M. Bouret, nouveau riche

On raconte que, dans le cours du XVIIIe siècle, M. le maréchal de Richelieu, gentilhomme accompli et parfait modèle des manières élégantes, visitait son petit-fils, alors duc de Fronsac, pensionnaire au collège Louis-le-Grand. Après s’être informé des travaux et des succès du jeune homme, il tira de sa poche une bourse de cent louis, somme dont il gratifiait mensuellement l’écolier.

« Je vous rends grâce, monsieur, fit celui-ci ; je n’ai pas besoin d’argent, ayant économisé, ces temps derniers, sur la pension que vous voulez bien me servir.

— Économisé ? riposta Richelieu grimaçant de dégoût. Économisé ? Quel est ce méchant mot ? Un garçon de votre rang doit-il songer à de telles vilenies ? »

Comme on entendait dans la rue un pauvre joueur de vielle qui implorait la charité, le maréchal ouvrit la croisée :

« Eh ! psst ! l’homme ! » cria-t-il.

Et lançant la bourse par la fenêtre aux pieds du mendiant ébahi :

« Voilà ce que M. le duc de Fronsac te donne pour se former aux bonnes façons. »

Si l’histoire a recueilli cette anecdote, c’est parce qu’elle caractérise une époque et un monde abolis. Il fut un temps, en effet, où la société française méprisait l’argent avec une ostentation un peu folle, mais non sans grâce ni même sans une certaine grandeur. Savoir compter était une tare ; s’enrichir était une honte ; le bon ton exigeait qu’on se ruinât allègrement. Et si l’aristocratie de cour s’y évertuait avec une sorte d’acharnement, la classe bourgeoise, parcimonieuse par tradition séculaire, professait, elle aussi, le même dédain superbe pour les « financiers, » mot aujourd’hui prestigieux, mais qui, jadis, était entaché d’une sorte d’opprobre. Quant au menu peuple, il détestait d’instinct les « parvenus », « traitants », fermiers généraux, fournisseurs et commis des subsistances, dont la scandaleuse opulence s’était fondée sur les embarras de la France.

Être millionnaire était pire qu’un déshonneur ; c’était un ridicule, et il n’y avait pas de railleries, de brocarts, de persiflages, voire d’invectives, qu’on ne s’amusât à décocher, en pleine face, aux enrichis, pour peu qu’on leur fît l’honneur de pénétrer en leurs fastueux palais ou de s’asseoir à leur table.

« Comme c’est beau ! Comme c’est bien tenu ! s’exclamait une danseuse de l’Opéra, émerveillée, en visitant l’Élysée nouvellement aménagé par le trésorier Beaujon.

— Oui, observa un grand seigneur qui accompagnait la dame ; on ne saurait vraiment où cracher, s’il n’y avait pas la figure du maître de la maison ! »

« Voilà un délicieux potage ! disait en se pourléchant un gourmet dînant chez un richissime administrateur des hospices.

— Je crois bien, remarqua à haute voix un convive, il est tiré de la marmite de vingt mille malades ! »

Les amphitryons empochaient moqueries et nasardes de l’air le plus satisfait du monde : ne convenait-il pas qu’ils se fissent pardonner leur opulence par ces commensaux infatués de leur glorieuse pénurie ? Et c’était merveille de voir l’humilité de ces richissimes banquiers, flattés d’être malmenés par les « gens de qualité » qui condescendaient à manger leurs dîners, à puiser dans leurs caisses et à les traiter familièrement de filous et de sangsues.

Il faut dire que, nul homme « bien né » ne consentant à déroger en trafiquant des deniers publics, la finance se composait presque exclusivement de gens d’origine très modeste. La tradition exigeait même que tous fussent d’anciens valets ayant reçu des coups de bâton et mérité les galères. Tradition légendaire, est-il besoin de le faire remarquer ! Beaucoup de ces traitants étaient de fort honnêtes banquiers qu’une spéculation trop heureuse ou un coup de bourse trop profitable avaient transformés en Crésus.

Pour s’excuser de ces faveurs de la fortune, en un temps où le respect et la considération n’allaient qu’aux nobles noms et aux grands services rendus au pays, ils faisaient de leur mieux pour se ruiner et luttaient avec une émulation presque touchante à qui mettrait à sec le Pactole qui les submergeait. Il semble que la plupart de ces nouveaux riches s’appliquassent à mourir insolvables et à se réhabiliter ainsi aux yeux de leurs contemporains ; et c’est ce qui explique l’averse de millions qu’ils déversaient sur leur entourage de commensaux insolents et de parasites gouailleurs, et aussi les folies de dépenses et le luxe extravagant dont ils se faisaient un point d’honneur.

Beaujon, déjà nommé, qui, perclus, contrefait, presque aveugle, réduit à ne boire que de l’eau et à ne manger que des herbes bouillies, tenait table ouverte et laissait jour et nuit ses invités maîtres de son palais, dormait dans une corbeille tapissée de peaux de cygnes, suspendue par des guirlandes de fleurs à quatre palmiers ombrageant son alcôve. Il possédait presque tous les terrains du faubourg Saint-Honoré, où, après avoir acquis le plus bel hôtel de Paris, une ferme des Mille et une nuits, un château dont les pièces étaient machinées avec une extravagance d’opéra, même une chapelle monumentale destinée à recevoir son tombeau. Il eut l’heureuse idée d’élever un hospice, la seule de ses fondations qui assure à son nom la pérennité.

