L’Impératrice Joséphine

Il y a, rue d’Antin, dans une ancienne et aristocratique demeure, siège aujourd’hui d’une grande société financière, un vaste salon qui a conservé son pompeux et délicat décor du temps de la Régence ; lambris sculptés de vieux ors en deux tons à la façon de Boffrand, dessus de portes où planent des divinités mythologiques, dans des cadres de roseaux et de roses, large frise où des amours s’ébattent parmi des rocailles, toute une symphonie de belles choses que deux siècles ont fanées, fondues en une délicieuse harmonie et que répètent en des perspectives infinies, de hautes glaces à bordures sculptées. Dans ces vénérables logis les glaces surtout attirent ; elles font un peu peur ; il semble que, à s’y mirer, on pénètre en intrus dans du mystère. Songez donc ! Elles ont vu tant de choses et tant de gens ; elles ont surpris tant de secrets ; reflété tant d’intimités, de comédies, de drames peut-être ! Est-il donc possible qu’elles n’aient rien gardé de tout cela ? Ne se rencontrera-t-il jamais quelque Niepce ou quelque Daguerre pour trouver la formule d’un révélateur qui donnerait aux miroirs d’autrefois la sensibilité d’une plaque photographique et nous permettrait d’assister au défilé de tous les fantômes, gais ou mélancoliques, burlesques ou tragiques, qu’ils ont reflétés ?

Si les glaces du salon de la rue d’Antin pouvaient raconter, voici, entre mille et mille autres choses pour toujours perdues, ce qu’elles nous diraient : c’est un soir, – vers huit heures, – le 9 mars 1796 : cinq personnes sont dans le salon ; deux hommes causent ensemble, c’est Barras et c’est Tallien ; un autre se tient modestement à l’écart, c’est Calmelet, l’homme de confiance de la citoyenne Beauharnais qui, elle, assise auprès de la cheminée, chauffe au foyer ses pieds mignons et cambrés ; l’officier de l’état civil, le citoyen Leclercq, s’est installé dans un fauteuil et attend patiemment l’instant d’exercer les devoirs de sa charge : car il s’agit d’un mariage : ce salon est celui de la mairie du IIe arrondissement, et la future épouse est cette jolie femme qui songe, en regardant le feu ; Barras et Tallien sont là pour lui servir de témoins : le marié est en retard ; c’est un petit général de vingt-sept ans, portant un nom corse, difficile à retenir, Bonaparte, et un prénom, plus bizarre encore : Napoléon.

