Il est difficile de savoir s’il était grand ou petit, obèse ou décharné, beau ou laid, car il se montrait, suivant son caprice, gras, long, chauve, mince, court ou chevelu.
Son portrait moral n’est guère plus aisé à écrire ; ses Mémoires – apocryphes – sont un ramassis de vantardises et de fantaisies. Que croire de ces aventures ? D’après certaines biographies de la police, il semble acquis à l’histoire que ce personnage singulier naquit à Arras en 1775, dans une maison voisine de celle qu’habita pendant quelques années Robespierre.
À treize ans, apprenti boulanger, il vole, est mis en prison, en sort après huit jours, commet un nouveau méfait, passe aux Pays-Bas. Il est successivement paillasse dans une ménagerie ambulante, compère d’un charlatan, acteur, bretteur, soldat ; il déserte, gagne le camp ennemi, – c’est en 1793, – revient à Arras en pleine Terreur, y rencontre une citoyenne Chevalier, qui le trouve d’agréable mine ; comme elle est très avant dans les bonnes grâces du proconsul Joseph Lebon, elle offre à Vidocq le choix : le mariage ou la guillotine. Il épouse, s’enfuit, est arrêté, enivre les gendarmes, s’engage dans une bande de chauffeurs ; condamné aux travaux forcés, il est conduit à Bicêtre, puis au bagne de Brest, s’évade ; on le reprend, il se sauve encore, est arrêté de nouveau, écroué à Toulon avec le bonnet vert, s’échappe, traverse toute la France, se perd dans Paris, ouvre une boutique de tailleur, puis une maison de banque, et sous le nom rassurant de Blondel, devient un homme considérable dont la signature est en faveur à la Bourse.
Toutes les brigades de gendarmerie étaient cependant à ses trousses ; toute la pègre de France l’admirait aussi comme un héros, et lorsque, en 1810, il est arrêté pour la dixième fois, et enfermé à la prison de la Force, ses compagnons de détention, imbus de sa légende, le prirent pour conseil et pour confesseur. Bien vite il fut le roi, le dieu de ce monde spécial, qui grouillait dans les geôles et les chiourmes de l’Empire. M. Henry, chef de la deuxième division de la police, voulut connaître cet homme extraordinaire. Vidocq lui plut, proposa ses services, fut agréé. Deux mois plus tard on créait pour lui l’emploi de chef de la Sûreté, avec 4000 francs d’appointements.
Ceci se passait, semble-t-il, en 1812. À la Restauration, M. le préfet d’Anglès conserva ce subordonné compromettant. Il était de principe alors, en administration policière, que pour bien connaître les criminels, il fallait avoir été criminel soi-même. Pourtant, par un reste de pudeur, on n’avait pas installé le chef de la Sûreté à la préfecture. Il établit son officine dans une maison noire, vieille, basse et sale de la petite rue Sainte-Anne, voisine de la rue de Jérusalem, – c’était tout récemment la rue Boileau, maintenant disparue. Il logeait dans son repaire l’élite des coupe-jarrets, ses collaborateurs ; il les habillait, les nourrissait, et la femme de l’un d’eux faisait la cuisine pour tous.
Car il avait pris pour acolytes ses anciens compagnons de bagne, ceux du moins qu’à l’étude il avait reconnus pour les plus hardis et les plus effrontés. Ses lieutenants préférés étaient deux bandits, Scheltein et Ricloky ; l’un avait la figure farouche, l’autre une mine confite et des manières onctueuses. Le reste de la troupe se composait d’abord de quatre agents, dont le nombre fut bientôt porté à dix, à vingt, à vingt-huit, tous du choix de Vidocq, tous éprouvés par lui, tous ayant passé par le bagne, tous portant sur l’épaule, suivant l’époque où ils avaient travaillé, la fleur de lys ou le T.F. au fer rouge. Ces choses nous semblent aujourd’hui incroyables : c’est pourtant cette bande de repris de justice qui à Paris, de 1812 à 1827, fut officiellement chargée de protéger les honnêtes gens.
Vidocq, il faut le dire, ne volait pas ses appointements et obtint des résultats considérables. Si l’on s’en rapporte aux souvenirs de ceux qui le virent à l’œuvre, il était également redouté des fonctionnaires de la préfecture et des malandrins de la ville. Quelques inconvénients, cependant : dans les procès en cour d’assises, quand déposaient les agents de la Sûreté, les jurés avaient grande envie, toujours, de déclarer les témoins aussi coupables que les accusés, et les avocats avaient beau jeu. Le chef était maître absolu de ses hommes. Lui seul les connaissait, les récompensait ou les blâmait. Il les payait arbitrairement, dictait leurs dépositions en justice. Nul, sur aucun point, n’essayait de lui en remonter ; il connaissait tous les stratagèmes et perçait à jour toutes les ruses. Quand il mettait lui-même la main à la besogne, il faisait merveille. On l’avait vu, le 31 mars 1814, vers trois heures de l’après-midi, monter sur la colonne triomphale de la place Vendôme. Armé d’un énorme merlin, il frappait à tour de bras sur les tenons assujettissant la statue de l’Usurpateur ; il lui attacha au cou une corde, dont il lança l’extrémité aux jeunes royalistes assemblés au pied du monument… Napoléon renversé par Vidocq… quel tableau !
