Cuisines, traiteurs et restaurant

Peu de lectures sont aussi amusantes que celle des anciens Guides du voyageur. Ils renseignent sur la façon dont on vivait autrefois à Paris, quand on s’y trouvait de passage et qu’on n’y avait pas maison montée. Dans le grand Guide de Reichard, imprimé à Weimar en 1805, on trouve même ce document étymologique : « Un nommé Boulanger imagina, en 1765, de donner du bouillon et de servir, sur de petites tables de marbre sans nappe, des œufs frais, de la volaille, etc. Il avait mis sur sa porte : Venite ad me omnes qui stomacho laboratis et ego restaurabo vos. On allait se restaurer l’estomac chez Boulanger, et telle fut l’origine du mot restaurateur. »

C’est bien possible. L’institution plut par sa nouveauté, car jusqu’à la fin du règne de Louis XV, Paris n’avait pas de restaurants ; on allait aux tables d’hôte, dont Mercier trace un croquis peu engageant : « Les tables d’hôte, écrit-il, sont insupportables aux étrangers, mais ils n’en ont pas d’autres. Il faut manger au milieu de douze inconnus, après avoir pris un couvert. Celui qui est doué d’une politesse timide ne peut venir à bout de dîner pour son argent. Le centre de la table, vers ce qu’on appelle les pièces de résistance, est occupé par des habitués qui s’emparent de ces places importantes et ne s’amusent pas à débiter les anecdotes du jour. Armés de mâchoires infatigables, ils dévorent au premier signal. Malheur à l’homme lent à mâcher ses morceaux. Placés entre ces avides et lestes cormorans, il jeûnera pendant le repas. En vain il demandera sa vie aux valets qui servent. La table sera vide avant qu’il ait rien pu en obtenir. »

Les étrangers de bon ton ne se fourvoyaient pas en si brutale compagnie ; ils se fournissaient chez le traiteur, qui portait à domicile des repas complets – et coûteux. Aussi juge-t-on de la vogue qu’obtinrent les premiers restaurants où l’on pouvait à son gré régler sa dépense et où l’on mangeait à des tables séparées. Un Anglais, de séjour à Paris en 1788, et dont la Revue rétrospective a naguère publié les notes de voyage, poussa l’enthousiasme et la reconnaissance jusqu’à copier dans son livre de souvenirs la carte du restaurant Beauvilliers. C’est un document imposant : cent soixante-dix-huit potages, pâtisseries, entremets, entrées ou rôtis y sollicitent l’appétit du consommateur. Bien peu de ces plats diffèrent, comme appellation du moins, de ceux qui nous sont encore familiers ; on y voit la côtelette de veau en papillote, le fricandeau aux épinards, la choucroute garnie, le hareng à la moutarde, la perdrix aux choux, le canard aux navets. Seules les tourtes occupaient au menu une place d’honneur, dont elles semblent quelque peu déchues : tourtes de laitances de carpes, tourtes de filets de morue, pâtés chauds de bécasses, de grives, tourtes de matelotte d’anguille… Tout cela ne paraît pas méprisable.

Les prix mêmes sont à peu près semblables à ceux d’un restaurant ordinaire d’avant 1914 ; à 12 livres environ montait l’addition d’un déjeuner copieux chez Beauvilliers ; un chapon au riz coûtait 10 livres, et la portion de rognons 18 sous. Pour 6 livres, on avait un poulet aux truffes, un salmis de caille pour 2 livres. Les légumes, pommes de terre, croûte aux champignons, purée de pois aux croûtons et autres variaient entre 18 et 24 sous. Les vins étaient cotés à très bas prix ; les plus chers, Clos-Vougeot, Cham-bertin, Hermitage, ne dépassaient pas 4 livres 10 sous par bouteille. Le guide Reichard cite néanmoins l’établissement Beauvilliers parmi ceux dont les prix sont élevés, et recommande de préférence « les restaurants de troisième ordre, où la conversation est agréable et même instructive ».