L’heure passe, et il ne paraît pas : les bruits, dans la rue, à cette heure tardive, se sont amortis ; dans le salon le silence s’est fait, et la citoyenne Joséphine de Beauharnais, le menton dans la main, repasse en esprit la singularité de sa destinée : son enfance libre, « aux Iles », où elle est née ; les longues paresses sous le climat voluptueux ; son père, toujours aux prises avec des difficultés d’argent ; sa tante Renaudin, la forte tête de la famille, qui s’est insinuée chez le gouverneur de la colonie, M. de Beauharnais, et qui a suivi celui-ci en France. Puis, Joséphine est venue, elle aussi, à Paris ; sa tante l’a marié au fils Beauharnais : il avait dix-neuf ans ; elle en avait quinze : se sont-ils aimés ? ce n’est pas très sûr ; elle l’a si peu vu, d’ailleurs, cet époux éphémère, toujours absent, tantôt dans sa garnison, à Verdun ou à Metz, le plus souvent en voyage. Elle a souvenir de longs mois de solitude dans ce triste hôtel de Beauharnais, rue Thévenot, n’ayant pour distraction que les lettres qu’elle reçoit de son mari, bourrées de conseils, de remontrances, et de pédantisme. Des rares rapprochements, deux enfants sont nés : Eugène et Hortense : le premier a aujourd’hui quinze ans ; la fille en a treize : à peine le père s’est-il occupé d’eux, car après six ans de mariage il a quitté Joséphine ; la séparation a été prononcée ; elle s’est retirée à l’abbaye de Penthemont, rue de Grenelle, asile aristocratique où, pour la première fois, elle a entrevu le monde et compris qu’elle n’était qu’une petite sauvagesse ignorante et insociable. Ces années d’apprentissage n’ont-elles pas été les plus douces de sa vie ? Car, après, libre, mais isolée, il lui a fallu élever ses enfants. Beauharnais, lui, donnait dans les idées nouvelles ; dès le début de la révolution, il se poussait, parvenait à la députation, voire à la popularité, ayant le don de cette surabondante et solennelle éloquence dont les Français étaient alors engoués. Elle ne l’a revu qu’à l’époque de la Terreur ; ils se sont retrouvés en prison ; l’échafaud a pris le mari ; Joséphine a échappé, par miracle : et la voilà lancée dans ce monde thermidorien, sans frein, sans moralité, sans scrupules. Après toutes les grandes crises, la société française est saisie d’une sorte de prurit de jouissance ; elle se rue sans choix, au plaisir, pour oublier les heures sombres. La pauvre Joséphine n’a pas su se soustraire à la contagion ; et comment l’aurait-elle évitée ? elle n’a jamais été heureuse, elle est encore jolie, elle s’est affinée, elle sait plaire, elle aime la vie ; – elle a eu si peur de mourir ! La voilà, sans mentor et sans guide, parmi les coquettes du grand ton ; elle fréquente chez Barras, le beau Directeur, auquel elle plaît et ne résiste pas ; c’est chez lui qu’elle a rencontré ce petit Bonaparte, étrange personnage, très fruste, très novice, qui ne ressemble à personne. Il s’est épris d’elle, avec fougue ; elle a cédé ; voilà six semaines qu’elle est sa maîtresse : pourquoi l’épouse-t-elle ? Elle ne sait pas ; par ce qu’il l’a voulu et qu’elle est indolente ; son notaire qu’elle a consulté lui déconseillait cette sottise : Bonaparte n’a rien ; elle n’est plus riche, et l’argent fond dans sa jolie main. D’ailleurs qui prend au sérieux ce mariage ? Pas elle, bien sûr, ni aucun de ceux qui sont là : ne sera-t-elle pas toujours libre de divorcer ? En tous cas ce petit Corse ne sera pas bien gênant ; il part dans deux jours pour l’armée d’Italie que Barras lui donne comme cadeau de noces. Et puis, s’est-il ravisé ? S’il allait ne pas venir…

De fait, le marié n’arrive pas : une demi-heure, une heure se passent, puis une autre : le rendez-vous était fixé à huit heures ; il en est dix bientôt ; Joséphine et ses témoins attendent encore ; l’officier de l’état civil s’est endormi dans son fauteuil. Et tout à coup, on entend dans l’escalier un bruit de sabre heurtant les marches de pierre ; la porte s’ouvre en coup de vent : Bonaparte est là ; il amène son témoin, un jeune officier, presque un enfant ; il secoue le magistrat qu’il réveille en sursaut : – « Allons ! Allons ! mariez-nous vite ! » Et le pauvre Leclercq, bien loin d’imaginer que cette minute de sa vie le voue à l’immortalité, ânonne l’acte rédigé d’avance, dont aucun des assistants n’écoute la lecture et où tout, à peu près, est faux : le marié se vieillit, la mariée se rajeunit, les noms y sont estropiés, le témoin de Bonaparte, son aide de camp, Le Marois, n’a pas l’âge requis, et Bonaparte lui-même est déclaré sans domicile autre que le salon de mairie où est signé cet acte extravagant. Cette formalité remplie, Bonaparte monta dans la voiture de sa femme et se rendit avec elle à la petite maison de la rue Chantereine qu’elle habitait seule depuis sept mois.

