Le mariage forcé

Le futur duc d’Abrantès, Andoche Junot, alors simple lieutenant, se trouvant à Nice en 1794 joua un bien méchant tour à un jeune cavalier rencontré par hasard sur la grand-route. Celui-ci passait au grand galop de son cheval ; Junot, pour s’amuser, effraya la bête qui, se cabrant, jeta sur le pavé celui qui la montait et qu’on releva le front ouvert et très mal en point. Or le blessé, un aide de camp de seize ans, s’appelait Louis Bonaparte et était le frère du jeune officier qui venait de rendre Toulon à la République.

Est-ce à sa blessure que Louis dut l’état maladif dont il souffrit toute sa vie ? Robuste et hardi jusqu’alors, il fut, après cette chute, pris d’une mélancolie que nos modernes savants n’hésiteraient pas à traiter de neurasthénie aiguë. Il essaya de réagir d’abord, car à l’époque de la campagne d’Italie, il était encore gaillard et il le prouva aux belles Italiennes qui fréquentaient au quartier général ; mais l’une d’elles ayant pénétré à l’improviste dans sa chambre, en pleine nuit, il garda, de ce réveil en sursaut, une agitation nerveuse et une sorte d’angoisse dont il ne se guérit jamais. Un accident de voiture, d’où il se tira avec un genou déboîté, compléta ses malencombres, et dès l’âge de vingt ans apparurent les migraines, les vapeurs, les rhumatismes, les courbatures et les crises de paralysie atrophique, dont la conséquence fut que le cadet du Premier Consul n’eut plus, à vrai dire, d’autre souci que celui de sa santé.

C’est ce débile et acariâtre mari que Joséphine enviait pour sa fille Hortense de Beauharnais : l’idée la hantait de faire de son beau-frère un gendre, et ce projet plaisait à Bonaparte. Par contre il réjouissait très peu les deux intéressés : non pas qu’ils ne fussent, moyennant quelque effort, capables de s’entendre. Hortense était instruite, intelligente et montrait un certain goût pour les arts : la fameuse romance du jeune et beau Dunois et quelques dessins retouchés par Isabey en font preuve. Louis, de son côté, s’entourait de poètes – inconnus d’ailleurs, – écrivait des vers et rêvait une existence romanesque. On dit même qu’il était, vers le temps du Consulat, amoureux d’une jeune fille aperçue un jour par hasard et à laquelle il n’adressa jamais la parole. Si Hortense avait été libre, elle aurait épousé Duroc qui lui avait fait un peu la cour. Mais la politique commande : le contrat est rédigé, le mariage a lieu, sans répugnance de part et d’autre, semble-t-il, mais aussi sans nul entrain, et dès le lendemain de la cérémonie, Louis, qui ne se sent pas bien, emmène sa femme dans un ermitage qu’il possède à dix lieues de Paris et auquel on n’accède que par des sentiers ravinés. Triste lune de miel dont le seul agrément fut d’être courte. Après un essai loyal, les deux jeunes époux reconnurent qu’ils n’avaient qu’un sentiment commun, c’était leur mutuelle indifférence. La bonne Hortense se serait peut-être courageusement résignée ; mais son atrabilaire mari s’exaspéra, et dès ces premiers jours il n’eut d’autre préoccupation que de vivre éloigné de sa femme.

Il se soucie bien moins d’elle que de ses douleurs, qu’il étudie, dont il surveille anxieusement les progrès ou les ralentissements. Il est déjà allé à Vichy et il médite de partir pour quelque autre ville d’eaux, car jamais homme ne se montra plus fervent pèlerin des stations thermales. On peut assurer que sur les quarante-quatre ans qui lui restent à vivre, il en passera dix dans les baignoires ou sous la douche. En 1803, il garde la chambre pendant un mois, puis va à Montpellier pour y suivre un traitement, de là à Barèges, et finit la saison à Plombières. L’année suivante il imagine de se rendre en Bourgogne, à Joigny, et de s’y tremper dans du marc de raisin. Obligé de rentrer à Paris pour le sacre de l’empereur, il se traîne, en maugréant, à Notre-Dame et y a si froid qu’il en revient avec la main droite complètement paralysée, et pour toujours. Désormais l’ankylose de ses doigts l’empêchera d’écrire, et pour qu’il puisse signer ses initiales, il passera un gant auquel on attache un porte-plume.

En 1805, le grand frère rêve la conquête de l’Angleterre, et établit ses armées à Boulogne. Louis aura le commandement de la réserve, qu’il accepte, car ces fonctions le fixent à Lille, ce qui lui permet d’aller goûter des boues de Saint-Amand. Mais l’effet n’en fut pas salutaire ; il en revint traînant la jambe, plus morose encore qu’auparavant et bien résolu à vivre isolé de sa femme.

Un an se passe : le voilà roi de Hollande. Quelle corvée ! Mais il faut bien faire comme les autres, et le couple s’installe au palais royal de La Haye. Hortense et Louis paraissent ensemble en public, la main dans la main ; les bons Hollandais les voient passer, dans leur carrosse de gala, l’air souriant et la mine affable… Mais dans l’intimité c’est bien différent. La mésintelligence entre les époux s’accentue : le roi parle le moins possible à la reine ; si elle le regarde, il détourne les yeux afin de dissimuler la contrainte qu’il s’impose. De jour en jour il devient plus sauvage, moins sociable, irritable pour un rien. À la cour des Tuileries on s’inquiète de cette situation qui empire. Napoléon morigène son frère : celui-ci a « la meilleure des femmes » et la plus vertueuse, et il la rend malheureuse… « Laissez-la donc danser tant qu’elle veut ; c’est de son âge… Si vous aviez une coquette elle vous mènerait par le bout du nez… Ce n’est pas ma faute, je lui ai dit souvent. » L’impératrice Joséphine, qui s’y connaît en mauvais ménages, accable sa fille de réprimandes : d’abord Hortense ne sait pas s’y prendre ; elle a « des caprices, des inégalités de caractère » ; sa répugnance pour le pauvre Louis est maintenant « de la haine », et pourquoi ? Parce qu’avec les meilleures qualités du cœur, il est mélancolique, sombre, casanier ; mais la raison en est qu’il digère mal ; et l’experte maman professe : « Presque toute notre existence dépend de notre santé et celle-ci de nos digestions » ; puis elle termine par cet étonnant conseil : « relis les lettres de Mme de Maintenon. »