À un dîner chez le financier La Mosson, les convives voient apporter cinquante soupes dans des vases d’argent ; succèdent trois services, chacun de cent quarante plats, tous dressés en vaisselle plate. Il y a sur la table et sur les buffets quarante-huit douzaines d’assiettes d’or ; et défilent les marcassins rôtis, les turbots au coulis de homard, les ortolans à la financière, les jambons trois fois cuits au vin de Madère, les pyramides de truffes étuvées aux vapeurs du champagne. On boit à la santé du dauphin et, pour ce faire, on remplit, puis on brise deux mille coupes du cristal le plus pur. Et quand les trois services ont défilé, on passe, pour le quatrième, dans un autre appartement. C’est le dessert. La table est couverte de grands arbres aux branches desquels pendent des fruits de tous les pays et de toutes les saisons ; il n’y a qu’à cueillir,… tandis que des rossignols vivants, nichés sous les feuilles modulent délicieusement.

Chez Monville, autre Plutus, tous les appartements sont chauffés par des tuyaux de chaleur invisibles, si bien que, au cœur de l’hiver, on peut se croire, toutes les portes ouvertes, en plein été. Agrément devenu banal, mais qui constituait alors une nouveauté merveilleuse. Les boiseries sont machinées de telle sorte, qu’il en sort des concerts à grand orchestre, et le maître du lieu a pour bureau une grande table toute en porcelaine ouvragée, et tenue tiède par des conduites dissimulées.

À Chevilly, chez Toynard, il y a une laiterie construite en coquillages, isolée sur un grand parterre de violettes et de muguets ; les plafonds sont de marbre blanc, les sièges recouverts d’étoffes d’argent.

Le banquier La Haye, rue Plumet, a fait construire sa maison : une vieille masure qui semble prête à s’écrouler ; une porte d’entrée vermoulue qu’on a étayée d’un côté. Cette porte franchie, on est dans une cour « d’une pauvreté à serrer le cœur » ; on entre par un perron déjeté, et… c’est l’antichambre, pavée d’une mosaïque italienne représentant l’Amour jonglant avec des cœurs. Puis vient la salle à manger simulant un bosquet de marronniers ; au pied de chacun des troncs d’arbre, un buisson de roses. Un grand rocher d’où tombe une cascade soutient la tribune des musiciens, et quand les convives prennent place à table, de tous les arbres sortent des satyres et des nymphes portant des girandoles d’or. La chambre à coucher est tendue d’une étoffe de soie glacée d’argent sur laquelle est drapée une mousseline des Indes bordée d’un inimitable point d’Angleterre ; les commodes, les secrétaires, les chiffonniers, comme la cheminée, sont en porcelaine de Sèvres, et le maître de cette féerie a commis la folie de faire peindre ses volets et ses persiennes par le maître Vien, afin qu’aucune main qui ne fût celle d’un grand artiste ne contribuât à orner sa demeure…

 

Ce préambule fera paraître moins invraisemblable l’aventure du pauvre Bouret, lui aussi fermier général, trésorier de France, secrétaire du roi du grand collège, l’une des puissances financières du XVIIIe siècle.

C’était « le prototype des parvenus », celui en qui se résumaient leurs défauts, leurs qualités, leurs goûts, « mais au centuple, à l’extrême ; » le plus fou, le plus dissipateur, le plus audacieux, le plus charitable des privilégiés de l’argent. Son grand-père avait convoyé des trains de bois sur la Seine ; son père portait la livrée chez M. de Ferriol, ambassadeur de France près la Sublime Porte, et avait épousé une femme de chambre de Mme de Ferriol. Il s’était poussé de son mieux et s’était introduit, on ne sait comment, dans le monde des gens en place, où on croit qu’il parvint à obtenir un emploi de receveur des gabelles. Etienne-Michel Bouret, son fils, troisième du nom, le futur financier dont on va conter l’histoire, commença sa fortune dans le voiturage des sels.

Dès ses débuts, il est ambitieux : « Il faut que je devienne riche ou qu’on me pende ! » tel est son programme d’existence. Il se contente pourtant du poste très modeste de receveur général à la Rochelle ; mais il n’y demeure pas longtemps ; un trait de génie le tire de l’ombre.

En 1747, la Provence souffre d’une effroyable disette : les spéculateurs accaparent les grains, leurs greniers regorgent, mais les marchés sont vides. Bouret réunit toutes ses ressources, charge un bateau de sacs aux trois quarts remplis de sable et, pour le dernier quart, « celui du dessus », de beau froment, fait voile vers Sète, court à Montpellier, annonce à grand fracas qu’il vient, envoyé par le gouvernement, afin de terminer la disette ; qu’un premier bateau chargé de blé est au port, suivi de toute une flotte… Les monopoliseurs se voient ruinés, ouvrent leurs greniers, jettent leurs réserves dans la circulation, vendent à tout prix. L’abondance renaît ; en huit jours la crise est résolue et la Provence acclame son sauveur.

Bouret est nommé trésorier général de la maison du roi. Il vend sa charge au bout de cinq ans, bénéficie d’un bon de Sa Majesté pour un emploi de fermier général ; et, son honnête renom, sa libéralité et sa belle prestance aidant, les millions se bousculent à qui entrera dans sa caisse, au point qu’il n’arrive plus à les compter.