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Le surlendemain il partait pour Nice où il allait retrouver son armée et commencer le fabuleux voyage qui devait se terminer à l’île de Sainte-Hélène, vingt-cinq ans plus tard. Joséphine, elle, reste à Paris, bien résolue à ne point renoncer à la vie libre que les mœurs faciles de ce temps autorisent, d’autant moins soucieuse de l’absence de son mari que, avec son instinct de femme experte aux choses de l’amour, elle se sait adorée de ce jouvenceau qui en est, lui, à sa première passion. Quelles lettres il lui écrit ! Quels cris de rage amoureuse arrache l’éloignement à son cœur neuf et déchiré : – « Ma Joséphine !… Tourment, bonheur, espérance, âme de ma vie !… Jamais femme ne fut aimée avec plus de dévouement, de feu et de tendresse !…

… Mille poignards déchirent mon cœur… Je ne puis rien sans toi ; je conçois à peine comment j’ai existé sans te connaître !… » Et il retrouve le mot de Phèdre pour exprimer la terreur jalouse qu’elle lui inspire : – « Tu es pour moi un monstre que je ne puis expliquer ! » Et ce sont des cajoleries, des douceurs, des enivrements de collégien ; il lui raconte ses rêves, – il l’appelle, il la conjure de venir le rejoindre ; tout à coup, il imagine qu’elle est malade ; il lui expédie un courrier, qui de Tortone à Paris doit faire, à franc étrier, la longue route sans s’arrêter, rester quatre heures auprès d’elle, et repartir aussitôt pour rapporter des nouvelles. L’histoire doit conserver le nom de cet intrépide messager d’amour ; il s’appelait Le Simple.

Ah ! tout cela ne la touche guère : – « Il est drôle, Bonaparte », dit-elle à ses amis ; elle répond à ses lettres brûlantes par de petits billets de quatre lignes, en femme pressée, qui n’a jamais le temps de s’attarder à ces bagatelles. Qu’a-t-elle à faire ? Rien. Ce que font à Paris les coquettes ; toutes ses heures sont prises par les papotages, les visites, la toilette, les essayages, les interminables pourparlers avec les modistes et les couturières ; c’est Barras qui semble être encore le maître de sa vie : elle lui écrit, le voit tous les jours ; il la conseille en ami utile et puissant. Un jour, il lui fait comprendre qu’elle doit céder à son mari et partir pour Milan, où celui-ci la réclame. Eh ! quoi, quitter Paris ? Quelle corvée ! Si jamais elle a regretté la sottise qu’elle a faite en épousant ce trépidant Bonaparte, c’est bien au moment où, mise en berline, elle sort des barrières et commence à rouler sur l’interminable route qu’elle doit parcourir. Lui, là-bas, trépigne d’impatience : ses soldats, la guerre, sa gloire, Millésimo, Mondovi, Lodi, rien ne compte pour lui que sa Joséphine qu’il va revoir. C’est à Brescia qu’ils se rencontrent, elle, « morte » de cet affreux voyage, « morte » de l’ennui, de la fatigue, de ce trimbalage forcé, si loin de la rue Chantereine, lui tout bouillant d’amour inassouvi et insatiable. Comme il la trouve belle ; combien de plus jolies, de plus jeunes surtout ont cherché à lui plaire ; il les a repoussées, presque rudoyées : – aucune, dit-il, ne ressemblait à ma Joséphine ; aucune n’avait « cette physionomie douce et mélodieuse qui est si bien gravée dans mon cœur. » S’il la quitte pour rejoindre son armée, il se lamente : chacune de ces fugues est marquée d’une victoire, Castiglione, Rivoli, Arcole, dont le retentissement exalte l’Europe entière ; le triomphateur ne pense qu’à retrouver sa Joséphine : – « Je ne me suis jamais tant ennuyé que dans cette vilaine guerre-ci », dit-il. Elle supporte ces transports avec une impatience bien dissimulée, car elle est fine et complaisante ; mais elle confie ses tristesses à ses amies de Paris ; à la tante Renaudin elle écrit : – « Tous les princes d’Italie me donnent des fêtes ; eh bien, je préfère être simple particulière en France. » Cette Italie, qu’elle visite, espérant y trouver quelque distraction, l’assomme ; combien elle aimerait mieux être encore rue Chantereine, parmi les parisiens et les parisiennes qui lui parleraient de ce qui l’amuse, de la pièce en vogue, des modes nouvelles, de ce qui « se dit » et de ce qui « se porte »… Elle finit pourtant par rencontrer, dans cette fastidieuse et triomphatrice randonnée, quelqu’un auquel elle s’intéresse : c’est un jeune capitaine, nommé Charles, petit, bien fait, de joli visage, gai, vivant, ne parlant qu’en calembours et « faisant le polichinelle ». Tandis que Bonaparte est à l’armée, Charles est le commensal préféré de Joséphine : celui-ci au moins est distrayant ; il sait tous les racontages de Paris, c’est un « boute-en-train », un « drôle de corps ». Avec lui, elle rentrera en France ; elle continuera à le recevoir quand Bonaparte sera en Égypte ; elle l’admettra encore dans son intimité, au scandale de ses paysans, lorsqu’elle aura acheté, sans savoir comment elle le paiera, le château de la Malmaison.

