou le 23.
Or, il fallait en hâte procéder aux préparatifs et ce n’était point minime besogne ; assurer les logements non seulement du Pape, mais de toute sa suite : sept cardinaux, quatre évêques, deux prélats du premier ordre, quatre prélats domestiques, trois aumôniers secrets, deux maîtres de cérémonies, deux princes romains commandant la garde noble, et des surintendants, des médecins, des secrétaires, des courriers de cabinet, des officiers de garde noble, des valets de pied, en tout une soixantaine d’hôtes de marque : il fallait préparer des repas, et la chose se compliquait de ce que le 23 novembre tombait un vendredi, jour d’abstinence où l’on ne pouvait décemment servir à une si religieuse compagnie que des plats maigres ; il fallait mobiliser soixante-huit chevaux de poste pour relayer toutes les berlines, veiller à ce que la foule attirée de tous les points du département par l’auguste visite ne causât aucun désordre et trouvât sans trouble ni bruit à se substanter ; il fallait veiller au bon état des chemins, armer la garde nationale, se munir de mobilier, orner l’église, apprendre des discours, disposer des illuminations, dérouiller les vieilles couleuvrines municipales, élever un arc de triomphe, achever un pont sur lequel la chaise de poste papale devait passer la première et dont on célébrerait ainsi la magnifique inauguration. Et pour mener à bien tant de travaux, le maire de Nemours ne disposait que de six jours ! Il y réussit pourtant. Quand tout fut prêt – y compris le repas maigre dont le menu, composé par le conseiller municipal Queuedanne, avait été à grands frais, commandé à Paris – quand tout fut prêt on apprit avec consternation que le cortège papal ayant perdu un jour à Lans-le-Bourg et un jour à Lyon, n’arriverait à Nemours que le 24 au soir, pour y souper et y passer la nuit.
On montra contre fortune bon cœur : la journée du 23 et celle du 24 se passèrent dans la fièvre ; une affluence énorme de curieux s’entassait dans la petite ville ; il en arrivait, sans cesse, par toutes les routes et l’on appréhendait, l’heure où il ne serait plus possible de circuler dans les rues. Donc, le samedi 24, à 3 heures, les adjoints, le juge de paix, le curé, accompagnés de tous les fonctionnaires et de tout le clergé du canton, se mirent en marche processionnellement, pour aller attendre le Saint-Père sur la route de Montargis, aux limites de la commune. La garde nationale formait la haie, et la foule immense suivait, recueillie. Il ne faisait point chaud et l’attente fut longue. Déjà la nuit tombait, déjà l’on avait allumé les lampions et méché les bougies de la table du festin quand un courrier parut sur la route… Grande rumeur, suivie presque aussitôt d’une grande déception ; le courrier apportait la nouvelle que le Pape, arrivé à 4 heures à Montargis désirait s’y reposer et y passer la nuit, et qu’il ne ferait que traverser Nemours le lendemain, dimanche 2 5, dans la matinée… On reprit le chemin de la ville ; la foule, docile, se résigna : on éteignit les illuminations et, pour la troisième fois, on serra le dîner dans les garde-manger.
Le lendemain, avant l’aube, on se remit en campagne, courageusement. À 7 heures, toute la population, centuplée de celles des environs, autorités en tête, était de nouveau massée sur la route. À neuf heures précises, la berline papale paraît ; c’était une belle et solide voiture, attelée de six chevaux, et ne contenant qu’un seul fauteuil « bien rembourré, dont les accoudoirs étaient garnis de boîtes enfermant la tabatière, le chapelet, le crucifix et le bréviaire du Saint-Père ». Le canon tonne, les cloches sonnent, les tambours battent, la foule s’agenouille. À la tête du pont, la voiture s’arrête, le maire s’avance, prononce quelques mots auxquels le Pape répond d’un air de bonté et d’attendrissement : puis le cortège reprend sa marche et arrive à l’église, où Pie VII met pied à terre et se place sous un dais que portent quatre ecclésiastiques.
La messe ayant été dite à Montargis, vers quatre heures du matin, la station à l’église de Nemours fut de courte durée ; le Saint-Père, après avoir prié quelques minutes, reparut sous le portail : précédé de la croix, accompagné des fonctionnaires, des prélats de sa suite, du clergé, des officiers de sa maison, il traversa à pied la place Saint-Jean, et gagna la maison, sise presque en face de l’église, où ses appartements, depuis trois jours étaient préparés. La foule cria « Vive Pie VII, Vive Napoléon Ier » et, tous s’agenouillaient devant ce vieillard de petite taille, aux cheveux noirs, qui souriait d’un air bienveillant et modeste.
