Le Mameluk de l’Empereur

Il était célèbre à Paris par ses étincelants costumes orientaux, par les superbes chevaux qu’il montait, par la façon dont il caracolait en avant de l’escorte de l’empereur. On lui supposait une influence qu’il n’eut jamais : ce n’était qu’un domestique comme les autres, bien qu’il s’en défendît, et qu’il ne voulut recevoir d’ordres de personne que de Napoléon lui-même. Il a laissé d’ailleurs, se croyant un personnage, un curieux cahier de mémoires, où, à travers une hâblerie orientale insupportable et sous une orthographe des plus fantaisistes, il s’est montré tel qu’il était… et le portrait n’est pas flatteur. Roustan était fils d’un très riche marchand de Tiflis ; du moins c’est lui-même qui l’assure : « Quand jété pitite, ajoute-t-il, maman ma bien soigné elle ma randu toujours bien houreux. » À la suite d’une guerre entre les Arméniens et les Persans, les propriétés de son père furent saccagées et sa famille dispersée ; après des aventures extraordinaires – on pourrait dire invraisemblables, – un marchand l’acheta comme esclave pour le compte du sultan d’Égypte et l’expédia au Caire. Il avait alors quinze ans : on l’enrôla parmi les Mameluks de Sala-Bey et c’est dans ce corps qu’il servait quand les troupes françaises envahirent l’Égypte. Je passe sur un breuvage empoisonné qu’on fait prendre à son maître, sur une fuite à travers l’Égypte, un voyage à la Mecque, un séjour au sérail d’où il sort bourré de pâtisseries et de limonades. Il est sur le point d’épouser la fille du bey, lorsqu’un jour, s’étant disputé avec l’un de ses camarades, Roustan lui administra une telle volée de coups de poings que la figure du pauvre diable en était tout enflée. Fureur du bey en apprenant qu’on a détérioré un de ses serviteurs. Il menace Roustan de la potence : celui-ci s’humilie et demande grâce : « J’avais toujours peur, note-t-il, que ce cochon-là me donne des coups de bâton. » Enfin, il passe au service du général, c’est-à-dire de Bonaparte.

« Première chose qu’il me fait, il me tire les oreilles, il me dit si je sais monter à cheval, je lui dis oui. Il me demande aussi si je sais donner des coups de sabre, je lui dis oui, même j’ai sabré plusieurs fois les Arabes… Il m’apporte un sabre damassé, sur la poignée six gros diamants, et une paire de pistolets garnie en or. Il me dit : « Tiens voilà pour toi ! je te le donne et j’aurai soin de toi. »

Tel est le ton des mémoires de Roustan. Quelques jours après Bonaparte s’embarquait pour la France ; la mer était mauvaise ; tous les officiers de l’escorte souffraient du mal de mer. Le mameluk seul « n’était pas du tout malade et demandait toujours à manger ». Le général est gai, plein d’espoir, tire les oreilles à tout le monde : « Nous arriverons bientôt à Paris, dit-il à Roustan, et nous trouverons beaucoup de jolies femmes et beaucoup d’argent. » On débarque à Fréjus et l’on prend en berline la route de Paris. Mais voilà qu’aux environs d’Aix la voiture contenant Roustan est attaquée par des brigands. On le dépouille : il en profite pour demander cent louis au général Murat qui les lui donne. Huit jours après, le mameluk entrait à l’hôtel de la rue Chantereine et Napoléon était consul.

À partir de cette époque, les souvenirs du mameluk ne mentionnent plus que deux genres de faits : l’argent qu’on lui donne et les costumes qu’on lui confectionne. « J’avais une selle turque, toute brodée en or et un cheval arabe pour les jours de parade, et, pour le service ordinaire, j’avais des chevaux français et la selle à la hussarde galonnée en or, et je m’habillais comme je voulais. J’avais des habits des mameluks en velours et en Casimir brodés en or, bien riches, pour les cérémonies, et des habits de drap bleu et brodés, moins riches. »