C’est au désert, devant El-Arich, que Bonaparte apprit de Junot l’infidélité de sa femme. Sa fureur, terrifiante, s’exhalait en cris entrecoupés : – « Joséphine !… Et je suis à six cents lieues !… M’avoir ainsi trompé !… Le divorce ! Un divorce public, éclatant !… Malheur à eux !… J’exterminerai cette race de freluquets et de blondins !… » Et quand, à la fin de cette année-là, il rentra dans la France enthousiaste ; quand, salué comme un sauveur, il eut traversé tout le pays, de Fréjus à Paris ; quand, résolu à demeurer impitoyable, il ferma sa porte à Joséphine en larmes ; quand elle eut passé une nuit presque entière à sangloter, implorant son pardon ; quand, au moment, où lasse de gémir, elfe renonçait à le fléchir, Bonaparte, à bout de forces, ouvrit sa porte, et tendit les bras ; elle s’y jeta toute frémissante… C’est de ce jour-là qu’elle l’aima.

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Elle s’associa si bien à sa fortune, elle mit avec tant d’art, au service de son ambitieux époux, ses relations de société, son expérience du monde, son tact affiné de coquette et sa générosité native ; elle lui rallia tant d’indifférents et lui ramena tant d’ennemis qu’il serait injuste de ne point reporter à cette femme adroite et séduisante, une part de la popularité dont bénéficia le couple impérial jusqu’à l’apogée du règne. Le peuple de Paris disait d’elle : – « Elle est son bon ange » ; et Napoléon n’était pas éloigné de le croire. Sans doute elle ne fut pas une Lucrèce ; mais qui oserait se montrer sévère à l’égard de cette aimable femme lancée, sans guide, dans ce monde étrange de la révolution qui avait bouleversé les mœurs et élargi les consciences ? Sans doute aussi elle était outrageusement dépensière, semblable à ce fils de Mme de Sévigné dont la divine marquise disait qu’il avait trouvé le moyen « de perdre sans jouer et de payer sans s’acquitter. » Les jolies mains de Joséphine étaient « des creusets qui fondaient l’argent. » Elle achetait sans besoin, – non seulement lorsqu’elle fut impératrice, mais avant même le 18 brumaire, – elle entassait dans ses coffrets et dans ses armoires des parures et des bibelots de grande valeur qu’elle ne regardait jamais, l’inventaire de sa garde-robe révèle l’existence de trois à quatre cents châles de l’Inde dont elle faisait des housses de meubles ou des coussins pour son chien. Il n’y a pas de légende plus fantastique, de roman plus extraordinaire que la vie de Joséphine, et, par surcroît, nul récit n’est, plus que celui-là, réconfortant pour le pauvre monde : il enseigne que, malgré les prodiges de sa destinée, malgré les millions qui passèrent par ses mains, l’impératrice ne fut jamais riche et ne connut pas le bonheur. Certes, « les satisfactions » ne lui manquèrent pas ; mais combien fugitives et mêlées de quelles angoisses ! Quand elle, la petite sauvagesse des Iles, la triste recluse du sombre hôtel de la rue Thévenot, l’ex-détenue des prisons de la Terreur, prit, en maîtresse, possession des Tuileries, quand elle vit son fils vice-roi d’Italie et sa fille reine de Hollande, quand elle s’inclina sous l’onction du pape venu tout exprès de Rome pour la sacrer souveraine, quand elle sentit la couronne impériale posée sur son front par ce mari que naguère son notaire lui avait conseillé de ne pas épouser, le vulgaire était en droit de penser : – « Qu’elle est heureuse ! » – et bien des reines envièrent son invraisemblable fortune. Hélas ! qu’elle la payait cher et de quelles anxiétés la devait-elle acheter !