Quoiqu’il ne fût que neuf heures et demie du matin, on se mit à table ; il fallait bien servir enfin ce fameux repas maigre dû à l’imagination du conseiller Queuedanne et qui attendait depuis près d’une semaine ; on y avait ajouté, comme c’était dimanche, un jambon et un pâté. D’ailleurs en voici le menu, textuellement copié dans un curieux récit de M. Eugène Thoison : « Un turbot garni d’écrevisses ; Un cabillaud ou morue fraîche ; Un beccard (espèce de truite ou de saumon) ; Un jambon ; Trois soles frites ; Des œufs frais ; Un pâté ; Des desserts assortis ; Du pain. Le Pape mangea seul à une table isolée : c’était là une obligation d’étiquette qui ne souffrait pas d’exception. On avait servi douze bouteilles de vin ordinaire, douze de Bourgogne, six de Volnay, cinq de Pommard, six de Nuits, deux de Malaga, quatre de Malvoisie, deux de Pacaret et quatre flacons de vermout. Pie VII trempa ses lèvres dans un verre d’eau, resta deux minutes à table, et se retira dans son appartement en déclarant qu’il avait trouvé le déjeuner très à son goût. Les monsignori de sa suite, qui, eux, goûtèrent sans timidité les vins de France, étaient sans doute de son avis, car on les entendit répéter entre eux : « Maimeglio… » (de mieux en mieux).
À dix heures et demie, après une réception où l’on admit toutes les personnes que la dimension de l’appartement permit de recevoir, le Saint-Père remonta dans sa voiture qui, au bruit des canons, des tambours et des vivats, prit la route de Fontainebleau. En une demi-heure de chemin, la berline, sous la brume et la pluie froide, pénétra dans la forêt. On passa le village de Bourron, où les paysans se tenaient à genoux sur leurs seuils, puis on s’engagea sous la futaie dénudée dont les majestueux alignements formaient, de chaque côté du pavé, une magnifique et solennelle avenue.
Au carrefour de la Croix de Saint-Hérem, vaste rond-point dans la forêt, une rencontre imprévue : des chasseurs sont là, avec une meute de cinquante chiens : l’un des chasseurs se détache du groupe ; il est vêtu d’un habit de vénerie, botté et éperonné. C’est l’Empereur. Il fait un signe en maître : la voiture papale s’arrête, la portière de gauche est ouverte par un piqueur.
Napoléon, sur son cheval de chasse, se tenait à quelques pas, immobile : le Saint-Père comprit qu’il lui fallait descendre ; un moment, il hésita à poser sur le sol boueux, son pied chaussé de soie blanche. « Cependant, il fallut bien qu’il en vint là » note Rovigo avec satisfaction. Car tout ce cérémonial avait été arrêté, non point de concert avec la cour pontificale, mais pour bien marquer la suprématie du nouveau César. Quand le Pape fut à une distance convenable, Napoléon mit pied à terre, vint à son tour vers le vieillard et l’embrassa.
À ce moment, la voiture impériale, stationnée tout près de là, fut avancée de quelques pas, « comme par l’inattention des conducteurs » et, pour éviter les chevaux, le Saint-Père et l’Empereur se séparèrent : la voiture passa entre eux et s’arrêta : instantanément les deux portières se trouvèrent ouvertes ; l’Empereur se hissa vivement par celle de droite, tandis qu’un officier indiquait celle de gauche à Pie VII, qui n’y vit point de malice ; et c’est ainsi qu’il occupa, jusqu’à Fontainebleau, la seconde place. Tout cet enfantillage avait été combiné minutieusement : « les pas même avaient été comptés » et l’on assure que Savary le futur duc de Rovigo, était l’inventeur de cette très mesquine comédie.
À Fontainebleau, où l’on arriva vers une heure et demie, on conduisit immédiatement le Pape à l’appartement des Reines Mères. C’est une série de vastes et somptueuses pièces qui prennent jour sur la cour des Fontaines, et qui avaient été habitées par Charles-Quint, par Catherine de Médicis et par Anne d’Autriche. C’était le premier séjour de Napoléon dans ce vieux et monumental palais, où la pauvre Mme de Maintenon avait tant grelotté ; et l’ensemble du château était dans un délabrement tel que les architectes avaient émis l’opinion de le démolir. Du moins, pendant les trois jours que Pie VII passa là, ne dût-il pas avoir à se plaindre du froid ; on trouve dans les comptes, la mention de quatre hommes de peine qui, durant ces soixante-douze heures, ne furent occupés « qu’à monter et à scier du bois pour le service du Saint-Père » : on en brûla deux cents doubles stères !