N’importe, si nos mœurs n’ont pas autant changé qu’on voudrait le croire, nous serions quand même bien étonnés, aujourd’hui, de voir M. le chef de la Sûreté en semblable posture.
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Il advint, sous le « règne » de Vidocq, des faits étranges. Un vol important commis à la barrière de Fontainebleau, mit en mouvement toute la brigade de la Sûreté. On arrêta quatre des coupables, qui habilement cuisinés par les magistrats, révélèrent aussitôt le nom de leur chef, un nommé Léger, échappé à la vigilance des policiers. Un mandat fut décerné contre lui ; mais après quatre mois, Vidocq déclara que bien qu’il eût mis en chasse l’un de ses meilleurs limiers, ce Léger demeurait introuvable, et qu’en ce qui le concernait, l’affaire devait être classée. Or, c’était ce Léger qui depuis quatre mois se cherchait lui-même. Arrêté en même temps que ses complices, il avait plu au chef de la Sûreté, qui reconnaissant en lui un vieux compagnon de chaîne, l’avait, sous le nom d’Auguste, enrôlé dans sa brigade et le couvrait de sa toute puissante protection.
Les fabricateurs des prétendus mémoires de Vidocq ont rempli six volumes d’anecdotes bien plus extravagantes encore. Mais pour demeurer dans l’authentique, il faut emprunter seulement à ceux qui, tels que le préfet Gisquet ou le chef de la Sûreté Canler, ont subi, par devoir professionnel, la promiscuité de ce héros de roman-feuilleton. Tous deux en parlent avec mépris, presque avec horreur. Canler, qui fut un de ses successeurs, chargé, en 1832, de balayer la bande de forçats et d’assassins qui jusqu’alors faisait la police de Paris, Canler restait, trente ans plus tard, indigné des scènes auxquelles il avait assisté. Dans l’appréhension, très judicieuse, de voir retourner au crime les coupe-jarrets composant la brigade congédiée, il fut décidé qu’on les conserverait à titre d’indicateurs, qu’ils auraient en ville une chambre pour se réunir, et qu’en sus d’une haute paye de cinquante francs par mois, on leur accorderait une prime pour chaque arrestation opérée par eux. Quatorze seulement acceptèrent cet arrangement ; les autres estimèrent plus lucratif leur ancien métier.
Une chambre en ville !… Quel historien nous fera pénétrer dans ce bouge et nous dira ce qui s’y pouvait tramer ?
Quant à Vidocq, rendu à la vie privée, il se lança dans l’industrie ; il fonda, à Saint-Mandé, une fabrique de carton gaufré et se ruina en cherchant le procédé d’un papier « rendant tout faux impossible ». Rentré à Paris et fixé rue de l’Hirondelle, il ouvrit un bureau de remplacements militaires ; la traite des hommes ne lui réussit pas. Il établit une agence de renseignements, bientôt fermée par ordre supérieur.
Il n’était pas heureux, il vieillissait ; la solitude lui était pénible. Peut-être lui arrivait-il de regretter l’absence de Mme Vidocq, – cette citoyenne Chevalier, jadis épousée par peur de la guillotine. Qu’était-elle devenue, celle-là ? Vidocq se disait veuf depuis plusieurs années, sans préciser autrement. Maintenant, à quatre-vingts ans, il cherchait une compagne. On a de lui une lettre singulière, sorte de circulaire adressée à des amis ; il expose sa situation :
Je suis trop vieux pour songer au mariage ; cependant je meurs d’ennui dans cet isolement. Je voudrais en sortir à tout prix, et rencontrer à Paris ou dans la province, dans un pays agréable et bien sain, un bon ménage de gens d’un certain âge, de mœurs douces, ou une femme, âgée de quarante à quarante-cinq ans, bien portante et pas trop laide… Je tiens qu’on ne prenne pas de tabac. Quoique fort âgé, je ne suis ni podagre, ni dégoûtant, ni radoteur, et je n’ai jusqu’à présent aucune infirmité. J’ai, comme tout le monde, mes défauts… Je suis vif et un peu exigeant sous le rapport de la propreté et de la tenue des appartements ; hors tout cela, je suis assez bon diable… À défaut de cela, je prendrais une bonne domestique de trente à quarante ans, bien au fait du service, très propre, sage, surtout fort sédentaire, sachant un peu de cuisine, coudre, etc.
L’aventurier, assurément, se faisait bon bourgeois. Il mourut, dit-on, à Bruxelles, en 1857.