Je ne sais pas en quoi les lettres de Mme de Maintenon avaient contribué à consolider les vertus conjugales de Joséphine ni si leur lecture devait influencer sur les digestions de Louis ; ce qui est certain, c’est que le ménage n’en alla pas mieux. De la brève lune de miel était né un fils qui mourut en 1807. Un rapprochement eut lieu presque aussitôt après ce décès, exigé par l’urgente nécessité d’un héritier, et ce dut être une singulière rencontre amoureuse que celle de ces deux antagonistes qui ne pouvaient pas se regarder et dont la farouche aversion dégénérait en une exécration réciproque. La naissance d’un nouveau fils, l’année suivante, ne modifia rien aux sentiments des deux époux. Louis continuait de se morfondre en Hollande, où font défaut les stations thermales. Il est toujours en route, en quête de sources bienfaisantes, et il semble qu’il choisit, de préférence, les plus lointaines. Il essaye successivement des Eaux-Bonnes, de Saint-Sauveur, de Cauterets ; ses sujets et sa femme ne l’aperçoivent que rarement, entre deux saisons de bains. À Paris, on complote de mettre fin à cette manie ambulatoire et aquatique, et les deux époux sont conviés, en mars 1810, à un séjour à Compiègne. On a préparé pour eux un seul appartement et deux chambres à coucher qui communiquent. Mais cette louable intention resta sans effet ; Hortense et Louis ne s’adressèrent même pas une seule fois la parole, et une belle nuit l’époux récalcitrant, redoutant une scène de réconciliation, fit appeler son grand-maréchal, commanda une chaise de poste, s’y jeta et déguerpit.

Il avait d’ailleurs formé contre sa femme une demande en séparation de corps, demande à laquelle ne fut donnée aucune suite. À l’époque du divorce de l’empereur, Louis pensa qu’on ne pourrait lui reprocher d’imiter un exemple venu de haut, et il manifesta l’intention de rompre définitivement le lien qui lui était à charge. Comme Napoléon lanternait, Louis abdiqua.

Si l’on en croit le Dr Cabanès, que son titre de médecin autorisait à traiter des sujets délicats interdits au commun des chroniqueurs, et qui a porté, sur la nature de l’affection dont souffrait le frère de Napoléon, un diagnostic difficile à réfuter, il semble bien que le roi de Hollande renonça à la couronne pour pouvoir, sans récrimination, vivre loin de sa femme et faire l’essai de sources thermales interdites – tant qu’il régnait – à sa majesté vagabonde ; car, sitôt libre, il part d’Amsterdam, traverse les États de son frère Jérôme, passe par la Saxe et court en Bohême, où il s’arrête aux eaux de Teplitz. De Teplitz, il va se baigner à Neuhaus, près de Gratz ; de Neuhaus, il se dirige vers Scninznach et y fait une saison. Sans succès ! Que ceci ne soit pas pris en mauvaise part et ne décourage aucunement les habitués de ces stations réputées ; mais il fallut bien constater que tous ces lavages avaient « détraqué » le malheureux prince au point de modifier profondément sa constitution. Il avait peine maintenant à se tenir debout et ne pouvait plus monter à cheval ; et quand vinrent, pour la famille impériale, les mauvais jours, quand, proscrit comme tous les siens, Louis se traînait de ville d’eaux en ville d’eaux, une seule volonté en lui se manifestait, tenace : celle d’obtenir la cassation de son mariage. Il l’implore de la cour de Rome, déclarant que son consentement à cette union lui a été arraché ; qu’il s’est trouvé « dans l’alternative d’obéir à la force ou d’émigrer ». Il expose que trois fois seulement il a cohabité avec sa femme et que leur dernière rencontre remonte au mois de septembre 1807. Ses plus fidèles amis refusent de le servir en cette circonstance, s’efforçant de lui persuader que tous ses griefs proviennent « de ce qu’il s’est fourré dans l’imagination », et qu’il « se rend malheureux sans en avoir de valables motifs ».

Ce qui étonne, c’est que de ce mariage si mal assorti, de cette cohabitation fortuite et obligée, soit issu un prince qui n’avait rien de débile et qui fit quelque bruit dans l’Histoire, puisque, comme nul ne l’ignore, ce fils, né de la contrainte et de l’aversion, fut l’empereur Napoléon III. Et chose plus surprenante encore, la saine et robuste Hortense décéda la première, en 1837 ; son fragile mari lui survécut durant près de dix ans. Dans les dernières années, à Florence, il était entièrement perclus du côté droit et ne marchait dans ses appartements que tenu, sous chaque bras, par un valet de chambre.

Quand ressuscita l’Empire, le premier soin de Napoléon III fut d’élever à ses parents un tombeau sur la terre de France ; pourtant il recula devant le paradoxe de réunir dans la mort deux époux si obstinément séparés par les malentendus de la vie. Louis Bonaparte est enterré à Saint-Leu et la reine Hortense repose à Rueil.