J’ai connu, étant enfant, un homme qui avait dîné chez Alexandre Dumas. Mais ceux qui se souviennent de la place que tenait alors dans le monde ce géant que Michelet appelait une des forces de la nature ; ceux qui se rappellent avoir vu dans quelque trou perdu de la province les placides bourgeois se bousculant à l’arrivée de la diligence de Paris, s’arracher les journaux pour connaître une heure plus tôt la suite des aventures de Chicot ou de Salvator ; ceux-là comprendront avec quel respect je considérais un mortel assez heureux pour avoir approché le merveilleux personnage qu’on aimait à se figurer riche comme Dantès, amoureux comme Bussy d’Amboise et rêveur comme Antony.
S’il existe quelque part, disait Méry, un autre Robinson Crusoé dans une île déserte, croyez bien que ce solitaire est occupé en ce moment à lire les Trois Mousquetaires à l’ombre de son parasol, fait de plumes de perroquet. Un matelot du Havre a raconté qu’un autographe de l’auteur de Christine lui avait servi de passeport tout le long des deux mondes, et Rusconi, l’un des secrétaires du journal le Mousquetaire, disait dans son jargon franco-italien : « J’ai vu Napoléon à l’île d’Elbe, j’ai vu la duchesse de Berry à Nantes, enfin je vois tous les jours M. Alexandre Dumas dans son intimité ; par conséquent, je puis me flatter d’avoir approché les trois plus grands hommes de ce siècle. »
Faut-il s’étonner après cela que le récit qui me fut fait il y a quelque vingt ans d’un dîner chez Alexandre Dumas, ait laissé dans mon esprit un ineffaçable souvenir.
C’était rue d’Amsterdam, un dimanche. Ce jour-là Dumas avait invité cinq ou six convives, pour varier avec les autres jours où les convives s’invitaient eux-mêmes. Les différentes pièces de l’appartement étaient encombrées d’objets rares – ou non – rapportés du Caucase et de Russie ; mais la plus grande curiosité de ce bizarre musée était Vasili, ce Géorgien dévoué qui, après avoir accompagné Dumas, en qualité de domestique de Tiflis à la mer Noire, avait fait le voyage de France pour le retrouver. Le brave garçon était venu de Poti à Paris, était resté vingt-sept jours malade à Constantinople, avait dépensé en route 61 francs 50 centimes, et tout cela sans savoir un mot de français.
Vasili était assis à l’orientale sur un grand sofa en étoffe de couleurs vives rayée. La tradition voulait que ce fût sur ce canapé qu’eussent été composés plusieurs grands romans en vogue ; on citait les Quarante-Cinq et la Reine Margot. C’était une des épaves du naufrage de Monte Cristo. Vasili était vêtu d’une tcherkesse blanche, recouvrant une petite veste de satin rose, et sous cette première veste une seconde de soie gris perle. Une ceinture damasquinée d’or lui serrait la taille ; sa cartouchière et ses armes étaient suspendues au mur.
Dumas était à sa table de travail quand on introduisit ses convives ; il écrivait de sa grosse écriture ronde sur ce fameux papier bleuâtre de grand format dont il noircissait par mois plusieurs arpents. Il portait le costume débraillé qui lui était familier : un simple pantalon à pieds, des pantoufles, la chemise déboutonnée, laissant voir sa large poitrine ; tel il travaillait vingt heures par jour « courbé sur ses feuillets comme un bœuf sur son sillon, et finissant par trouver une âcre volupté dans cet exercice de galérien ».
Dans le grand nombre de ses admirateurs, Dumas n’avait jamais eu le temps de distinguer ses amis intimes des simples connaissances ; aussi distribua-t-il ce soir-là de droite et de gauche quelques rudes poignées de main accompagnées d’un « bonsoir mon ami, tu te portes bien ? » adressé à un tout jeune homme qu’il n’avait jamais vu d’ailleurs, et qui, se trouvant être au nombre des convives, venait lui soumettre un acte en vers.
L’auteur d’Henri III y jeta les yeux, et après avoir lu quelques lignes :
— Diable, fit-il, tes rimes ne sont pas très riches.
— Pas riches ! exclama le jeune homme.
Mais Dumas craignant déjà d’avoir fait du chagrin à un débutant :
— Ne te décourage pas pour si peu, mon enfant ; tes rimes ne sont pas riches, c’est vrai, mais elles sont à leur aise ! Allons dîner.
On se dirigea – le maître en tête – non vers la salle à manger, mais vers la cuisine. Il s’agissait de la confection d’un de ces plats fameux dont les descriptions font rêver les lecteurs des Impressions de voyage. Ce soir-là le grand amuseur voulait revivre quelques minutes de la vie qu’il avait menée en Orient, et s’était promis de faire manger du schislik à ses invités. Alors, retroussant ses manches et mettant à nu ses gros bras, il prit un filet de bœuf qu’il enfila à une baguette dans le sens de la longueur ; il le saupoudra convenablement de sel et de poivre, et, mettant l’extrémité de la baguette dans la main de Vasili, il s’arma du plus effilé de tous ses kandjars.
À mesure que la surface du filet rissolait, Dumas détachait de cette surface des morceaux de la grosseur d’une noix, et déposait ces rissoles de viande sur un lit de beurre frais et de persil haché. De temps à autre, il soulevait le couvercle d’une casserole pour veiller à la cuisson d’un chou pommé qu’il avait cuirassé d’énormes bandes de lard. Il avait distribué à ses invités groupés autour de lui, des cuillers à pot dont ils devaient se servir pour arroser continuellement le chou du jus qui découlait du schislik.
Et tout en surveillant cette délicate besogne, il parlait avec entrain et volubilité, n’attendant même pas la réplique – qu’on évitait d’ailleurs de lui donner.
Un mot jeté au hasard amenait une conférence ; l’événement le plus banal prenait en passant par ses lèvres tout l’intérêt d’un roman ; il vous attendrissait sur la mort de ses poules et savait rendre son perroquet aussi intéressant qu’un héros de légende. Il avait tout vu, tout lu, tout retenu et brodait sur tout avec l’esprit que l’on sait.
D’ailleurs le schislik était immangeable et le chou à la géorgienne n’était pas cuit : lui seul ne s’en aperçut pas, il mangeait, buvait, riait, causait comme s’il n’eût fait qu’une seule de ces choses à la fois. Près de lui, sur la table, était un marabout rempli d’eau bouillante dans lequel il préparait lui-même le café qu’il avait auparavant pilé dans un mortier.
Et bien avant dans la nuit, pendant que ses convives fumaient et causaient, Dumas avait regagné sa table de travail et écrivait deux feuilletons qui devaient, le lendemain, remplir las colonnes du Mousquetaire, dont les autres rédacteurs, à en croire Michel, le garçon de caisse, ne rédactaient rien du tout.