À dix-huit ans, en 1735, elle était une belle fille, ayant les cheveux roux, abondants et soyeux, la taille haute, la démarche souple ; coquette aussi, vaniteuse, intelligente, audacieuse. En compagnie d’un grand gars, qu’on appelait Hanvigen et qui n’avait pas bonne réputation, elle courait le pays de Cornouailles et de la Montagne-Noire, de Quimper à Auray et de Concarneau au Faouët ; c’est là qu’elle était née, en raison de quoi on la surnommait Marion du Faouët. On la voyait, avec son homme, dans tous les marchés de la région, vendant des lacets et des tresses, fréquentant une foule de gens : journaliers sans ouvrage, petits merciers, vagabonds comme elle, marchands d’épingles et de couteaux, de médailles et de scapulaires, pauvres tenanciers de jeux de hasard promenant par les cohues leurs éventaires et leurs brouettes. Les galants courtisaient Marion ; elle buvait avec eux sous les tentes et dans les auberges, contente d’être adulée, fière d’être jolie et bien attifée, avec sa belle coiffe à la mode de la ville, son fichu de coton à rayures blanches, rouges et bleues, et sa camisole de drap de Vire couleur lie de vin.
À compter de 1736, on la rencontrait avec un enfant, une fille, qu’elle portait dans les foires. On savait bien qu’elle n’était pas mariée, pourtant, et la chose causait scandale. La bande d’hommes qu’elle traînait à ses jupes lui faisait aussi mauvais renom. Elle allait avec eux par les chemins ; ils étaient armés de bâtons et de pistolets ; partout leur passage était marqué de méfaits, – pas bien graves : ici, un chaudron volé ; là, un faux écu de six livres troqué contre des liards. Parfois ils entraient, à la brune, dans les maisons isolées, tiraient des coups de feu pour effrayer les personnes, se faisaient servir du cidre et cuire des crêpes.
Les plaintes furent nombreuses ; les archers se mirent à la poursuite de la bande. On arrêta sept des voleurs, qu’on emprisonna à Quimper. Trois s’évadèrent ; l’un de ceux-ci était Hanvigen, l’homme à Marion ; trois autres furent acquittés ; les juges condamnèrent les deux derniers à être pendus.
Marion, elle n’a pas été prise ; elle rôde, conduisant une nouvelle troupe, aux environs du Faouët ; elle court les villages, couchant ici ou là, suivant le hasard des expéditions, attaquant et dévalisant les passants, molestant les « mauvais témoins » qui sont allés à Quimper déposer contre son Hanvigen. Elle ne s’attaque pas aux bourgeois, encore moins aux nobles ; mais elle guette au tournant des bois, au bord d’une lande, le colporteur qui revient du marché, le fermier qui a vendu sa vache et dont la bourse est bien garnie. Elle se dresse tout à coup, criant : Ton argent ou la vie ! Ses associés se tiennent derrière elle, menaçants, et d’ordinaire, le paysan craintif obéit tout de suite. À ceux qui se montrent dociles ou qui payent bombance, Marion délivre un sauf-conduit au moyen duquel ils pourront voyager à toute heure sans être dévalisés. Elle est bonne fille, d’ailleurs ; si bonne fille qu’on ne lui garde pas rancune de ses réquisitions ; tout le pays vit en bonne intelligence avec elle ; on la régale volontiers. Elle plaît, c’est une enjôleuse ; bien des hommes sont tentés de faire partie de sa bande ; il n’est pas rare qu’on l’invite à des noces, et les villageois qui vont à cheval au pardon de Saint-Urlou ou à la foire d’Hennebont la prennent bien volontiers en croupe quand ils la rencontrent sur la route.
Ce beau temps dura plus de dix ans. Handigen, après son évasion, était revenu prendre sa part aux aventures ; mais un soir, dans l’hiver de 1746, toute la bande étant à festoyer dans une ferme, aux environs de Ploërdut, fut surprise par la maréchaussée. Marion et quatre de ses hommes, solidement ficelés, furent conduits à Rennes où on les jugea. Hanvigen fut pendu ; la belle Marion resta quitte pour être marquée d’un V sur son épaule blanche, promenée, le torse nu, par la ville et fustigée de verges aux carrefours. Puis on la renvoya, en lui signifiant défense de jamais reparaître dans le ressort du parlement de Rennes, sous peine de détention à vie dans un hôpital.
