Les diamants de Mme de Léotaud

Dans l’hiver de 1836, deux jeunes filles, appartenant à la haute société parisienne – deux cousines, – se promenant avec une gouvernante aux Champs-Élysées, s’avisèrent qu’un homme les suivait avec insistance. C’était un très joli garçon, à la figure expressive et mélancolique « comme celle des moissonneurs des tableaux de Robert » ; sa taille était haute, élancée, flexible, et toute sa personne témoignait « d’une distinction et d’une originalité de grand seigneur ».

L’une des jeunes filles, Marie de Nicolaï, confia à sa cousine, Marie Cappelle, que depuis plusieurs jours, ce bel inconnu se trouvait sans cesse sur son chemin. Il ne lui avait jamais adressé la parole ; mais dès qu’elle sortait de l’hôtel de ses parents, situé rue d’Angoulême (actuellement rue La Boétie), il l’accompagnait de loin discrètement ; entrait-elle à Saint-Philippe, sa paroisse, il y pénétrait sur ses pas, lui offrait, à la sortie, l’eau bénite, avec un grand salut respectueux. Elle l’avait revu au jardin des Tuileries, au musée du Louvre où sa gouvernante la conduisait, et sans que celle-ci se fût jamais aperçue de cette assiduité.

Marie Cappelle, orpheline, habitait l’hôtel de la Banque de France, chez son oncle, M. Garat, l’un des régents de cet établissement. À vingt ans, elle était beaucoup plus libre que Mlle de Nicolaï, plus romanesque aussi, et elle avait de qui tenir, étant la petite-fille de cette mystérieuse et charmante Hermine Campton, la pupille de Mme de Genlis, élevée par celle-ci, avant la Révolution, dans l’intimité des princes d’Orléans. Intriguée, elle voulut connaître le nom et le rang social du fidèle poursuivant, s’informa, apprit qu’il s’appelait Félix Clavé, qu’il était Espagnol et poète ; son père dirigeait une institution du faubourg Saint-Honoré. Quelle déception pour Mlle de Nicolaï ! Son soupirant n’était ni noble, ni riche ! Et par surcroît, fils d’un pion ! Les deux jeunes filles résolurent de s’amuser un peu aux dépens de ce pauvre hère, et Marie Cappelle rédigea un billet qu’elle adressa à l’amoureux, billet bien fait pour aviver sa passion et l’illusionner sur l’effet qu’il avait produit : « Pour la santé, une promenade aux Champs-Élysées, à deux heures ; pour le salut, une prière à Saint-Philippe. » C’était fixer un rendez-vous. La Morale en action ainsi que les manuels du savoir-vivre ne manqueraient pas ici de mettre en garde les jeunes personnes contre les dangers d’une pareille étourderie, et celle-ci en effet allait avoir des conséquences tragiques et un retentissement mondial. Faisant, plus tard, son mea-culpa, Marie Cappelle écrira : « Cette première faute devait être à ma vie ce que sont aux vallées de la Suisse ces avalanches qui, formées d’un grain de sable, grossissent, tourbillonnent au milieu des neiges, entraînent les arbres, les rochers, les forêts, se précipitent dans la plaine et en font une trombe immense sous laquelle sont ensevelis l’aïeul, la mère, l’enfant !… »

Félix Clavé prend feu : il répond par huit pages de déclaration brûlante, en style d’Antony, maudissant la médiocrité de son sort, jurant qu’il ira chercher sur la terre étrangère la gloire et la fortune, réclamant un entretien, un mot d’espoir. Il faut un second billet pour le détromper ; apprenant ainsi que le premier n’était qu’une mystification, l’hidalgo rugit de désespoir, souffre toutes les tortures de l’enfer, écrit de nouveau, se lamente, implore, et pour le calmer, la correspondance se poursuit. Mlle Cappelle tient la plume ; elle s’amuse de cette intrigue, la fait durer, la complique, si bien que l’Espagnol obtient de ses deux Marie un rendez-vous au musée du Louvre, puis un autre à Tivoli, un jour de fête mondaine. Mais bientôt Mlle de Nicolaï s’effraye de son imprudence ; elle s’en confesse à Mlle Delvaux, sa gouvernante, et celle-ci décide sagement qu’il faut couper court à cet enfantillage et rentrer en possession de tous les billets envoyés à M. Clavé. Marie Cappelle se charge de la négociation, y réussit, mais très pitoyable à l’amoureux déçu, elle reste, pour son compte, en relations de lettres avec lui.