La journée du lundi 26 se passa mélancoliquement ; si Pie VII était d’avance résigné à tout, les cardinaux n’étaient pas satisfaits : ils estimaient « qu’on faisait galoper le Saint-Père vers Paris comme un aumônier que son maître appelle pour dire la messe ». D’ailleurs on les avait entassés, sans grandes façons, dans les nids à rats du pavillon Louis XIV ; quelques-uns même avaient été logés à l’auberge de la Sirène.
Un nouveau grief naquit de l’entrée du Saint-Père à Paris. L’Empereur, obligé, cette fois « de laisser la droite à Pie VII » avait décidé que cette entrée aurait lieu de nuit, sans aucun apparat. On partit donc en poste de Fontainebleau, le mercredi 28 novembre, vers deux heures : à six heures du soir, nuit close, on passait la barrière des Gobelins ; par les nouveaux boulevards, le boulevard et l’esplanade des Invalides, le pont de la Concorde et le quai des Tuileries, la chaise de poste qui portait, grand train, le Pape et l’Empereur, gagna le Carrousel et s’arrêtait à sept heures moins dix minutes sous le péristyle de l’escalier du Pavillon de Flore. Les journaux n’avaient point officiellement annoncé l’arrivée du Saint-Père ; on avait, pour toute mesure, ordonné à toutes les troupes de la garnison de prendre les armes et elles étaient restées consignées dans leurs quartiers respectifs.
L’appartement préparé aux Tuileries pour recevoir le Souverain Pontife était situé au premier étage du Pavillon de Flore, avec vue sur le jardin et sur la rivière. C’était là qu’avait habité, jusqu’au 10 août 1792, Mme Élisabeth, sœur de Louis XVI. Le rez-de-chaussée du même pavillon, autrefois occupé par Mme de Lamballe avait été mis également à la disposition du Pape pour y loger ses services. Le grand appartement du premier étage comprenait une antichambre, une salle à manger, un petit salon, une chapelle, la salle du Trône, la chambre à coucher, le cabinet de travail, un cabinet de bains et une garde-robe, en se complétant de cinquante-six pièces situées à l’entresol.
Ces dispositions suffisaient pour loger les individus – ainsi s’expriment, gardant encore la tradition révolutionnaire, les documents officiels – que la fréquence de leur service obligeait à vivre auprès du Saint-Père, c’est-à-dire les cardinaux Antonelli et Borgia, l’évêque Menocchi confesseur de Sa Sainteté, Mgr Gavotti, majordome, Mgr Altieri, grand chambellan, Mgr Mancurti, camérier et échanson, et Mgr Brago, secrétaire particulier : on logeait aussi, au Pavillon de Flore, M. le marquis Sachetti, avec un autre individu en sous-ordre, un médecin et un chirurgien, deux valets de chambre, un cuisinier, un chef d’office, et deux palefreniers ou valets de pied.
Quant aux autres cardinaux et prélats, on aménagea pour eux des appartements dans divers hôtels : on en mit deux à l’hôtel Borghèse (l’ambassade d’Angleterre actuelle) un chez M. Rapp, à l’orangerie des Tuileries ; un autre à l’hôtel Fouché, rue du Bac, d’autres à l’hôtel d’Europe, rue Marceau, à l’hôtel des Indes, à l’hôtel de Genève…
On imagine quel devait être l’effarement de tous ces prélats romains, isolés dans la grande ville révolutionnaire dont les convulsions tragiques venaient tout récemment d’épouvanter le monde, obligés de vivre parmi cette population qui avait vu et fait le 10 août, le 9 thermidor… et de passer chaque jour devant ce balcon des Tuileries, d’où, dix ans auparavant, Robespierre avait proclamé, par décret de la République une et indivisible, l’existence de l’Être suprême. On songe à leur trouble, à leur gêne quand ils coudoyaient ce peuple qui avait gardé les façons, la brutalité et le jargon de la Terreur : car, on n’était pas en novembre 1804, mais bien en « Frimaire an XIII » ; cette église où l’on préparait les cérémonies du sacre, s’était appelée le Temple de la Raison, et sur tous les murs s’étalait encore la devise du peuple triomphant. Même dans la cour des Tuileries, les ruines des masures incendiées au 10 août, étaient encore barbouillées d’une grande inscription, d’un brun sinistre : Fraternité ou la mort, qu’on disait avoir été peinte avec du sang.