La voilà libre ; tout de suite elle reprend ses brigandages ; elle aime cette existence de ripailles et de rapines, vie « charmante », du reste. Elle va de bourgs en hameaux, traînant avec elle deux enfants qu’elle a, et son état-major, uniquement composé d’amoureux, parmi lesquels un boiteux, un borgne et un bossu. Le pauvre Hanvigen est vite oublié ; le favori est maintenant un nommé Jeannot, beau garçon, élégamment vêtu, que tout le monde jalouse. Il a dix-neuf ans ; Marion en a trente ; il excelle à tendre des cordes, la nuit, en travers des chemins pour faire choir les cavaliers, qu’il dévalise ; il est habile aussi à pénétrer dans les églises et à vider le tronc aux aumônes. De ce sacrilège le pays s’indigne ; les archers, de nouveau, se mettent en campagne. Jeannot est pris ; Marion se sauve. Elle gagne Auray, où elle s’arrête, se trouvant sur le point d’être mère pour la troisième fois. Le jour même où naît l’enfant, les soldats arrêtent la mère ; elle est conduite, mourante, à Vannes, écrouée, interrogée, et tandis que Jeannot sera pendu, elle se voit condamnée seulement au bannissement perpétuel, ce dont elle ne se soucie guère. Elle est persuadée qu’ainsi elle échappera toujours ; on la croit protégée par une « main puissante », plus puissante que celle des procureurs et des juges qui la tracassent ; le bruit court, en effet, qu’elle est la maîtresse d’un grand seigneur, René-Gabriel de Robien de la Boulaye de la Motte de Poublo et autres lieux. En dépit de l’arrêt qui l’exile, Marion reste au pays et recommence ses excursions. Tout le monde en tremble ; on n’ose plus se hasarder sur les routes, car le galant qui a succédé à Jeannot dans les bonnes grâces de la brigande n’est point doux aux pauvres voyageurs. Aussi la bande s’enrichit-elle ; Marion et ses associés ont des écus plein leurs poches et mènent une existence magnifique. Les crêpes, le lard, les saucisses, les meilleurs morceaux des viandes composent les menus ordinaires, arrosés de vieux vins, de cidre mousseux, d’eau-de-vie de pomme.
Dans les auberges ils commandent en maîtres ; rien n’est assez bon pour eux. Marion règne maintenant sur la contrée ; elle pille les uns et protège les autres, distribuant à ceux qui sans trop se regimber lui payent rançon des sauf-conduits et des intersignes. Le percepteur en obtient un pour vaquer, sans malencontre, à ses affaires ; même des bourgeois, des marchands, obligés de s’absenter pour une raison quelconque, recommandent à Marion leur magasin, leur immeuble, afin qu’elle les surveille en leur absence et les défende contre les entreprises des malandrins.
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Marion finit par être prise. Elle fut arrêtée, en 1754, à Nantes et transférée à Quimper. Pour connaître d’elle ses complices on la mit à la torture ; elle fut, en présence des juges, déshabillée de la main du bourreau, et liée, en chemise, sur le tourment ; puis on approcha d’un grand feu la malheureuse et entra ses jambes nues dans la flamme. Le brasier rougit, noircit, grille sa peau, grésille ses chairs ; des excoriations se produisent, la graisse fond, coule sur les charbons ardents. Marion, la figure empourprée, le front, les joues trempés de sueurs, se tord dans les entraves qui la retiennent et ses juges épient sur ses lèvres convulsées les noms qu’elle retient… Par cinq fois on plonge la condamnée dans la flamme ; elle balbutie quelques aveux qu’elle rétracte dès que le supplice est terminé.
On l’emmène, à présent, en charrette, vers la potence dressée sur la place Saint-Corentin, presque à l’angle de la rue du Guéodet. Avec le moine cordelier qui l’assiste, elle monte à la haute échelle ; par pudeur on a lié sa chemise au-dessous des genoux ; on aperçoit les pieds nus, cuits par la torture. Elle est là-haut, bien en vue ; le bourreau assujettit au bras du gibet la corde mince qu’il lui passe au cou ; il attache aux jambes de la malheureuse une autre corde, le jet, à l’aide de laquelle il la jettera hors de l’échelle. L’instant est venu ; l’exécuteur tire sur le jet ; la femme se balance dans l’espace, ses cheveux roux tombant en masse sur ses épaules, et le bourreau, adroit et fort, suspendu d’une main seulement au bras de la potence, monte sur la suppliciée, en se servant comme d’un étrier des deux mains de la femme liées ensemble ; et il se balance, lui aussi, il s’agite, donnant, dans la poitrine de la mourante, de grands coups de genoux, afin de hâter le dénouement.
Marion n’est pas oubliée au pays du Faouët. M. Jean Lorédan, au cours des minutieuses enquêtes qu’il pratiqua dans la région pour la documentation de son livre sur la misère et le brigandage au XVIIIe siècle, put s’assurer que le souvenir de l’aventurière était encore vivant dans les mémoires. Les générations se transmettent son nom qui sert d’épouvantail aux enfants indociles : Obéis, ou j’appelle Marion ! On la voit même quelquefois rôder dans un champ qu’elle possédait, près de Véhut, un grand champ entouré de vieux chênes, d’ajoncs, de fougères et qui s’appelle encore le camp de Marion. Elle revient là ; elle s’y plaît ; car jadis elle y avait enfoui son trésor dans une grande barrique qu’on a bien cherchée, – inutilement. Elle passe, en robe blanche, avec ses cheveux d’or fins comme la soie et tranchants comme l’acier, des cheveux qui triomphaient du fer le plus solide et sciaient les barreaux des prisons… Les paysans qui l’aperçoivent, glissant parmi les pierres et les broussailles, ont peur et s’enfuient sans tourner la tête.