Quelques mois plus tard, il quittait Paris pour diriger en Algérie une exploitation agricole, et l’on n’entendit plus parler de lui. En 1838, Mlle de Nicolaï épousait le vicomte de Léotaud, et son intimité avec Marie Cappelle subit quelque ralentissement ; pourtant les deux cousines restaient amies ; et au printemps de 1839, comme M. et Mme de Léotaud s’étaient fixés, pour la belle saison, au château de Busagny, près de Pontoise, Marie Cappelle – qui restait fille, sa dot étant mince – y vint passer un mois auprès d’eux. Elle fut reçue comme une sœur, malgré les précautions dont Mlle Delvaux, l’ancienne gouvernante restée dans la maison, ne se départissait pas à son égard.

Un jour, Mme de Léotaud montra à Marie les bijoux que son mari lui avait donnés : quelques perles et des diamants, pour une valeur de sept à huit mille francs. On admira les parures qui, après examen, restèrent jusqu’au soir sur la table du salon. Une semaine plus tard, Marie voulut les revoir et les comparer à quelques perles fausses qu’elle avait ; sa cousine monta à sa chambre, ouvrit son tiroir, y prit l’écrin… Il était vide ! Toutes les pierres précieuses avaient été volées. Par qui ? On soupçonna les domestiques, on prévint la police, qui procéda à une enquête ; mais en vain. Le printemps fut triste à Busagny : on y vécut dans une atmosphère de méfiance peu favorable aux épanchements ; le vol des diamants s’était ébruité, et chacun contait, comme il arrive, des histoires similaires. Même Mme Garat, chez qui vivait, à la Banque, Marie Cappelle, se rappela que depuis quelque temps des écus, des pièces d’or et un billet de cinq cents francs avaient disparu de son secrétaire. Elle aussi avait soupçonné ses domestiques, avisé la police, sans résultat.

Dans l’été de cette même année 1839, Marie Cappelle se maria enfin. Son oncle, M. Garat, avait découvert, par les soins d’une agence, un prétendu très sortable, M. Lafarge, maître de forges aux environs d’Uzerche, dans le Bas-Limousin. À une Parisienne aussi affinée que l’était Marie, un exil si lointain semblait rude ; mais les renseignements sur Lafarge étaient si flatteurs, ses affaires si prospères, sa situation de fortune était si bien assise, sa famille si honorable que la jeune fille se décida. Les félicitations, les présents affluèrent : elle eut même la surprise de quelques cadeaux anonymes, entre autres une bague garnie d’un diamant et deux perles dont on ne put deviner les donateurs. Le mariage fut célébré à Notre-Dame-des-Victoires, un jour ensoleillé d’août, et sans tarder M. Lafarge, très épris, enleva sa conquête.