Ses jalousies de femme, d’abord, auxquelles l’empereur ne fournissait que trop de motifs passagers. Ah ! comme elle devait regretter l’indifférence témoignée jadis à cet amoureux plein de fougue qu’elle avait inconsidérément désespéré ; de quels yeux elle devait les relire, ces lettres brûlantes jadis reçues d’Italie et qu’elle n’avait alors parcourues que négligemment ! Et puis, à mesure qu’il grandissait et que son Empire étendait ses tentacules sur l’Europe, elle se sentait distancée ; elle lui plaisait encore, car, à force d’art, elle restait, malgré la quarantaine – et plus, – jeune et souple d’allure ; elle gardait le regard charmant, la bouche fort petite, cachant avec adresse de mauvaises dents ; sa démarche était noble, aisée et nonchalante. Mais Joséphine savait qu’elle ne serait plus mère, et c’était là l’affreux et incessant tourment de ses jours et de ses nuits. L’empereur ne devait-il pas à ces peuples un héritier de son sang ! Et la malheureuse, dès avant le couronnement, redoutait l’ordre fatal qui devait briser sa vie. Semblable à un condamné qu’on laisserait vivre le cou sous le couteau, elle le lisait, cet arrêt de mort, dans les yeux de tous ceux qui avaient attaché leur sort à celui de Napoléon et tenaient à la perpétuité de sa dynastie. Elle le lisait aussi dans les silences et dans les expansions de l’Empereur, qui, tantôt taciturne et morose, semblait se détacher d’elle, tantôt, agité et tendre comme autrefois, la pressait sur son cœur en disant : – « Ma pauvre Joséphine, je ne pourrai jamais me séparer de toi ! »

Elle fut prononcée enfin, la terrible sentence, et ce fut le 15 décembre 1809. Il avait été décidé que, devant la cour assemblée, Joséphine lirait elle-même sa renonciation à la couronne. Dans le grand cabinet de l’Empereur toute la famille impériale, tous les hauts dignitaires, sont réunis ; la salle du trône se remplit des grands officiers, des maréchaux, des dames d’honneur : après un quart d’heure d’attente, l’Empereur fait introduire l’archichancelier et le secrétaire de la Maison Impériale, Regnauld. Il prononce quelques mots ; puis c’est à Joséphine de parler : elle tient en main la déclaration qu’elle va lire, écrite de sa main sur le petit papier à lettres qui lui est habituel. Elle commence : – « Avec la permission de notre auguste et cher époux, je dois déclarer que, ne conservant aucun espoir d’avoir des enfants qui puissent satisfaire les besoins de sa politique et l’intérêt de la France, je me plais à lui donner la plus grande preuve d’attachement et de dévouement qui ait jamais été donnée sur la terre… » Mais ici ses larmes l’étouffent, elle suffoque. Regnauld prend le feuillet et continue la lecture… Il a été conservé ce papier ; on le voit au musée des Archives Nationales, et on ne peut considérer sans émotion ces quarante petites lignes de griffonnage qui à de si beaux yeux ont coûté tant de larmes. Le lendemain, c’est « l’exécution » ; elle doit quitter, à deux heures de l’après-midi, les Tuileries où elle ne rentrera plus. Sous le péristyle de l’escalier de Flore sont arrêtées les voitures où l’on entasse le déménagement ; des caisses, des meubles d’usage, des cartons de robes et de chapeaux, les bibelots intimes, deux chiens, un perroquet. Joséphine erre dans les chambres de son appartement impérial d’où elle est « chassée » et qu’une autre occupera bientôt. Le passé, que tant d’angoisses ont troublé pourtant, lui apparaît maintenant enchanteur : tout lui rappelle là des heures d’enivrement qui, parce qu’elles sont abolies, lui semblent avoir été délicieuses. Tandis qu’elle revoit pour la dernière fois ce décor familier, les yeux gros de larmes, une porte s’ouvre, l’Empereur entre : Joséphine, sanglotante, s’abat sur sa poitrine ; il l’embrasse à plusieurs reprises « très tendrement », il la soutient, elle s’évanouit ; quand elle revient à elle, il n’est plus là ; son secrétaire Méneval annonce qu’il est parti pour Trianon. Alors, à Méneval, elle adresse ses recommandations ; il faudra dire ceci, ne pas oublier cela, minuties qu’elle prolonge pour gagner quelques instants, une minute, des secondes… On pense à la malheureuse criant :