 

Dix ans après avoir conduit les voitures de sel sur la route du Mans à Paris, Étienne-Marcel Bouret est possesseur d’une fortune qu’on évalue à cent millions, chiffre qui nous paraît quelque peu mesquin aujourd’hui, mais qui alors passait pour fabuleux et que le bilan d’aucun particulier n’avait encore jamais atteint.

Bouret cependant n’est point grisé par cette invraisemblable fortune ; il n’est pas de ceux qui oublient leur origine et se posent en grands seigneurs, encore qu’il ait des armoiries : « d’azur aux chevrons d’or accompagnés de trois canettes d’argent posées deux en chef, une en pointe, » comme les fleurs de lys du roi.

On le chansonne, on le raille, on le traite d’exploiteur et d’escroc ; il laisse dire, sachant que tout se lasse et que le succès justifie bien des choses. Il est en grand crédit auprès des puissants et il apporte à maintenir sa situation une ingéniosité des plus galantes.

Il n’est point de semaine où la chronique anecdotique n’ait à publier un trait dont le tour aimable désarme les plus hargneux et porte aux nues la réputation d’esprit du Plutus en vogue.

Il arrive, par exemple, que M. de Machault, contrôleur général des finances, a perdu un épagneul auquel il tenait infiniment. Bouret fait chercher dans tout Paris un chien parfaitement semblable, le trouve, bien entendu, commande à son coiffeur une perruque et à son tailleur une simarre exactement copiées sur celles du contrôleur général ; il ordonne à son tapissier de disposer sa chambre de façon à la rendre absolument pareille à la chambre de Son Excellence : mêmes meubles, mêmes tentures, mêmes tapis ; il place dans tous les coins des écuelles de pâtées merveilleuses ; il entasse sur sa table de nuit et jusque dans son lit des gimblettes, des pralines et autres friandises, et, tous les matins, l’épagneul est introduit dans cet Éden pour chiens, comblé de caresses, choyé, bourré, cajolé, flatté par le financier, qui a pris soin de se coiffer de la perruque et de passer sur ses vêtements la simarre du ministre. Si bien que, au bout de trois jours, dès que le valet de chambre ouvre la porte, la bête ainsi fêtée bondit vers ce maître d’une si exquise munificence, lui lèche les mains, frétille, s’ébat, jappe de joie, se roule à terre et manifeste son bonheur par les plus exubérantes et affectueuses démonstrations.

La chose étant à ce point, Bouret avise M. de Machault qu’il a eu l’heureuse chance de retrouver son chien et qu’il se permet de le lui renvoyer ; en même temps que la lettre, l’épagneul arrive. C’est l’heure où le contrôleur général des finances revient de son audience ; il porte sa perruque et n’a pas encore dépouillé sa simarre. Trompé par ces apparences, le chien, tout haletant d’émotion joyeuse, saute sur les genoux du contrôleur général, furette par la chambre, flairant tout, en bête qui se retrouve chez soi, et M. de Machault se montre d’autant plus touché de cette intrusion inespérée, qu’il a « perdu » son chien, en effet, mais perdu « de maladie » ; ce fidèle ami est mort sous ses yeux, et il l’a fait enterrer dans une pelouse de son jardin. Le bruit courut que Bouret était si puissant et si riche, qu’il était parvenu à ressusciter l’épagneul de Son Excellence ; on ne parla de rien d’autre, à la cour et dans les salons, durant au moins deux jours.

D’ailleurs Bouret ne laissait pas reposer l’éphémère sollicitude du public ; il la savait inconstante et l’aiguillonnait de son mieux. Il donnait à dîner tous les jours et il s’appliquait à varier les surprises : tantôt les dames trouvaient devant elles, en se mettant à table, deux verres dont l’un contenait un bouquet de fleurs, l’autre une aigrette de diamants ; ou bien, à la fin de la soirée, chacun des invités, au lieu du fiacre ou du carrosse de louage qui l’avait amené, était reconduit à sa demeure par un phaéton à la dernière mode ou une dormeuse de grand luxe, attelés de superbes chevaux : simple souvenir discrètement offert à ses convives par le magnifique amphitryon. D’autres fois on découvrait sous sa serviette une action de la Ferme générale ou un bon au porteur sur l’une des nombreuses caisses dont Bouret disposait en maître.

Un jour, il invite à souper certaine friande marquise qui « raffole » des petits pois. On est au cœur de l’hiver, à l’époque où une « poignée de cette primeur délicate se paie une poignée de louis » ; le financier allèche la dame par la perspective d’une profusion de son légume favori. Par malheur, elle est au régime ; son médecin lui a ordonné de n’absorber rien d’autre que du lait trait devant elle. Elle consent à accepter l’invitation, mais à la condition expresse qu’on ne servira pas son mets de prédilection, afin qu’elle n’ait pas à lutter contre la tentation. La clause est acceptée ; mais quand la marquise arrive à l’heure dite, elle trouve dans le vestibule de Bouret la vache dont elle va boire le lait, broutant gloutonnement à même une auge immense remplie de petits pois, trente ou quarante boisseaux que la dame va, de la sorte, absorber sans enfreindre les rigoureuses prescriptions de la Faculté.

On riait, on admirait, on critiquait ; quelques-uns même s’indignaient de cette prodigalité voisine de la démence. Bouret laissait s’épuiser les quolibets et poursuivait paisiblement sa route. Il était parvenu à s’insinuer dans les bonnes grâces de la marquise de Pompadour et faisait figure de favori. Cet avancement lui avait coûté gros, bien probablement ; mais on a vu qu’il ne regardait pas à la dépense.

