La viande du roi

Quand naquit l’enfant qui devait être Louis XIV, il avait deux dents, ce qui parut être un heureux présage dont toute la cour se réjouit.

Pas la nourrice, pourtant. Au bout de trois mois, cette dame, qui s’appelait Élisabeth Ancel, se retira, le sein déchiré par les incisives du poupon. Elle fut remplacée par Pierrette Dufour, qui, elle aussi, eut à se plaindre des coups de dent du jeune lionceau. Puis succéda Marie de Ségneville-Thierry… On en cite quatre autres encore, qui peut-être ne furent que des berceuses ou des « remueuses ».

Ce n’est pas tout d’avoir des dents, il faut qu’elles soient bonnes : or celles de Louis XIV le firent souffrir durant à peu près toute sa vie. Feu le docteur Cabanès, qui a traité rétrospectivement le grand roi pour une « sinusite maxillaire », a fourni à l’Histoire, sur cette noble mâchoire, des renseignements fort curieux, mais assez peu appétissants. Qu’il suffise de savoir qu’à quarante ans le roi n’avait plus dans la bouche que quelques informes chicots. On avait dû lui arracher toutes les dents de la mâchoire supérieure du côté gauche, et l’opération avait été faite si maladroitement que chaque fois qu’il buvait ou se gargarisait, l’eau allait de la bouche dans le nez « d’où elle coulait comme d’une fontaine ».

Donc aucune possibilité de mastication ; par malheur, si les dents l’avaient quitté, Louis XIV avait gardé un appétit voisin de la boulimie, d’où crises de goutte, dyspepsie, tendance à la congestion, vertiges… En temps de carême seulement, « à cause de la modération des repas », il connaissait quelque répit.

Trois cent vingt-quatre personnes étaient exclusivement occupées à la nourriture du royal édenté. Cette armée logeait au grand Commun et se divisait en divers offices : la paneterie préparait tout ce qui concerne le couvert, le pain, le linge de table ; l’échansonnerie-bouche ou « gobelet » était pour le vin et l’eau ; la cuisine-bouche veillait à la préparation du « manger » ; la fruiterie fournissait les fruits, flambeaux, bougies et girandoles, et la fourrière avait l’entreprise du bois et du charbon. Le premier maître d’hôtel, assisté d’un maître d’hôtel ordinaire et de maîtres d’hôtel de quartier, dirigeait cette vaste administration ; le contrôleur général de la bouche recevait les provisions et en surveillait l’emploi.

Les cuisines où se triturait la viande du roi étaient au rez-de-chaussée du grand Commun, aujourd’hui transformé en hôpital militaire. À l’heure des repas, la viande – c’est-à-dire tous les mets que comportait le menu – portée processionnellement, sous la conduite d’un premier maître d’hôtel accompagné de trente-six gentilshommes servants et de douze maîtres tenant en signe de leur autorité un bâton garni d’argent doré, la viande quittait les cuisines, traversait la rue, entrait au château par la porte située en face du grand Commun, montait un escalier qu’a détruit Louis-Philippe et sur l’emplacement duquel se trouve aujourd’hui la Chambre des députés, circulait à travers un dédale de galeries, de salons et corridors, et arrivait enfin à la table du roi, ordinairement dressée dans sa chambre. Ce cérémonial se perpétua jusqu’à l’époque de la Restauration, et le prince de Joinville se souvenait d’avoir, étant enfant, rencontré dans l’escalier des Tuileries la « viande » de Louis XVIII, escortée par les gardes du corps et saluée par les roulements du tambour des cent suisses.

Pour revenir au grand roi, son couvert était donc dressé dans sa chambre, sur une table carrée, vis-à-vis de la fenêtre du milieu. On sait que Louis XIV mangeait toujours seul. Ailleurs qu’à l’armée il ne prit jamais un repas avec aucun homme ; les jours de grand couvert seulement, il admettait à sa table les membres de sa famille et, dans ce cas, les princes présents avaient tous le chapeau sur la tête ; le roi seul était découvert. Singulier renversement de l’étiquette, indiquant sans doute que le maître était chez lui et que les autres ne figuraient là qu’en passant.

Comme à son premier déjeuner, en sortant du lit, Louis XIV ne prenait qu’un bouillon ou plus ordinairement une tasse d’eau de sauge, il était de bonne heure en appétit et son dîner était habituellement servi à dix heures du matin. Pour le coup, c’était sérieux. Qu’on en juge ! Et il importe de se souvenir que le menu qu’on va savourer n’était que « pour un ».