Ces choses qui ne frappaient point les Parisiens, blasés depuis longtemps, devaient singulièrement choquer de pieux étrangers, disposés peut-être à juger sévèrement la nouvelle France : et c’est de ce froissement sans doute que naquirent bien des mauvaises humeurs, auxquelles est dû le ton aigre de certaines relations du séjour du Pape à Paris.
Par une galanterie de Napoléon, la chambre où entra le Souverain Pontife, en arrivant aux Tuileries, le soir du 28 novembre, était distribuée et meublée d’une manière tout à fait semblable à celle qu’il occupait à Rome au palais de Monte-Cavallo, sa résidence habituelle.
Dès sept heures du matin, le lendemain 29, toutes les cloches de Paris, répondant au bourdon de Notre-Dame, sonnant en volée, annoncèrent au peuple de Paris que le Saint-Père était arrivé. Aussitôt les maisons se vidèrent ; par les rues, du fond des faubourgs, une masse de peuple, grossie à chaque carrefour, se dirigea vers les Tuileries. Au moment où le jour se levait, l’immensité des jardins, les terrasses, les quais, les ponts étaient couverts d’une foule compacte, aussi recueillie que le permettaient sa curiosité et son entassement. C’était le peuple du 20 juin, du 10 août, de Prairial : bien des gens étaient là, réclamant à grands cris le Saint-Père, qui, jadis, avaient acclamé Robespierre, et hué la reine de France : bon nombre de ceux qui s’agenouillaient n’avaient reçu que le baptême civique et s’étaient mariés sans prêtre.…
Mais qui songeait à cela ? Ce grand enfant qu’est Paris, qui croyait bien ne plus pouvoir s’intéresser à rien, tant il avait vu d’événements étranges, devait à son Empereur avisé une distraction inespérée : il lui avait amené le Pape ! Et ceci, vraiment, valait qu’on se dérangeât.
Aussi d’immenses rumeurs montaient du jardin des Tuileries vers le pavillon de Flore ; on criait : « Le Saint-Père ! » sur le rythme du vieux refrain révolutionnaire : « Les Lampions ». La fenêtre s’ouvrit : on vit paraître le saint vieillard au balcon ; il était entièrement vêtu de blanc, une robe de laine, sur laquelle il avait passé « une sorte de camisole en mousseline garnie de dentelles, qui faisait un singulier effet » ; la calotte était de laine blanche. À son aspect auguste, l’innombrable foule se tut et s’agenouilla !… La curiosité indiscrète s’était subitement changée en vénération : des gens pleuraient, quelques-uns se frappaient la poitrine. Pie VII leva la main droite et l’agita lentement en signe de croix.
Vingt fois dans la journée, il dut paraître à la fenêtre. L’entourage de l’Empereur admirait « l’aplomb avec lequel il soutenait une situation si étrange pour le chef de la chrétienté ». L’affluence sur les terrasses, dans les parterres, au Pont Royal, se renouvelait incessamment, on se battait autour des marchands de chapelets et de médailles.
Pourtant, il y avait quelqu’un à qui cet enthousiasme ne plaisait guère : c’était Napoléon. Fut-il jaloux comme on l’a dit. Avait-il la sensation que, inconsciemment, le peuple de Paris saluait, en la personne du Saint-Père, un pouvoir inébranlable et éternel qui faisait paraître plus fragile et plus instable sa puissance née de la veille ? Ce qui est vrai, c’est qu’il prit « quelques arrangements qui obligèrent Sa Sainteté à se refuser à l’empressement trop vif des fidèles ». Les journaux, dont les colonnes étaient pleines des préparatifs du sacre, devinrent subitement fort laconiques au sujet du Pape, et celui-ci, très averti, redoubla de réserve.