— « Encore un moment, monsieur le bourreau ! » Il faut pourtant franchir cette porte au-delà de laquelle elle ne sera plus rien : elle part, elle descend les degrés de cet escalier de Flore que tant et tant de ses courtisans ont gravi ; Méneval la soutient jusqu’à la voiture ; une belle voiture, toute dorée et drapée à lourdes crépines, qu’on appelle l’Opale et qui est aujourd’hui conservée au musée de Trianon ; le marchepied est haut de quatre marches ; on songe, en le voyant, aux marches de l’échafaud… Enfin, vers cinq heures, c’est fini : l’Opale roule vers la Malmaison ; là, tout l’attriste et la déchire ; le ciel est sombre, il pleut à verse ; il semble que toute la nature pleure avec la proscrite.

L’empereur a réglé magnifiquement le sort de sa première épouse : elle sera toujours l’impératrice : elle aura sa maison et sa Cour ; il lui a donné pour demeure, à Paris, le palais de l’Élysée, et, comme résidence d’été, la Malmaison ; il lui a attribué un revenu annuel de deux millions ; il a payé ses dettes : deux millions encore ; il lui fera don bientôt de la terre et du château de Navarre, près d’Évreux ; son service et sa livrée seront dignes d’une reine : une grande maîtresse, un grand aumônier, deux chapelains, deux dames d’honneur, un premier chambellan, un premier écuyer, un intendant, un chevalier d’honneur, quatre dames du palais, cinq chambellans, quatre écuyers, un médecin, un chirurgien, un pharmacien, un maître de chapelle, des musiciens, deux huissiers, six valets de chambre, une lectrice, un guide d’atours, quatre femmes de chambre, vingt-neuf hommes pour « la Bouche », trois femmes pour « la lingerie », quatorze hommes pour « le chauffage et l’éclairage », deux portiers, vingt et un valets de pied, quatre pages et tout le service des piqueurs et de l’écurie composée de soixante chevaux. Mais cette nuée de serviteurs supporte malaisément l’exil ; quel héroïsme de lier son sort à celui de cette déchue qui, bientôt, n’aura plus aucune influence, tandis qu’on pourrait être auprès de « la nouvelle » dont les mains répandront les faveurs ! On s’ennuie autour de Joséphine : elle-même languit du bannissement auquel elle est condamnée ; elle est reprise de sa nostalgie de Paris ; elle y voudrait vivre, habiter l’Élysée qui est à elle ; on lui fait comprendre que l’éloignement est préférable : on est à la fin de l’hiver de 1810 et celle qui lui doit succéder va prendre possession de son trône. Que Joséphine se réfugie à Navarre, qu’elle s’installe dans ce domaine superbe, plus tard, on verra. Navarre est superbe en effet, mais inhabitable : il pleut dans les chambres, les bois sont sinistres, le parc est immense mais c’est un marais. On permet quelques semaines de Malmaison au printemps ; mais on conseille fortement un séjour à Aix-en-Savoie : et désormais, telle sera la vie de l’impératrice dépossédée : elle va errer, suivant les ordres de l’Empereur, inspirés peut-être par le caprice jaloux de l’Autrichienne, de villes d’eaux en villes d’eaux, à Milan, à Genève, à Prégny, à Navarre, trop heureuse lorsqu’on lui permet de séjourner momentanément à la Malmaison. Quant à Paris, son cher Paris, il n’y faut pas songer : même on lui a retiré l’Élysée pour lui donner en compensation le château de Lacken, près de Bruxelles ! À ses déplacements continuels les dévouements se lassent ; la Cour de Joséphine s’égrène ; les subalternes même ne cachent pas leur déception et leur mécontentement, et cela s’accentuera à mesure que l’oubli se fera sur la ci-devant vicomtesse de Beauharnais et que l’intérêt se détournera d’elle : à part quelques méritoires exceptions, deux êtres seulement lui demeureront indissolublement et admirablement fidèles, son fils Eugène et sa fille Hortense.