Potages : 2 chapons vieux pour potage de santé ; 4 perdrix aux choux.
Petits potages : 6 pigeonneaux de volière pour bisque ; 1 de crêtes et béatilles.
Deux petits potages hors-d’œuvre : 1 de chapon haché pour un ; perdrix pour l’autre.
Entrées : 1 quartier de veau et une pièce autour, le tout de 28 livres ; 12 pigeons pour tourte.
Petites entrées : 6 poulets fricassés ; 2 perdrix en hachis.
Quatre petites entrées hors-d’œuvre : 3 perdrix au jus ; 6 tourtes à la braise ; 2 dindons grillés ; 3 poulets gras aux truffes. Rôt : 2 chapons gras ; 9 poulets ; 9 pigeons ; 2 hétoudeaux (jeunes poulets) ; 6 perdrix ; 4 tourtes.

Le fruit ou dessert se composait de 2 bassines de porcelaine remplies de fruits crus, de 2 autres remplies de confitures sèches et de 4 compotes ou confitures liquides.

Certainement, malgré son royal appétit, Louis XIV « en laissait » ; mais c’était tout de même un rude homme, celui qui voyait poser sur sa table, sans qu’à l’aspect seul il se déclarât rassasié, un quartier de veau de 28 livres, 69 pièces de volailles diversement apprêtées et tant de tourtes ! Un autre, pour avoir affronté cet amoncellement de victuailles, aurait gardé la diète pendant trois jours ; le Roi-Soleil n’avait point de ces timidités, et le menu du souper le prouve : « 2 chapons vieux, 12 pigeons de volière, 1 perdrix au parmesan, 4 autres pigeons, 6 poulets, 8 livres de veau, 3 poulets gras, 1 faisan, 3 perdrix, 2 poulardes, 4 hétoudeaux, 9 poulets, 8 pigeons encore, 4 tourtes. » Et le roi, sans doute, jugea qu’on ne lui donnait pas à manger, car une note indique qu’il fallut ajouter deux autres entrées savoir : 4 perdrix sauce à l’espagnole et 2 poulets gras en pâtés grillés ; le rôt fut également renforcé de « deux petits plats », l’un composé d’un chapon, 2 bécasses et 2 sarcelles, l’autre comportant simplement 5 perdrix. Notez que les hors-d’œuvre ne sont pas mentionnés : ils variaient suivant le temps et les saisons. N’allez pas imaginer surtout que ces hors-d’œuvre fussent, comme ceux qu’on nous sert aujourd’hui, des bagatelles apéritives ; non pas ; c’était du solide : boudin blanc, saucisses, pâtés truffés, miroton… Du miroton ! Délice et terreur des estomacs fatigués !

On a lu plus haut que Louis XIV, autant par régime que par dévotion, se délassait durant le carême de ces exploits culinaires. Voyons donc quels étaient ses menus « d’abstinence ». Il convient de dire que craignant sans doute qu’un repas absolument maigre ne fût un peu trop débilitant, il débutait par s’administrer, aux jours de jeûne, un potage fait d’un chapon, de 4 livres de bœuf, 4 livres de veau, 4 livres de mouton. Une fois prise cette précaution purement hygiénique, commençait l’abstinence. Voici en quoi elle consistait : 1 carpe, 1 cent d’écrevisses, 1 potage au lait, 2 tortues, 1 potage aux herbes, 1 sole, un ragoût à l’eau, 1 grand brochet, 4 moyennes soles, 2 perches, 2 soles, 1 cent d’huîtres, 6 vives, et comme rôti 1 demi grand saumon et 6 soles.

À souper : 2 carpes d’un pied deux doigts, 1 potage aux herbes, 1 perche, 1 autre potage aux herbes, 1 brochet d’un pied et demi, 3 perches, 3 soles, 1 truite d’un pied et demi, 2 macreuses, 1 demi grand saumon et une grande carpe.

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Il n’y avait plus, après cela, qu’à se coucher ; mais en se mettant au lit, le roi – qui l’eût cru ? – se sentait le ventre creux ; dans la crainte de défaillir d’inanition pendant la nuit, il plaçait à sa portée un en-cas, presque rien, de quoi calmer seulement une fringale subite : un flacon d’eau, trois pains et deux bouteilles de vin…

On n’étonnera donc personne en ajoutant que, au nombre des disgrâces dont souffrait Louis XIV, comptait la goutte, affection essentiellement aristocratique qui apparaît au cours des âges, corollaire inéluctable de la vie confortable, et ne s’attaque qu’aux bons vivants ; elle passe, non sans raison, pour un signe de richesse, si bien que dans l’ancienne Rome, ses victimes étaient considérées avec vénération et exemptées d’impôts. On ne saurait trop déplorer que cette disposition du droit romain, auquel nos législations modernes ont tant emprunté, ne soit point passée dans nos codes. J’en sais qui regretteront plus encore que le régime ordonné par Fagon au souverain goutteux ait perdu aujourd’hui toute faveur : il recommandait, en effet, à son malade, en cas de crise aiguë, l’usage du vin de Bourgogne, « comme ayant moins de tartre et plus d’esprit que le vin de Champagne dont le roi faisait habituellement usage ». De ce verdict les vignerons de Beaune triomphèrent avec si peu de discrétion que ceux de Reims protestèrent avec virulence et fut déclarée ainsi, entre les deux provinces, une guerre de pamphlets et de thèses qui durait encore quarante ans plus tard.