Il se levait avant le jour et demeurait jusqu’à dix heures en prière. MM. de Viry, chambellan de l’Empereur, de Luçay, premier préfet du Palais, et Durosnel, écuyer cavalcadour, remplissaient auprès du Souverain Pontife les services de chambellan, de préfet et d’écuyer. Comme il n’était pas possible de réprimer la curiosité populaire, on décida d’ouvrir, à certaines heures, la porte qui, des appartements du Pavillon de Flore, communiquait à la grande galerie du Musée ; c’est là qu’étaient admis les visiteurs, et, à certaines heures, Pie VII y paraissait un instant. Un jour que l’affluence était grande et qu’il parcourait la galerie, les doigts levés, distribuant sa bénédiction dont les Parisiens se montraient avides, il aperçut un homme qui, dissimulé au dernier rang, contemplait d’un air de sombre ironie, le pieux empressement de la foule. Le Pape, jugeant que cet homme était, sans doute, un jacobin impénitent, vint à lui et d’une voix douce : « Ne vous détournez pas, monsieur, dit-il, la bénédiction d’un vieillard n’a jamais porté malheur ». Mot d’un tact charmant, qui fut répété, et qui ne fit pas moins pour la popularité du Saint-Père que l’ostracisme où le tenait l’inquiétude jalouse de l’Empereur.
Il la sentait et, pour ne point l’aviver, il demeurait confiné dans ses appartements. On l’y traitait, d’ailleurs, avec splendeur. À ce modeste vieillard, qui portait à l’ordinaire une calotte de laine blanche, Napoléon offrit une tiare qui fut payée à l’orfèvre Auguste 180 000 francs ; elle était couverte de 2636 brillants pesant 358 carats ; la croix seule en était composée de 12 brillants, de 352 roses de Hollande, de 267 rubis d’Orient, de 68 émeraudes, de 10 saphirs, de 2174 perles.
Le reste était à l’avenant. La cuisine de Pie VII était fournie chaque jour de 160 kilogrammes de viande. Le 8 frimaire, Biennais, marchand de volailles, rue Sainte-Anne, compte, pour ce seul jour : 24 poulets gras ; le 9, 24 pigeons de volière ; le 11, 48 mauviettes ; le 14, 12 pluviers dorés. Le 7 frimaire, Dumant, chef de cuisine, achète 4 riz de veau, 4 cervelles, 4 anguilles, 2 moyennes anguilles, 8 carpes, 5 perches, 6 gros merlans, un kilogramme de truffes, une truite, 4 soles, un lot d’éperlans, 24 huîtres, des anchois et des saumons ! Le 8 frimaire encore, on achète chez Bourdon, pour « Sa Sainteté » 25 belles poires Saint-Germain, 25 belles poires crassanes, 5 pintes de crème, 2 pintes de lait, 6 pains de beurre, 6 escaroles, 6 betteraves, 2 chicorées, 200 marrons, 25 pommes de calvi (sic) et 6 paquets de feuilles. Le boulanger de la Cour cuit, en frimaire, toujours pour « Sa Sainteté » 1000 pains de table, 320 pains de 4 livres, 200 pains de 2 livres, 80 pains à café, 55 pains de 3 livres, et 7 pains de mie.
Singulière accumulation de victuailles, quand on songe que Pie VII déjeunait d’une laitue et soupait de quelques cuillerées de vermicelle, accompagnées d’un verre d’eau de fleur d’oranger. C’est sans doute la facture de Gillet, épicier, rue Neuve-des-Petits-Champs qui nous renseigne le mieux sur le régime du Pape : elle comprend des pâtes d’Italie, du parmesan, de la gelée de pommes de Rouen et de la fleur d’orangée pralinée.
Ce sont là, sans doute, de bien minimes détails ; mais les grands faits dont ils sont l’infime corollaire ont été contés si souvent qu’il faut bien se rejeter, si l’on veut en renouveler le souvenir, sur les menus objets ; ils font paraître encore plus auguste, par le contraste, la majesté des événements. C’est assez s’attarder, pourtant dans les cuisines du Pavillon de Flore, et il faut bien en venir au récit du grand jour dont l’annonce avait mis tout Paris en liesse et le monde entier dans l’étonnement.
Le matin du 2 décembre, bien avant l’aube, le château des Tuileries était en ébullition : on n’y avait guère dormi, depuis deux nuits, et les passants du Carrousel, avaient pu voir, du soir au matin, étinceler dans l’ombre, des arcades du rez-de-chaussée jusqu’aux dernières lucarnes des combles, toutes les fenêtres de la façade, comme au temps des terribles séances où les comités de la Convention restaient en permanence. L’émoi était partout et surtout au cabinet de l’Empereur où une scène violente se passait.