Le journal de d’Argenson note que « le sieur Bouret occupe beaucoup la cour ; le roi, dit-on, ne parle que de lui à son lever, à son coucher, et partout… » Et d’Argenson insinue que l’adroit financier est parvenu, en sous-main, à intéresser Sa Majesté dans les affaires des Fermes. Le vrai, c’est que Louis XV, qui gaspillait à l’égal de tous les gens « bien nés » et connaissait des « fins de mois » très pénibles, rêvait d’emprunter de l’argent à ce roi de l’or dont il enviait la magnificence. Bouret fut prévenu avec précaution. Consentirait-il à avancer cinq ou six millions à Sa Majesté ?

« Dix millions, vingt millions, tout ce qu’Elle daignera accepter, telle fut la réponse.

— Mais à quel taux ?

— À celui que le roi lui-même consentira à fixer. Sans intérêt même, si Sa Majesté veut bien le permettre ; mais à une seule condition qui ne sera pas bien coûteuse. »

Bouret sollicite la faveur d’être présenté à la cour, afin de pouvoir « monter dans les carrosses du roi ».

 

Il faut rappeler que cet honneur de la présentation et du carrosse était, par une tradition séculaire, réservé aux gentilshommes de pure race ; il fallait, pour l’obtenir, présenter sa généalogie à M. d’Hozier, juge suprême en pareille manière, et faire preuve d’une noblesse remontant sans tare ni mésalliance à une respectable antiquité. Nul, s’il ne comptait des aïeux en nombre, n’ayant tous consacré leur vie qu’au service du pays, ne pouvait approcher le roi de France qu’en suppliant ou en badaud.

On imagine combien dut paraître extravagante la prétention du pauvre Bouret, issu d’un valet et d’une femme de chambre, et qui ne pouvait remonter, dans l’obscure histoire de sa famille, plus haut que son grand-père, le convoyeur des trains de bois de la basse Seine. Le roi lui-même n’était pas assez puissant pour se permettre de déroger à ces traditions d’étiquette. Pourtant, il avait bien envie et, peut-être, bien besoin des millions du rustre. Comment faire ? Il réfléchit quelque temps et dit :

« Acceptez l’argent ; en ce qui concerne le reste, j’arrangerai cela. Disposez simplement les choses pour que je me trouve, par suite d’un apparent hasard, en présence de M. Bouret, un jour que je me promènerai dans mes jardins de Marly. »

De cet instant, et sur l’espoir adroitement insinué que Sa Majesté avait l’intention de lui décerner certaine faveur exceptionnelle, Bouret en bel habit, couvert de tous ses diamants et de toutes ses plumes, ne quittait plus le parc de Marly. À force de s’y promener sans pouvoir s’asseoir ni pénétrer dans aucun des pavillons réservés aux gentilshommes et aux nobles dames faisant partie de la cour, il savait par cœur le bassin des Carpes, le bosquet d’Atalante et les fameux chevaux de marbre que Coustou avait sculptés pour orner la terrasse de l’abreuvoir. Il avait donné ses millions, sans même solliciter la grâce d’un reçu, mais il jugeait que la récompense de ce coûteux dévouement tardait beaucoup.

Enfin un jour, comme, à son habitude, il perdait son temps à tourner sous les berceaux de jasmin et de glycine qui encadraient le grand parterre, il aperçut un groupe nombreux dont toutes les têtes étaient découvertes, sauf une. Et à mesure que ce groupe approchait de lui, il y distinguait les plus hautes personnalités de la cour, des gens à noms éblouissants, dont il connaissait la pénurie pour leur avoir à tous prêté de l’argent, mais en présence desquels il se sentait si humble et si ridiculement mesquin, qu’il pensa d’abord à prendre la fuite.

Il n’était plus temps : le roi, vêtu d’un habit de chasse, chapeau en tête et badine à la main, s’avançait, en flânant. Les courtisans semblaient autour de lui très à l’aise, lui adressaient la parole presque familièrement, riaient avec une aisance que le financier se prit à leur envier jalousement ; car il était saisi d’un tremblement qui secouait comme des grelots les pierreries dont son habit était cousu du col aux basques ; son cœur battait à grands coups. Le pauvre homme se sentait défaillir et, s’il lui eût été permis de s’asseoir dans un lieu réservé au plaisir du roi, il se serait laissé tomber sur un de ces bancs de marbre qui sollicitaient ses jambes flageolantes.

Louis XV approchait ; son attention paraissait être absorbée par un groupe de beaux cygnes qui, sur l’eau du grand plafond, suivaient majestueusement la promenade royale. Et tout à coup Bouret, dans l’ouragan d’apoplexie qui remplit ses oreilles de bourdonnements et fit passer un nuage devant ses yeux, entendit que quelqu’un annonçait son nom :

« Monsieur Bouret ! »

Il vit que le roi se tournait vers lui et, de ce ton infiniment affable « qui lui ralliait tous les cœurs », disait :

« Ah ! monsieur Bouret !… J’en suis aise. Quand j’irai à Fontainebleau, monsieur Bouret, je m’arrêterai à votre maison de campagne pour y manger une pêche. »

Le financier, affaissé par l’émotion, sentait bien qu’il fallait répondre, se confondre en remerciements, offrir le reste de ses millions, ses hôtels et ses châteaux, sa vie même en reconnaissance d’une si insigne marque de bonté ; mais rien ne sortit et, quand il reprit ses sens, tout essoufflé encore et les pieds rivés au sol, le roi et ses intimes étaient loin.