Il touchait 2400 francs comme valet de chambre, et 2400 francs comme porte-arquebuse. L’empereur le fit en outre inscrire pour une pension de 900 francs ; ainsi doté, il songea au mariage et jeta les yeux sur la fille d’un des serviteurs de l’impératrice nommé Douville : « tu as une jolie fille et je suis garçon, lui dit-il, si j’étais assez heureux de réussir, je la demanderais en mariage. » Douville exigea qu’on en parlât à l’empereur auquel Roustan soumit son projet : « La fille a-t-elle beaucoup de filone (c’est-à-dire beaucoup d’argent ?) » demanda Napoléon. Bref, le mariage se fit, et l’on trouve sur les comptes de la cassette impériale cette mention : 1806, 12 février. Pour le dîner de noces de Roustan : 1341 fr.

Le récit du sacre, écrit par le brave mameluk, est aussi à conserver : « L’empereur, dit-il, m’avait commandé deux beaux habits qui furent exécutés par deux brodeurs différents, et tous deux plus brillants l’un que l’autre. Tout m’annonçait que je devais être du cortège… mais le grand maître des cérémonies m’annonça qu’il n’y avait pas de place pour moi. Je pris le parti d’implorer l’impératrice ; elle eut la bonté de me dire qu’elle en parlerait à Sa Majesté, et que je me trouve au salon en sortant du dîner. Au moment où l’empereur prenait son café, je m’y rendis, en m’apercevant il me dit : eh bien ! que veux-tu ? L’impératrice prit la parole et lui dit : Ce pauvre Roustan a bien du chagrin : on veut l’empêcher de te suivre à Notre-Dame. L’empereur lui dit : as-tu un beau costume ? Je lui observai que j’en avais même deux. Il me dit : va t’habiller, que je te voie ! Je me rendis l’instant d’après à ses ordres et brillant comme un soleil. Il trouva, ainsi que l’impératrice, mon costume superbe et fit appeler M. de Caulaincourt à qui il donna l’ordre de me donner un cheval, et, sur l’objection qu’il lui fit qu’on ne pouvait me désigner une place parce que, dans les anciens cortèges, il n’y avait point de mameluks, l’empereur lui répondit : Il sera partout. Et c’est ainsi que le lendemain j’eus le bonheur de l’accompagner. »

Voilà qui peut s’appeler voir l’histoire de ses petits côtés. D’ailleurs Roustan faisait, dans son costume oriental, l’ébahissement et l’admiration des Parisiens ; Isabey a peint son portrait sous cette admirable défroque, dans une aquarelle qui est au Louvre : on le retrouve dans une estampe de Pauquet, la Revue de l’an IX ; et, il faut le dire, il y est magnifique.

L’empereur s’était attaché à lui et s’amusait de ses brusqueries ; je crois, par contre, que le mameluk était détesté à la cour. Il y avait eu des discussions d’intérêt avec tous les fonctionnaires, accusant des hommes comme Bessières ou Caulaincourt de retenir pour eux une partie de ses appointements ! Napoléon le comblait de cadeaux et d’argent. Outre ses gages, il lui accordait de nombreuses gratifications : cinq mille francs en 1810 ; quatre mille en 1811, six mille en 1813 et autant en 1814, sans compter les louis qu’il prenait à deux mains sur sa table de jeu et qu’il jetait dans le turban du mameluk, qui se trouvait toujours là quand il s’agissait de recevoir.

Cela ne l’empêcha pas de disparaître avec les autres, lorsque vaincu et sans argent, l’empereur partit pour l’île d’Elbe. Tous trouvèrent un prétexte pour quitter Fontainebleau, dès qu’il fut bien établi qu’il n’y avait plus rien à gagner, et Roustan alla planter ses choux à Dreux. « Lui aussi ! » fit Napoléon tristement en apprenant son départ.

Il me semble que Francisque Sarcey, a raconté quelque part, qu’étant enfant, il voyait souvent, sur le seuil de la maison voisine de celle qu’habitait son père, un homme fumer sa pipe d’un air songeur, et rester là des heures, les yeux fixés à terre, le front soucieux. C’était le mameluk de l’empereur, devenu bon bourgeois, qui rêvait à ses vestes brodées de jadis et à son turban de soie blanche.