Il faut savoir que, semblable en cela à tant d’autres unions de l’époque, le mariage du général Bonaparte et de la citoyenne Joséphine de Beauharnais n’avait pas été béni par l’Église. Cette irrégularité n’avait en rien gêné Joséphine, tant que son mari n’était que le petit Bonaparte : maintenant qu’il était empereur, elle souhaitait vivement, comme bien on pense, assurer à sa situation d’épouse toutes les garanties. Mais lui, n’en voulait plus entendre parler, méditant déjà un divorce qui lui permît de contracter mariage avec quelque fille de roi. Or, dans la nuit du 1er au 2 décembre, à la veille du sacre, quand toute l’Europe est conviée, les cierges allumés, et les fleurs en place, quand il est impossible de remettre la fête sans s’écrouler sous la risée universelle Joséphine demande une audience au Saint-Père, et lui confesse sa situation irrégulière…
Pie VII très ému, déclare qu’il ne transigera pas avec les règles les plus strictes de l’Église, et qu’on l’immolera plutôt que de l’obliger à imposer l’onction sainte à un couple qui n’est pas uni devant Dieu. Le mariage religieux immédiat, ou point de couronnement. Et c’est ainsi que, le matin du sacre, dans une chambre écartée des Tuileries, le grand aumônier, sans cérémonie, sans témoins autres que les indispensables, bénissait secrètement le mariage de Napoléon, écumant de rage, et de Joséphine, brisée d’émotion. Ceux qui, quelques heures plus tard, les virent passer, souriant à la foule, l’air heureux et rayonnant, dans leur étincelant carrosse, ne se doutaient guère qu’ils n’étaient mariés que du matin et que cette journée se passa pour eux dans la plus effroyable scène de ménage qui jamais gronda entre époux.
Mais cet incident restait ignoré de tous, et les gens des Tuileries avaient bien autre chose en tête. Chacun ne pensait qu’à son costume, à sa toilette, à son rôle ; tous ces jacobins qui, ce jour-là, jetaient décidément la carmagnole aux orties pour revêtir l’habit brodé des chambellans, tous ces Spartiates qui, du soir au matin, se voyaient obligés de remplacer l’austérité républicaine et le franc-parler de l’homme libre par le langage mielleux et les élégances du courtisan, cette transformation subite de toute une société donnait à l’auguste cérémonie un côté mascarade, dont, seuls, les malintentionnés s’offusquèrent, tant l’événement restait grandiose sous d’autres faces.
Mascarade encore soulignée par le choix singulier des costumes, dont les dessins étaient dus à Isabey et David ! Ces deux artistes s’étaient arrêtés à une sorte de compromis entre l’antique et le Henri II, qui sentait d’une lieue son Franconi. Le moindre des figurants de la cérémonie voyait avec stupeur les tailleurs apporter des toques à plumes et des manteaux courts dont il lui fallait s’affubler, et, si les femmes étaient ravies, plus d’un brave général d’Italie ou de Sambre-et-Meuse dut longtemps se considérer dans la glace, avec ses bas de soie, ses bouffants de satin blanc et sa veste de mignon, avant d’oser se hasarder dans les galeries.
Bon nombre de ceux qui allaient figurer dans la cérémonie passèrent la nuit à se parer ; les coiffeurs, les habilleuses, les tailleurs couraient d’un appartement à l’autre : une femme de chambre de l’impératrice note qu’elle dut se faire coiffer à cinq heures du matin. À huit heures, le valet de chambre Constant apporta dans la chambre de l’Empereur les bas de soie brodés d’or, les brodequins, la culotte et la veste de velours blanc avec boutons de diamants, l’habit de velours cramoisi étincelant d’or, le manteau court, avec agrafes d’or, que le héros du jour allait revêtir. Pendant qu’on l’habillait, il ne se faisait pas faute d’apostrophes et de malédictions contre les brodeurs ; à mesure qu’on lui passait une pièce de son costume ; « Voilà qui est beau, monsieur le drôle, disait-il à Constant, en lui tirant les oreilles : mais nous verrons les mémoires ».
Le Pape, lui, s’était levé comme à l’ordinaire, à quatre heures du matin, et s’était mis en prières. Il avait été convenu que le Saint-Père quitterait, à huit heures, le Pavillon de Flore pour se rendre à Notre-Dame ; mais au moment du départ, un retard se produisit pour une cause assez singulière.