 

Bouret sortit du parc, la tête en feu, l’âme en fête. Quel grand roi ! Manger une pêche ! Que de bonté souveraine, que d’exquise délicatesse dans cette intention ! Quel tact et quelle prévenance ! Réclamer un fruit, un fruit d’un sol, à lui, le millionnaire dont les caisses regorgent d’or !… Mais tout à coup un frisson glacé le cloue sur place : à peine connaît-il tous ses châteaux et toutes ses propriétés suburbaines, mais il a la certitude de ne posséder aucune terre sur la route de Fontainebleau.

En fièvre il rentre chez lui, convoque les notaires, dépêche des courtiers nombreux vers Corbeil et vers Melun, se rend acquéreur d’un immense terrain sis aux bords de la Seine, près de Croix-Fontaine, à égale distance des deux routes qui vont de Paris à Fontainebleau, recrute par centaines des terrassiers, des fleuristes, des jardiniers, des maçons, des voituriers, transforme en quelques jours ce coin de banlieue en un verger des Mille et une nuits, fait planter une forêt de pêchers, qu’on amène, tout venus, des points les plus éloignés du pays, sur de lourds chars qui les transportent avec toutes leurs branches, toutes leurs feuilles et toutes leurs racines : il y a le bosquet des Montreuil, celui des pêches de Perse, celui des pêches du Midi, des pêches de vigne, des espaliers, des plein-vent.

On s’ingénie à construire des réserves pour conserver les fruits ; on combine des courants d’air glacé avec des courants d’air tiède, des lumières tamisées avec des ombres propices aux maturations hâtives ou retardées, et, tandis que les arboriculteurs les plus experts épuisent leur science à réaliser cette folie, les architectes élèvent un pavillon délicieux, dont le chiffre du roi, renouvelé de cent façons, constitue le motif décoratif unique et infiniment varié. De gros pêchers courbent leurs branches au-dessus des marches du perron, d’autres tapissent de leurs vieux rameaux ces murailles neuves, et il y a des parterres, des vases de marbre, des fleurs, des gazons, soignés brin à brin, étendus comme des tapis sans un pli, des eaux jaillissantes, des étangs réfléchissant des futaies centenaires improvisées.

Quand cet Éden fut terminé, Bouret attendit ; il attendit des jours, des semaines, des mois, embellissant et perfectionnant sans répit ce paradis où le roi devait passer quelques minutes. Il n’entendait plus parler du projet qui avait bouleversé sa vie ; il se permit de faire timidement rappeler à Sa Majesté sa promesse. Ce n’était pas, certes, pour les millions prêtés avec tant de joie, mais pour l’honneur de recevoir le maître sur sa terre. La réclamation parvint jusqu’à Louis XV « Ah ! oui, dit-il, M. Bouret. J’irai chasser un jour chez lui… »

Le mot, rapporté au financier, le jeta dans des perplexités.

« Chasser ! Le roi viendra chasser chez moi ! »

Mais il n’y a pas de chasse à Croix-Fontaine. Tout de suite Bouret achète la forêt des Rougeaux, la relie par des avenues à la forêt royale de Sénart, établit au loin dans la campagne des remises à gibier, des véneries, des faisanderies où l’on nourrit les oiseaux d’œufs de fourmis amenés chaque jour par tombereaux ; il se procure des troupeaux de cerfs, de biches, de chevreuils et de faons : il engage écuyers, piqueurs, rabatteurs, fauconniers, armuriers, gardes ; construit des écuries et des chenils semblables à des palais ; fonde une école de sonneurs de trompe ; achète des meutes, recrute un bataillon de valets de chiens ; apprend à monter à cheval, afin de pouvoir se tenir le plus près possible du roi pendant la chasse, et un maître de belles manières lui enseigne la façon de saluer, d’un grand geste arrondi du bras, tout en s’inclinant sur l’encolure de sa monture, ainsi qu’on voit le grand veneur sur les tapisseries de M. Oudry… Quand, à coup de millions, à force de peines, tout est prêt, Bouret attend.

Il aurait sans doute attendu jusqu’à l’heure marquée pour son trépas si, en grand enfant que l’opulence a gâté et qui ne supporte pas de retard dans la satisfaction de ses fantaisies, il n’avait pris le courage de remémorer au roi sa parole. Il reprit donc ses stations dans le parc de Marly ; l’entrevue du monarque et du financier fut encore l’effet d’un hasard combiné. On avait fait comprendre à Louis XV qu’il fallait, ou s’exécuter, ou rendre les millions, ou en payer les intérêts. Comme aucune de ces solutions ne séduisait Sa Majesté, comme les millions étaient dépensés depuis longtemps et que, peut-être, on ne jugeait pas impossible d’en soutirer quelques autres à l’ambitieux Bouret, Louis XV résolut d’être très aimable. Ce fut avec un sourire enjôleur qu’il aborda le pauvre homme muet d’émoi :

« Voilà monsieur Bouret, fit le roi ; monsieur Bouret fidèle à suivre ma promenade… Je n’oublie pas ma promesse d’aller vous demander à déjeuner un jour. Comptez sur moi. »

 

Déjeuner, maintenant ! Le roi viendra déjeuner, faveur qu’il n’accorde qu’à ses plus intimes, à ceux dont la noblesse remonte à Mérovée, ou dont il récompense magnifiquement les grands services rendus à l’État ! Et cette fois, la chose est certaine ; le roi a dit : « Comptez sur moi. » À peine reste-t-il le temps de tout préparer.