Comment, en arrivant au Glandier – tel était le nom du château de M. Lafarge, – la malheureuse Marie Cappelle fut subitement désillusionnée, ceci doit se résumer en peu de lignes, car c’est une histoire si souvent contée qu’elle est populaire à l’égal de MonteCristo ou des Trois mousquetaires. Le « château » tant vanté, est une masure, au fond d’un cirque de rochers abrupts, et l’on n’y peut accéder qu’à dos de mulet ; la mère de famille est une paysanne vulgaire et acariâtre ; Lafarge un tyran grossier et emporté ; l’usine périclite ; le contremaître, Denis Barbier, qui la dirige, est un sombre personnage, haineux, jaloux de son autorité, obséquieux et voleur qui, dès le premier jour, prend en aversion « la Parisienne ». Celle-ci, s’apercevant qu’on l’a odieusement trompée, tente de fuir ; on l’enferme ; elle supplie son mari de lui rendre la liberté, jurant qu’elle ne sera jamais sa femme, qu’il lui fait horreur, qu’elle se tuera plutôt ; scènes, cris, disputes, menaces, récriminations, sanglots, brutalités… Et soudain, tout s’apaise. Marie Lafarge devient, en quelques heures, une épouse tendre et soumise ; elle s’intéresse à l’usine, conseille à son mari d’aller à Paris emprunter les fonds indispensables à l’extension des affaires ; elle restera au Glandier afin de recevoir les créanciers. Il part ; elle lui adresse des lettres très câlines, le cajole, l’assure qu’il retrouvera, lors de son retour, la plus complaisante des femmes, et quand Noël approche, pour associer son cher mari, en dépit des cent lieues qui les séparent, au réveillon familial du Glandier, elle lui envoie des gâteaux qu’elle a pâtissés de ses jolies mains et qu’elle lui recommande bien de manger, telle nuit, à telle heure, tandis qu’elle-même, de son côté, en mangera de semblables. Gentil caprice d’amoureuse auquel Lafarge fut sensible ; il obéit, se tordit de coliques durant toute la nuit, reprit, très malade, le chemin du Glandier, y arriva moribond ; elle s’installa près de lui, le soigna nuit et jour avec un dévouement attendrissant jusqu’à l’heure où la mère Lafarge, toujours en éveil, s’aperçut que la maison « regorgeait » d’arsenic. La terrible poudre blanche était partout. On en trouvait à la cave, au grenier, dans le jardin, sur les meubles, dans les tiroirs, au fond des verres… Lafarge, mis en garde par sa mère, mais trop tard, mourut désespéré. Marie Cappelle fut arrêtée ; on fit perquisition dans sa chambre et l’on y trouva, bien cachés… les diamants de Mme de Léotaud !

Questionnée sur la présence de ces bijoux, Mme Lafarge se troubla d’abord : ils lui viennent, assure-t-elle, d’une personne qu’elle ne connaît pas, et elle ignore s’ils lui sont arrivés par le courrier ou par la diligence. Mais elle s’informera et saura bien découvrir quel est le généreux anonyme. Lors du second interrogatoire, elle a repris assurance et dévoile tout le mystère : Mme de Léotaud, à peine mariée, s’est trouvée en butte aux importunités de Félix Clavé, son platonique amoureux d’autrefois ; tombé dans la misère, devenu choriste à l’Opéra, il l’a menacée de révéler à M. de Léotaud l’intrigue ébauchée jadis. Mme de Léotaud a pris peur, et pour acheter le silence de son persécuteur, elle simula le vol de ses diamants, de connivence avec Marie Cappelle : celle-ci devait vendre les bijoux et en remettre le prix au maître chanteur. Mais son mariage, son départ pour le Limousin lui ont fait perdre de vue cette affaire ; les diamants étaient restés en sa possession, et Clavé s’était tu tout de même. Malgré son désir de ne point troubler la quiétude de son ancienne amie, Mme Lafarge, sous le coup d’une accusation capitale, prenait maintenant le parti de révéler la vérité. Elle adressa à Mme de Léotaud une lettre éplorée, conjurant sa chère Marie de la sauver de l’échafaud en confirmant sincèrement cette étonnante histoire, dont elle avait soin de lui rappeler les successives péripéties. Les deux avocats de l’accusée, Me Bac et Me Lachaud, entreprirent le voyage de Paris pour intercéder auprès de Mme de Léotaud. Celle-ci les reçut en présence de son père, de sa mère, de son mari et de son ancienne gouvernante, protesta que tout était faux dans ce roman, et que jamais depuis son mariage elle n’avait entendu parler de M. Clavé. Il fut prouvé d’ailleurs que celui-ci, parfait honnête homme, incapable d’une vilenie, avait quitté l’Algérie et se trouvait au Mexique.