Tout le monde ignorait en France, et les maîtres des cérémonies des Tuileries ne savaient pas davantage qu’il était d’usage, à Rome, quand le Pape sortait du Vatican pour aller officier dans une église, qu’un de ses camériers partit un instant avant lui, monté sur une mule et portant une grande croix. Ce fut au moment même de se mettre en marche qu’on fût informé de cette coutume, et le camérier, malgré les supplications ne consentait pas à déroger à l’étiquette pontificale. Il fallut donc mettre tous les piqueurs des Tuileries en quête ; on eut le bonheur de trouver un âne assez propre que l’on se hâta de couvrir de galons ; et le crucifère traversa avec un sang-froid imperturbable, l’innombrable multitude qui bordait les quais et qui, malgré son recueillement, ne pouvait s’empêcher de rire à ce spectacle aussi bizarre qu’inattendu.
Le Pape ne quitta les Tuileries qu’à neuf heures. Paris ne possédait pas alors les larges avenues d’aujourd’hui ; les grandes artères de la ville étaient l’étroite rue Saint-Honoré, qu’il fallut suivre jusqu’à la rue des Lombards, puis la rue Saint-Denis, qui conduisait au Pont-au-Change. De là, par la rue de la Barillerie et le quai du Marché-Neuf, on accédait à Notre-Dame. On avait démoli trois maisons de la place du Parvis pour donner place au cortège ; il avait été question d’abattre trente-cinq autres immeubles sur le quai, mais le temps avait manqué.
Un peu avant dix heures, le carrosse du Pape, une voiture superbe dont l’impériale était chargée d’une tiare en bronze doré, et que traînaient huit chevaux gris-pommelé, parvint à la rue du Cloître, où se trouvait l’entrée du vaste bâtiment élevé pour servir d’antichambre à la cathédrale ; Pie VII entra presque aussitôt dans la basilique, repeinte à neuf pour la circonstance et transformée en une vaste galerie de fêtes, dégagée depuis le chœur jusqu’à la tribune des orgues, sous laquelle avait été placé le trône impérial ? Le Saint-Père se rendit au fauteuil préparé pour lui dans le chœur, et il commença à prier en attendant l’Empereur ; il attendit longtemps, il attendit pendant deux heures, deux heures qui parurent mortellement longues à toute l’assistance, dont le recueillement fut vite épuisé et qui se comportait là, immobilisée sur les gradins élevés de chaque côté de la grande nef, comme elle aurait pu le faire au théâtre. La gêne était d’autant plus grande que l’immense église était glacée, et que l’étiquette interdisait aux femmes de jeter la moindre mousseline sur leurs épaules nues. Le Saint-Père, dit-on, souffrit cruellement de la température : on avait négligé de préparer pour lui une chaufferette et cette pénible disposition ne contribua pas peu à lui donner « l’air d’une victime résignée » qu’il garda pendant tout le temps de la cérémonie.
À midi, les canons tonnèrent ; le bourdon, qui ne s’était guère ménagé depuis la veille, sonna en volée, et le carrosse de glaces et d’or, traîné par huit chevaux de couleur isabelle, où se trouvaient l’Empereur et l’impératrice, tourna l’angle du quai et entra sur le parvis. Il fallut attendre encore que le cortège impérial s’organisât dans les salons de l’archevêché qu’une galerie, élevée à cette occasion, faisait communiquer avec la cathédrale.
Enfin, le nouveau César parut dans le chœur ; il était précédé des grands officiers de la couronne et des maréchaux d’empire portant les honneurs. L’empereur, sous l’immense manteau de velours cramoisi semé d’étoiles d’or et doublé d’hermine, dont le poids était de 80 livres, et la superficie de 176 pieds (58 mètres), l’Empereur paraissait écrasé. Sa petite taille se fondait sous ce gigantesque accoutrement. Une « simple couronne de lauriers » ceignait sa tête, il était d’une pâleur extrême « véritablement ému », et l’expression de ses regards paraissait sévère et un peu troublée.
Le Saint-Père monta à l’autel, et la messe commença. Pendant la durée, très longue, de la solennité, l’Empereur soit fatigué, soit mauvaise disposition de santé « ne fit que bailler ». On alla à l’offrande, on en revint ; puis on descendit l’estrade du trône en cortège pour aller recevoir l’onction sacrée ; l’Empereur et l’impératrice, en arrivant au chœur, se placèrent à leur prie-dieu, et le Pape s’approcha d’eux pour accomplir la cérémonie. Chacun sait que, quand il présenta la couronne à Napoléon, celui-ci la lui prit des mains, la posa lui-même sur sa tête, l’ôta aussitôt, la plaça sur le front de l’impératrice, et la retira pour la reposer sur le coussin. On en ajusta tout aussitôt une plus petite sur la tête de Joséphine, si heureuse qu’elle ne voulut s’en débarrasser que le soir, au moment de se mettre au lit.