C’est que, un déjeuner royal, cela ne s’improvise guère. C’est toute la cour à recevoir ; il faut des écuries pour sept ou huit cents chevaux, des remises pour une centaine de carrosses, soixante ou quatre-vingts tables dressées et servies à la même heure pour la famille royale, pour les dames, pour les grands seigneurs, pour les fonctionnaires de la cour, les écuyers cavalcadours, les pages, les gardes du corps, les gentilshommes de service, les médecins, les officiers, les serviteurs ; il faut dresser des échansons, des panetiers, des pâtissiers, des rôtisseurs, des sauciers ; il faut établir des glacières pour les vins de Champagne et d’Alsace, des réchauffoirs pour chambrer ceux de Bourgogne et de l’Ermitage. Il faut expédier des émissaires experts à Alençon et en Angleterre pour en rapporter des nappages de dentelles, à Strasbourg pour les pâtés, à Genève pour les truites, à la Rochelle pour les huîtres de choix, à Nantua pour les écrevisses, au Mans pour les chapons gras ; il faut faire venir de Madère, du Cap, de Chypre, des flacons de grand choix ; il faut des surtouts d’argenterie aux armes du maître, des cristaux taillés à Venise, des faïences rutilantes d’Ispahan et des porcelaines du Japon.

C’est ainsi que Bouret comprend les choses. Dût-il s’y ruiner, il sait que le seul titre d’excuse à sa fortune insolente sera de l’avoir gaspillée pour une fantaisie du roi de France ; et puisque celui-ci condescend à se compromettre jusqu’à s’asseoir à la table d’un enrichi, il convient que le parvenu paie cet honneur sans précédent de tout ce qu’il lui reste d’écus.

Bouret, d’ailleurs, ne parvint pas à vider ses coffres. Le déjeuner prêt, les gens bien informés assuraient qu’il possédait encore, malgré ses extravagances, une dizaine de millions, au moyen desquels on évaluait qu’il était de force et d’adresse à refaire sa fortune ; d’autres le jugeaient « fini », estimant qu’une sorte de démence l’obsédait et que l’idée fixe, l’idée folle d’avoir chez soi, ne fût-ce qu’un instant, le premier roi du monde, avait pour jamais troublé la raison de ce spéculateur modèle.

Quelques amis bien intentionnés tentèrent de le mettre en garde en lui faisant envisager le désastre inévitable. Il n’avait pas le temps d’écouter ces bons conseils, très occupé à s’assurer le concours des chefs de cuisine illustres, débauchant à prix d’or ceux des plus nobles maisons du royaume, dépêchant des ambassadeurs ou courant lui-même à la poursuite d’artistes fameux qu’on lui signalait comme étant les premiers hommes du monde pour les ailerons de becfigues à la purée d’avelines, ou les cassolettes de langues de dinde étuvées au vin d’Alicante. Il recherchait aussi, avec une ardeur anxieuse, les recettes célèbres, entre autres celles des aiguillettes de lamproie au beurre de gazelle qu’on mangeait chez Lucullus ou de la véritable sauce Mahonnaise telle qu’elle avait été inspirée au génie improvisateur du cuisinier du maréchal de Richelieu, le matin même de la prise de Port-Mahon.

Enfin, quand il se crut à peu près paré pour tenir tête, sans trop déchoir, à l’honneur qui lui était réservé, torturé par l’impatience, il revint encore à Marly, dans l’espoir d’obtenir du roi une date fixe lui permettant de mettre en action l’armée de cuisiniers qui se morfondaient dans l’expectative. Il rencontra Louis XV ; mais le roi lui parut vieilli, attristé, mal en train :

« Ah ! monsieur Bouret, fit Sa Majesté, je ne vous ai pas oublié ; mais l’âge vient. Je n’ai plus ma gaillardise d’antan ; je ne chasse pas souvent, je ne mange plus guère. La route de Fontainebleau me paraît bien fatigante à parcourir en un seul jour. Il me faudra désormais la couper par moitié ; je coucherai en route, et ce sera chez vous, monsieur Bouret, si vous voulez bien, sans trop vous déranger, me donner un lit et héberger mes gens. »

Bouret se retira, très grave. Il sentait tout le poids du grand événement qui allait couronner sa carrière et illustrer son nom d’un immortel éclat. Le roi de France, en effet, de par les lois d’une étiquette sans exception ni dérogation possible, ne couchait jamais que chez soi. Partout où il passait la nuit, même en guerre, l’abri qui le recevait, château, masure, cabane, ou simple hutte, était décrété pour quelques heures demeure royale, et l’occupant, de quelque rang fût-il, était relégué simplement à celui que lui assignaient à la cour sa noblesse et sa situation. Or le financier, n’ayant ni situation ni noblesse, n’avait plus qu’à quitter son toit pour y laisser la place libre ; mais il jugea que sa réputation l’obligeait à plus d’ingéniosité. Après une heure de réflexion, une demi-journée de conférence avec les architectes et les entrepreneurs, après six semaines de travaux ininterrompus jour et nuit, la difficulté se trouvait escamotée.