Qui disait vrai ? Mme de Léotaud, pour sauver son honneur, ou Mme Lafarge, pour sauver sa vie ? Problème que résolut, en juillet 1840, le tribunal correctionnel de Brive, appelé à connaître du vol des diamants. Mme Lafarge refusa de comparaître, et fut condamnée par défaut à deux ans de prison. Sept semaines plus tard, elle était amenée devant la cour d’assises de la Corrèze, pour y répondre à l’accusation d’empoisonnement, et l’on peut assurer que si elle y succomba et fut frappée de la peine des travaux forcés à perpétuité, c’est parce que le premier jugement influa singulièrement sur le second. Car rien ne fut plus trouble et moins probant que les analyses et contre-analyses pratiquées sur les restes de M. Lafarge. À chaque audience, on s’attendait à ce que l’avocat général abandonnât l’accusation. Mais déclarée voleuse, l’inculpée était en mauvaise posture. Il était officiel qu’elle avait merveilleusement menti dans l’affaire des diamants, et le soupçon persistait qu’elle mentait encore, qu’elle mentait toujours.

On sait qu’un comité s’était, avant la guerre, constitué en vue de la réhabilitation de Mme Lafarge, et que les deux procès devaient être à nouveau étudiés. Il se peut qu’on parvienne assez facilement à établir qu’elle ne fut pas une empoisonneuse : le sombre Denis-Barbier, l’homme à tout faire, véritable forban, a joué dans le drame un rôle des plus louches. D’ailleurs y eut-il empoisonnement ? On nous le dira ; mais ce qu’il importe d’éclaircir également, si l’on veut pleinement satisfaire la conscience publique, c’est l’imbroglio des bijoux. Qu’était ce Félix Clavé ? Où et quand connut-il la place immense qu’en son absence il avait tenue dans cette tragédie judiciaire ? Pourquoi toutes les tentatives pour retrouver sa trace semblent-elles avoir été vaines ? Comment finit-il ? Comment finirent Mme de Léotaud, la mère Lafarge, Denis-Barbier ? Ils disparaissent après le procès ; mais la suite de leur existence ne fournirait-elle pas quelque indice ?

Quant à Mme Lafarge, les circonstances de sa fin ne révèlent rien. Ses Mémoires – chefs-d’œuvre de perfidie ou de candeur, on ne sait pas, mais chefs-d’œuvre à coup sûr – s’arrêtent avant le premier procès ; sous le titre « Heures de prison », ils reprennent après le second. Puis vint la période de silence. En 1852, graciée par le prince président, qui était lafargiste, elle se réfugia à Ussat, ville d’eaux des Pyrénées, où elle arriva très affaiblie ; elle y mourut après quelques mois de séjour, et sa tombe existe encore au petit cimetière d’Ornolac : simple pierre entourée d’une basse grille rouillée et dominée par une croix de fer ; Me Lachaud fit élever cette croix en remplacement d’une croix de bois qu’avaient entièrement déchiquetée les Anglais en quête de reliques. Un curieux qui passait par Ussat, il y a quelques années, après avoir accompli le pèlerinage de cette tombe, se présenta chez le curé du bourg, vénérable prêtre presque octogénaire, l’abbé Bonnel. C’est lui qui assista Mme Lafarge à ses derniers moments ; il conta sa mort édifiante, sa résignation, sa douceur, sa soumission, le sourire qui entrouvrit ses lèvres blanches quand elle soupira : « Je vais donc mourir », et aussi ses dernières paroles, au moment où le prêtre, lui présentant la sainte hostie, lui demanda si elle pardonnait à ses ennemis. « Je leur pardonne, dit la moribonde, et je prie le bon Dieu de leur faire autant de bien qu’ils m’ont fait de mal. »

Comme le touriste, perplexe, après avoir écouté ce récit, posait l’indiscrète question : « Était-elle coupable ? », le vieux curé d’Ornolac, redressant la tête, regarda fixement son interlocuteur et répondit :

— C’est le secret de Mme Lafarge !