Toutes ces dispositions avaient été combinées d’avance et répétées « comme au ballet ». Huit jours avant le couronnement, le peintre Isabey avait fait acheter chez les marchands de jouets tout ce qu’on put trouver de ces petites poupées qui servent à l’amusement des enfants. Il les avait habillées en papier de la couleur du costume de chacun des personnages appelés à figurer à Notre-Dame ; puis il avait dessiné un plan de l’église, sur une échelle en rapport avec à hauteur de ses bonshommes et c’est à l’aide de ces poupées de bois que les répétitions du sacre avaient eu lieu, sous les yeux de l’Empereur ravi, dans la galerie de Diane, aux Tuileries.
Ce qu’on n’avait pu prévoir, et ce qui fut remarqué et grossi par les malveillants, c’étaient les petites fautes contre l’étiquette, l’écrasement aux portes, les « gamineries des estrades » ; une altercation entre Joséphine et ses belles-sœurs, vertes de jalousie, sous le dais du trône, les « princesses lâchant le manteau de l’impératrice, au moment où elle monte les marches, de façon qu’elle manque de tomber en arrière, entraînée par le poids ; l’Empereur, dans le passage de l’église frappant de son sceptre le dos du cardinal Fesch, pour l’appeler », mais « tout ce qui est médiocre et mesquin » s’efface devant la splendeur de la cérémonie et la grandeur de l’homme. Lui, « dans la tempête d’orgueil qui se déchaîne sous son crâne », songe à son enfance misérable, à la modeste maison d’Ajaccio, à la pénurie de ses premières années et, se tournant vers son frère, il dit simplement : « Joseph ! si notre père nous voyait ! »
On ne rentra aux Tuileries qu’à sept heures, par les boulevards en feu, sous les lampions et les arcs de triomphe. Le Pape, continuant jusqu’au bout son rôle de modeste chapelain, ne quitta Notre-Dame qu’un quart d’heure après l’Empereur. Il y était resté pendant huit heures ! Il lui fallut, le soir, assister au repas de gala, où, remarque le cardinal Consalvi « il n’occupa que la troisième place ». Et dès le lendemain, il reprenait son existence, sans faste, toute de réserve et de discrétion.
Il avait accompli ce qu’on exigeait de lui, il crut pouvoir solliciter la compensation de ses complaisances ; il demanda timidement qu’on lui rendit Avignon en France, Bologne et Ferrare en Italie ; mais l’Empereur fit la sourde oreille. Il fut généreux sur d’autres points : les présents qu’il offrit au Saint-Père furent splendides ; outre la tiare de 180 000 francs, il lui fit don d’une chapelle en or repoussé qui ne fut, d’ailleurs, ni terminée, ni livrée, et qu’on envoya en 1810 à Saint-Denis. Chacun des cardinaux reçut un rochet en dentelles, de la valeur de 10 000 francs ; on distribua au service d’honneur et aux domestiques 220 000 francs de diamants. Quant aux tabatières, nul ne pourrait les compter : tout l’atelier d’Isabey était occupé à peindre en miniature le buste de l’Empereur, que l’orfèvre Biennais montait sur des boîtes d’or, et qu’on distribuait à foison.
Pourtant le Saint-Père ne se montrait pas satisfait, encore qu’il sut garder jusqu’au bout sa patience et sa résignation. On se quitta « en froid ». À la fin de mars, Napoléon prit congé du Souverain Pontife, et partit pour l’Italie. Le pape ne quitta Paris qu’un mois après le départ de l’Empereur. La population ne s’était point lassée de sa présence, c’étaient toujours les mêmes acclamations, le même agenouillement. Au reste, il sortait peu, ne quittant le pavillon de Flore que pour aller visiter les églises, et menant toujours sa vie simple, toute de prière et d’abstinence, étonnant les chambellans qui le servaient par sa douceur, sa modestie et sa stupéfiante sobriété.
À la fin d’avril seulement, il se remit en route pour sortir de France. Il devait y rentrer, huit ans plus tard, sous une escorte de gendarmes, prisonnier de celui qu’il avait sacré César, au nom de Dieu.