À quelque distance de son pavillon de Croix-Fontaine, Bouret avait fait élever un château destiné au roi et à sa cour ; de sorte que Sa Majesté se trouverait chez elle, tout en étant chez Bouret. Ce château semblait bâti par les fées pour leur filleul préféré ; la chambre royale surtout était une splendeur, tendue de velours bleu de France tombant d’un lambrequin formé de panaches d’admirables bouquets de plumes blanches et relevé sur des lampas gris de perle, dont les moires figuraient des cœurs ardents, – le cœur de Bouret, – projetant leur flamme vers des L entrelacées de grands lys épanouis. Le reste du palais était à l’avenant : galerie de stuc, marbres précieux, glaces sans nombre, pavés de marbre, meubles de rêve.

Dans le grand vestibule, une bibliothèque en bois de santal contenait une quarantaine de gros volumes splendidement reliés et marqués au dos d’un titre et d’une date ; le titre était le même pour tous les volumes : Le Vrai Bonheur. La date variait avec chacun d’eux, depuis celle de 1774, l’année courante, jusqu’à celle, lointaine, de 1814. Le premier de ces volumes était disposé sur une table, à côté d’une écritoire d’onyx incrustée de platine, avec laquelle voisinait une plume d’or en forme de sceptre ; il comportait, comme tous les autres, trois cent soixante-cinq pages et, sur chacune d’elles, datée d’un des jours de l’année, encadrée de gerbes de fleurs peintes par les plus fameux miniaturistes, cette simple phrase : le roi est venu chez Bouret. Cette phrase se répétait sur chacune des trois cent soixante-cinq pages des quarante volumes, et, le jour où le Vrai Bonheur se réaliserait, Louis XV serait invité à signer de sa main la page afférente à la date de sa visite. Lui laisser quarante années pour s’acquitter de sa promesse était lui souhaiter la plus invraisemblable des longévités.

Dans la cour du pavillon royal, encadrée de vastes et somptueux communs, se dressait une statue du roi. Le piédestal avait reçu une inscription louangeuse que Bouret, soucieux de ne s’adresser qu’aux fournisseurs de tout premier ordre, avait demandée à M. de Voltaire. Pour éviter au roi de descendre de son carrosse et de prendre place sur un bac, un pont avait été jeté sur la Seine, et une longue avenue en droite ligne, unie comme le tapis d’un billard et sablée de cailloux pilés pour parer à l’inconvénient de la poussière, amenait de la grande route de Fontainebleau vers ce pont, cette cour et ce palais.

Et quand tout fut prêt, quand Bouret contempla son œuvre et jugea qu’elle était belle, quelqu’un, – un mauvais plaisant, peut-être désireux de voir jusqu’où le pauvre millionnaire pousserait sa folie, – lui souffla que tout cela était très réussi, mais qu’il manquait quelque chose à ce château enchanté : une maîtresse de maison pour en faire dignement les honneurs. Il n’était pas convenable que le roi, se déplaçant avec toute sa cour, amenant par conséquent à sa suite les dames les plus titrées et les plus respectables de France, fût reçu « en garçon » par un célibataire ; il y avait là une faute de tact qui ôtait à la réception projetée toute sa signification et la condamnait d’avance à l’allure d’une escapade sans dignité.

Bouret poussa un cri, se frappa le front, se jeta dans une voiture, partit pour Paris… Le malheureux allait chercher une femme. Il revint, quelques jours plus tard, marié, très régulièrement marié, non pas avec une Rohan ou une Montmorency, – tout omnipotent fût-il, ce prodige lui était interdit, – mais avec une fille de bonne maison bourgeoise dont le nom, du moins, sonnait comme un nom noble, Mlle Tellez d’Acosta… Et maintenant le roi pouvait venir, Bouret n’avait plus d’extravagances à commettre.

Ce fut un moment de joie délirante celui où, – enfin ! enfin ! – il apprit que Louis XV, qu’on disait assez gravement indisposé, avait fixé la date de sa visite. Dès l’aurore du jour béni, – un beau jour de mai, – Bouret donna un dernier coup d’œil aux merveilles qu’il avait créées ; puis il se para longuement, passa en revue tout son personnel, donna ses derniers ordres, s’assura que les cuisiniers étaient à leurs fourneaux, les tables dressées, les musiciens d’accord, et les illuminations disposées. Alors, solennellement, il alla avec sa femme, suivi d’un cortège composé de ses piqueurs, de ses sonneurs de trompe, de ses écuyers, valets, majordomes et serviteurs de tous genres, se poster à l’endroit où sa belle avenue se détachait de la route de Fontainebleau.

Une tente avait été dressée là pour que le roi mît pied à terre à l’abri des rayons du soleil et trouvât sous ses pieds, en quittant son carrosse, les plus moelleux tapis. Bouret, la tête en feu, les mains tremblantes, repassait de mémoire son compliment. Quand on aperçut au loin poindre sur la grande route un petit nuage de poussière, le financier pâlit ; son visage redevint cramoisi lorsqu’on vit émerger de ce nuage un cavalier à la livrée royale : c’était le piqueur précédant les équipages de Sa Majesté.

Au grand galop de son cheval, il approche, il est là, tout près, semble ne rien remarquer des préparatifs, de la tente, de la foule massée à l’entrée de l’avenue ; sans ralentir l’allure de sa monture, il passe et poursuit sa route vers Fontainebleau.