À la longue, ces nectars, ces viandes épicées, l’abus du gibier, l’exercice intempestif du cheval occasionnèrent à Louis XIV une de ses infirmités qui demeure la plus célèbre et dont le souvenir n’est pas aboli : la fameuse fistule décrite par M. le docteur Émile Deguéret, d’après le journal presque quotidien tenu par Fagon de la santé du roi.

Les médecins sont bien heureux : ils peuvent tout dire, et tout crûment, et nous voici maintenant copieusement instruits des moindres épisodes de cette sorte d’épopée dont fut le sujet la fistule de Louis XIV. Quand, au début de 1686, on eut établi, après de minutieuses observations, la nature du mal, on discuta longuement sur le traitement à suivre. Les opinions des savants divergeaient ; des charlatans se proposèrent ; on accepta les avis les plus extravagants. Afin de se mettre d’accord, on fit appel à tous les fistuleux de bonne volonté et Louvois disposa, pour les recevoir dans son hôtel de la Surintendance, des chambres où l’on expérimenta sur eux les diverses cures proposées. Sédatifs, onguents, emplâtres, compresses, cataplasmes variés, purgations, saignées, vulnéraires, lavements – qu’on appelait alors poétiquement « bouillons des neuf sœurs » –, on fit essai de tout sur les sujets qu’un hasard heureux honorait de la même incommodité que le roi, ce dont ils recevaient une sorte d’auréole. La cour, anxieuse, s’intéressait à eux et le monarque lui-même suivait attentivement le résultat de ces épreuves. On envoya quatre de ces braves aux eaux de Bagnères, sous la conduite du premier chirurgien de l’hôpital de la Charité ; quatre autres furent expédiés à Bourbon-l’Archambault ; tous revinrent sans être guéris et ceux que logeait Louvois ne paraissaient pas être en meilleur point. Alors on se décida pour l’opération et ce fut le chirurgien Félix qui la pratiqua, après avoir incisé, pour se faire la main, tous les malades qu’on put lui procurer, faisant usage d’un bistouri spécial jusqu’alors désigné syringotome et qui, pour avoir eu l’honneur de soulager Louis XIV, fut appelé, depuis lors, bistouri à la royale. Félix, en récompense de son habileté, reçut la terre des Moulineaux et 120 000 livres ; d’Aquin, qui l’assistait, eut 100 000 livres et l’on en donna 80 000 à Fagon pour reconnaître la sollicitude attentive dont il avait fait preuve en cette circonstance solennelle.

Du coup la fistule fut à la mode ; on en avait tant et si longtemps parlé, que chacun croyait ou voulait l’avoir. Des courtisans se firent taillader courageusement, soucieux d’attirer l’attention du roi et dans l’espoir qu’il daignerait s’informer de la façon dont ils auraient supporté l’opération. Il y eut bousculade chez les chirurgiens, tant il se trouvait d’ambitieux pour se flatter d’être atteints du même mal que le souverain ; le célèbre Dionis, pour sa part, en examina plus de trente, « réclamant avec exigence qu’on les opérât et dont la folie était si grande qu’ils paraissaient fâchés lorsqu’il les assurait qu’il n’y avait pas nécessité de le faire ».

La guérison royale fut fêtée dans tout le royaume ; la ville de Paris particulièrement témoigna de façon splendide. Louis XIV fut invité à lui rendre visite ; après un Te Deum d’actions de grâces à l’église Notre-Dame, on le reçut en grande pompe à l’Hôtel de Ville où lui fut offert un dîner titanesque : 236 plats servis par les archers de la ville portant l’épée au côté et conduits par leur colonel ; 236 plats, sans compter les desserts et les liqueurs… de quoi tuer un convalescent ; mais le roi, solide à table, survécut à ce repas régicide. Les demoiselles de Saint-Cyr manifestèrent leur joie d’une manière plus délicate : ayant sollicité, elles aussi, la visite de leur magnifique protecteur, elles le reçurent dans la célèbre maison, au chant d’un cantique dont la supérieure, Mme de Brinon, avait écrit les paroles sur lesquelles Lully composa une mélodie grave et tendre, ainsi que le comportait la circonstance. C’est l’hymne célèbre Dieu sauve le roi ! qu’un Anglais de passage, dit-on, nota et remporta dans son pays où il fut si goûté que l’Angleterre l’adopta comme chant national ; est-ce à la fistule de Louis XIV que nos voisins doivent ainsi le God save the King ?