Et tout à coup un revirement nouveau s’opère dans sa fortune. L’empereur est tombé. L’autrichienne lui a porté malheur. Les troupes étrangères campent dans Paris. Joséphine qui, déjà, depuis son divorce, et malgré la riche dotation dont elle dispose, s’est, de nouveau, largement endettée, Joséphine prend peur. Que va-t-elle devenir ? Son riche douaire s’évanouit avec le régime : les Bourbons restaurés ne vont-ils pas lui reprendre les châteaux dont elle dispose ? Où ira-t-elle ? Comment vivre ? Cette existence de miracle finira-t-elle dans quelque hospice ? Mais non ; du fait qu’elle a été reniée par l’usurpateur honni, qu’elle fut une victime de son ambition, Joséphine est adoptée par la Restauration et par les alliés. Soit déférence, soit curiosité peut-être pour cette femme associée à la prodigieuse aventure, cauchemar de l’Europe depuis un quart de siècle, le Tsar fait visite à la Malmaison ; le Roi de Prusse et ses fils, après eux tous les princes étrangers, s’y présentent, Prussiens, Anglais, Russes, Allemands. Les Bourbons eux-mêmes se montrent accueillants : ils lui ont fait entendre qu’elle garderait Navarre, sa vie durant ; on la laissera à la Malmaison : ne dit-on pas même que le comte d’Artois est venu lui offrir ses devoirs ? Les royalistes ont conservé le souvenir des services qu’elle a rendus aux émigrés malheureux, alors qu’elle était puissante. N’est-elle pas, d’ailleurs, l’une des leurs ? N’a-t-elle pas subi, comme beaucoup de ceux qui reviennent, l’horreur des prisons de la Terreur ? Elle se met à l’unisson : non sans quelque répugnance sa livrée prend la cocarde blanche. À sa table, on exalte les vertus de Mme la duchesse d’Angoulême. Fidèle à son désir de plaire, elle se dépense sans compter, séduit tout le monde, empereurs, rois, princes, gentilshommes revenus de l’émigration : son salon est le plus et le mieux fréquenté, il est le seul, à vrai dire ; le Tsar s’y montre deux fois par semaine ; et jamais, même au temps de ses splendeurs, Joséphine n’a connu semblable succès. Bien plus le roi Louis XVIII, a manifesté le désir de la voir ; et le 26 mai, elle est invitée, pour le saluer, à rentrer dans ces Tuileries d’où elle est sortie en larmes quatre ans et demi auparavant.

Elle n’y rentrera pas. Le 25, elle a été prise d’un mal de gorge : le 26, elle a la fièvre ; le 27, les médecins s’inquiètent ; le 28, l’agonie commence ; le 29 Joséphine est morte.

Personne ne pensa à faire part du décès à Napoléon qui, en ces jours-là, prenait possession de l’île d’Elbe. C’est par un journal qu’il apprit la mort de sa Joséphine, cher objet de son premier et de son plus fougueux amour.