« Eh ! l’homme ! Halte ! Halte ! C’est ici… Arrête ! Arrête ! »

Bouret, à grands gestes de bras, avec son habit brodé, ses rubans, ses plumes, s’est lancé à la poursuite du cavalier. Le piqueur entend les cris, tire sur sa bride, fait demi-tour, revient à celui qui l’appelle.

« Ne va pas plus loin ! souffle Bouret, haletant d’émotion autant que du mouvement qu’il se donne. Tu es au roi ?

— Oui.

— Les voitures te suivent ?… Sont-elles encore loin ?

— Les voitures ? répond le courrier stupéfait. Le roi est mort, à Versailles, ce matin, j’en porte la nouvelle à Fontainebleau.

Un terrible silence, puis un grand remous chez ces gens subitement consternés. On entoure l’homme, on le questionne ; il ne sait rien, sinon que le roi est trépassé. Il a dans sa sacoche, l’avis officiel de l’événement, signé du premier gentilhomme de la chambre. Et, tandis qu’on doute encore, qu’on échange des prévisions et des commentaires, une sorte de râle, affreux et terrifiant, domine les bavardages. Bouret, à qui les jambes ont manqué, s’est assis, puis couché, sans dire un mot, battant l’air de ses deux mains, comme s’il essayait de se raccrocher à quelque chose qui le fuyait ; et il meurt là, sur ces tapis où celui qu’il attendait ne posera jamais les pieds.

 

Est-ce là une histoire vraie, une histoire qui est arrivée ? Si les légendes ont leur agrément, il n’est pas non plus sans intérêt de chercher en quoi elles s’éloignent de la vérité historique et sur quels points elles concordent avec elle. Or, dans celle-ci, tout n’est point faux. Il suffit d’ouvrir la carte de l’état-major qui fait loi en topographie, pour constater qu’il existe encore à Croix-Fontaine, dans les environs de Cesson, au bord de la Seine, un château désigné sous le nom de Pavillon Bouret ; non loin de là, un autre château est encore appelé Pavillon royal ; voici la forêt des Rougeaux et la grande avenue qui va droit, à travers bois, jusqu’à la route de Fontainebleau.

Le souvenir du financier est demeuré durant longtemps vivant en ces endroits témoins de sa folie. Au temps lointain de Louis-Philippe, un charmant écrivain, injustement oublié, Léon Gozlan, ayant entrepris le voyage de Croix-Fontaine afin d’y recueillir les éléments d’une chronique, en rapporta l’histoire de Bouret, telle que la lui contèrent les paysans, et même ils ajoutèrent que, durant certaines nuits, ils entendaient dans les bois d’alentour de plaintives sonneries de cor, des abois de meutes et de fantastiques galops de chevaux : c’était l’âme de Bouret, conduisant la chasse royale et poursuivant son rêve outre-tombe.

Si l’on consulte les historiens, ennemis-nés de la fantaisie et fervents du document authentique, on discerne quel petit effort d’imagination suffit à transformer en un conte du genre fantasmagorique la véritable biographie de Bouret. En abordant le personnage dans sa précieuse étude sur la Vie privée des financiers au XVIIIe siècle, M. Thirion a tracé de lui un portrait fort peu différent de celui du roman.

En ce qui concerne Croix-Fontaine, il est très vrai qu’il enfouit là des millions dans l’espoir d’y recevoir Louis XV, lequel passa vingt fois sur la route voisine sans daigner franchir la grille du financier. Un jour pourtant, – c’était le 28 octobre 1758, – il consentit à s’y arrêter un instant et accepta un fruit. C’est là, évidemment, l’origine de l’histoire de la pêche et des développements greffés sur ce pittoresque point de départ.

C’est vrai que Bouret éleva une statue à la gloire du roi ; c’est vrai qu’il demanda pour le socle de cette statue des vers à Voltaire, lequel lui en envoya quatre, – bien mauvais. C’est vrai aussi qu’il ne cessa d’embellir son château et qu’il l’offrit enfin à Louis XV, à titre de simple hommage. Louis XV déclina cette offre inconvenante de la part d’un financier sans naissance.

Est-ce de ce coup-là que mourut Bouret ? C’est peu probable ; mais sa fin reste assez mystérieuse. « Aux richesses incalculables, aux millions ramassés à la pelle, aux extravagances de luxe et de prodigalité, succéda la ruine. » Bouret voyait fondre son dernier tas d’écus. On le trouva mort dans son lit. Comme il portait toujours sur lui une petite boîte remplie de pilules d’arsenic, on conclut à un suicide. On assura que, peu de jours avant sa mort, un usurier lui avait refusé un prêt de quarante louis.

N’importe ! son nom n’est point de ceux que maudit la postérité. Bouret demeure sympathique ; l’indulgence des pauvres hères est d’avance acquise à l’enrichi qui meurt insolvable, prouvant ainsi que l’argent n’a pas satisfait tous ses désirs ; l’opinion n’est point hostile au parvenu qui dépense, mais seulement à celui qui amasse. Puissent les nouveaux riches méditer cette moralité et mériter d’être des héros de légendes, à l’exemple de l’infortuné Bouret, qui, né dans la misère, acquit des millions sans nombre et les sema jusqu’au dernier, ce qui lui vaut dans l’histoire une petite place qu’il n’occuperait pas s’il eût rendu l’âme sur ses sacs d’or et si l’on eût trouvé ses coffres pleins.