À la Révolution est due la gloire des restaurants parisiens. Quand les grandes maisons de la noblesse se fermèrent, les chefs, se trouvant sans emploi, n’eurent d’autre ressource que de s’établir à leur compte. Naudet, Roze, Meot, Robert, Véry, Legacque, tous avaient cuisiné chez de nobles gourmets ; en outre le nouvel ordre des choses attirait à Paris un monde de députés, de fonctionnaires, de militaires, qui campés en de modestes garnis, prirent l’habitude de dîner et de souper chez les restaurateurs. Ceux-ci s’ingénièrent à satisfaire cette nombreuse clientèle venue de tous les points de la France. Il en fallait pour tous les goûts et pour toutes les bourses : ce fut le bon temps des spécialités. Au nombre des officines culinaires de l’époque, nous trouvons citée comme l’une des plus pittoresques, dans les études de M. Stenger, la Marmite perpétuelle, dirigée par Deharme, rue des Grands-Àugustins. Depuis quatre-vingt-cinq ans cette marmite bouillait constamment sur le feu, et contenait en ses vastes flancs une quantité de chapons qui se régénéraient en un bouillon, dont la succulence s’augmentait d’instant en instant. À la première demande, la nuit aussi bien que le jour, Deharme tirait de ce bain de Jouvence une volaille grasse et cuite à point que l’on mangeait au gros sel, et dont se pourléchait le gourmet le plus difficile.

Rue de la Harpe, un bâtiment tout entier appartenait au pâtissier-cuisinier Leblanc, successeur de Lesage ; l’immense immeuble était rempli, du rez-de-chaussée aux combles, de jambons de Bayonne, dont le plus léger pesait vingt livres. Les solives et les poutres disparaissaient sous l’amoncellement de ces opulentes victuailles, reposant dans l’obscurité pour éviter les mouches, et sur lesquelles veillait un énorme matou noir et blanc, chargé d’éloigner les souris. Leblanc composait, de ces jambons, des pâtés que les connaisseurs se disputaient et qu’on expédiait sur commande dans toutes les régions de la République ; l’énorme four de sa manufacture, brûlant sans arrêt, pouvait à peine suffire à l’avide impatience des consommateurs.

Au Caveau, on servait six plats pour un franc cinquante ; passage des Petits-Pères, le dîner se payait vingt-quatre sols, et l’on n’y faisait usage que de vaisselle d’argent. Tous les restaurateurs rivalisaient alors d’inventions et de luxe, et c’est à leur active émulation que la France doit une de ses gloires, le grand Carême.

Sa mère, très misérable, qui devait lui donner vingt-quatre frères ou sœurs, le mit au monde dans un terrain vague de la rue du Bac. Dès qu’il fut d’âge à tenir un torchon, il fut admis comme aide chez un pâtissier, qui par charité consentit à se charger de lui. Mais Carême avait le génie ; l’illustre Robert, un descendant peut-être, de ce Robert dont parle Rabelais et à qui l’humanité est redevable de la sauce à tout jamais fameuse, Robert prit Carême comme élève et le passa à La Guipière, le cuisinier du roi Murat ; La Guipière devait mourir, pendant la retraite de Russie, fidèle à son poste, les pieds gelés et la tête dans ses fourneaux. Carême ne fut pas ingrat envers son vénéré maître ; c’est à lui que plus tard il dédia ses extraordinaires Mémoires dont le début n’est point inférieur en solennité à celui de l’Énéide : « Lève-toi, ombre illustre ; entends la voix de l’homme qui fut ton admirateur et ton élève. Tes talents extraordinaires te valurent la haine et la persécution… O grand La Guipière, reçois l’hommage public d’un disciple fidèle. Je lègue à ta mémoire mon plus bel ouvrage ; il attestera dans l’avenir l’élégance et la somptuosité de l’art culinaire au XIXᵉ siècle !… »

Carême, qui à quinze ans, en 1800, lavait les assiettes et épluchait les légumes dans les arrière-cuisines des restaurants parisiens, était à l’époque de la chute de l’Empire si célèbre, qu’on lui confia la direction du grand dîner offert, dans la plaine de Vertus, aux souverains coalisés. Il dirigea successivement toutes les tables royales ou impériales de l’Europe : celle du prince régent d’Angleterre, celle du tsar Alexandre, celle de l’empereur d’Autriche. C’est lui qui nourrit les congrès de Vienne et d’Aix-la-Chapelle. Rentré enfin dans sa patrie, couvert d’honneurs et riche de gloire, il accepta les fastueuses propositions de M. de Rothschild. Quand, sur la fin de sa vie, il allait flâner dans les fêtes foraines, quand il passait devant les pâtisseries populaires de la banlieue parisienne, il ne pouvait se défendre d’un mouvement de vanité ; grâce à ses efforts et à ses recherches en effet, la pâtisserie, jadis si lourde, s’était bonifiée et feuilletée. Il était parvenu à rendre exquis et peu coûteux les petits gâteaux que le peuple consomme, le dimanche, dans les guinguettes ; et il confessait que, de toute son œuvre, c’était cette régénération qui lui inspirait le plus d’orgueil.

Il fut certainement un brave homme celui qui, ayant superbement régalé tant de princes et tant de rois, considérait comme son plus beau titre de gloire le chou de deux liards que mordait à pleines dents un gamin des rues.