Au château de Versailles, le 5 janvier 1757, vers six heures du soir, Louis XV, descendant l’escalier de ses petits appartements, allait monter en carrosse pour se rendre à Trianon, quand un inconnu s’avança précipitamment, posa la main gauche sur l’épaule du roi, et de la droite, le frappa d’un coup de couteau.
Le roi dit : « Quelqu’un m’a touché ! ». Et voyant couler son sang : « Je suis blessé », ajouta-t-il. Puis montrant l’homme : « C’est ce coquin ! Qu’on l’arrête, et qu’on ne lui fasse pas de mal, et qu’on ne le tue point ».
Peu de personnes entouraient à ce moment le souverain. Seuls étaient présents le duc de Brionne, grand-écuyer, Le Tellier, colonel des Suisses, et un écuyer, messire Jean de Vareilles. Le duc d’Ayen, capitaine des gardes de service s’était attardé à causer sur l’escalier avec le maréchal de Richelieu. Tous s’empressèrent ; on aida le roi à remonter jusqu’à son appartement ; on le coucha. La plaie saignait assez abondamment. Les chirurgiens, aussitôt appelés, reconnurent pourtant qu’elle n’était pas profonde et ne mettait nullement en danger la vie de Sa Majesté. L’un d’eux même assura que « si c’était un simple particulier, il lui permettrait de vaquer, dès le lendemain, à ses affaires ».
Cependant les gardes du corps avaient entraîné le meurtrier dans le salon qui leur était réservé. L’homme portait un chapeau noir, un habit gris, et par-dessus, une redingote brune qui est aujourd’hui conservée aux Archives nationales. On le mit nu ; on lui lia les mains ; dans ses vêtements on trouva une bourse, un mauvais sac de toile contenant vingt-cinq louis d’or, un double louis, dix-neuf écus de sept livres, trois pièces de vingt-quatre sols, dix deniers en monnaie, un petit volume intitulé Instruction chrétienne, quelques objets de toilette, enfin le couteau refermé et sans trace de sang.
Les gardes lui posèrent plusieurs questions : « Avait-il des complices ? » L’assassin répondit oui. « Qu’on avertisse, dit-il, M. le Dauphin de ne se point montrer, attendu que le même sort lui est réservé. » Puis des folies : « Si le roi avait fait trancher la tête à trois ou quatre évêques, ceci ne serait point arrivé. » Au surplus, il déclara vouloir « mourir comme Jésus-Christ, dans les tourments ». Le garde des sceaux survenant ordonna de faire chauffer deux pinces et de tenailler les jambes du régicide ; le lieutenant criminel, accouru à son tour, suspendit la torture commencée et procéda aux interrogatoires réguliers. On sut que l’homme s’appelait François Damiens ; il était domestique, originaire de la Tieuloy, près d’Arras. Écroué à la geôle de Versailles, il fut, le 18 janvier, transféré en grande pompe à la Conciergerie de Paris, dans un carrosse à six chevaux, escorté de six cents soldats. Il était interdit aux habitants des rues par lesquelles passait le cortège de se mettre aux fenêtres sous peine de fusillade. Le procès devant la Grand-chambre se prolongea durant trois mois.
Le 28 mars, condamné à mort, le malheureux Damiens subit un horrible supplice : il fut torturé, roué, tenaillé, déchiqueté, inondé d’huile bouillante, écartelé. Louis XV lui-même, dit-on, poussa un cri d’horreur quand on lui rendit compte de la fin tragique de son assassin.
À vrai dire, malgré tant d’enquêtes, de pistes suivies, d’interrogatoires, de confrontations, après une si longue et si minutieuse instruction, on ne put jamais démêler à quel mobile avait obéi Damiens. Quand on lui demandait le motif de son attentat : « C’est à cause de la religion ! » répondait-il. Or il avait, de son aveu, perdu toute dévotion ; depuis huit mois il n’approchait plus des sacrements, et il fut établi que le jour de Noël il n’avait pas assisté à la messe. Il tenta ensuite de se faire passer pour un justicier : « Il a été frappé… des plaintes du peuple de Paris et des provinces, qui périssent… Croyant rendre un grand service à l’État, cela l’a déterminé à ce malheureux coup. » Plus tard il proclama encore « qu’il avait été extrêmement touché de voir le peuple de Paris vendre tout ce qu’ils ont (sic) pour vivre et subsister… et que c’est tout de même dans la province d’Artois où tout le peuple est misérable ».
On ne put obtenir de lui rien de plus précis, et son acte resterait encore inexplicable si deux érudits, MM. Maurice Allain et J. Rogues de Fursac, ne s’étaient appliqués en collaboration à reconstituer, d’après les pièces du procès, la physionomie de Damiens, et à porter sur lui un diagnostic physiologique. Leur procédé d’investigation est des plus intéressants. Il met en lumière bien des faits inaperçus ou jugés insignifiants par les enquêteurs de 1757, et qui seraient de première importance pour les magistrats d’aujourd’hui (Revue Bleue, du 21 août 1909). On apprend ainsi que Damiens, né d’une famille d’ouvriers gagnant honorablement leur vie, et qui savait, comme ses frères, lire et écrire, n’avait pas treize ans qu’il se montrait déjà violent, irritable, indiscipliné ; dans le village on le surnomme Robert le Diable. Son père, n’en pouvant venir à bout, le pend quelquefois par les pieds, pour le punir. Il est d’abord placé comme garçon de ferme chez un sieur Petit ; quelque temps plus tard on le retrouve à Béthune, chez un oncle ; puis il s’engage, déserte, vient à Paris, où il se place comme domestique. Il change soixante fois de maîtres, ne se plaît nulle part, fait preuve de mauvaise volonté, d’insolence ; il vole 240 louis à l’un de ses patrons le sieur Michel. Chez Mme de Sainte-Rheuze, une demi-mondaine d’alors, où il ne séjourne que deux mois et quelques jours, il montre une absence totale de bon sens. La dame le renvoie à cause de sa folie et de « sa physionomie sinistre ». Avant de partir, Damiens lance des pierres dans le cabinet de toilette et dans le carrosse de sa maîtresse, – réaction typique de dégénéré impulsif. Chez d’autres patrons il est en discussions continuelles avec les valets. Lui donne-t-on un ordre, il refuse de l’exécuter, sous prétexte qu’il a des vapeurs. Il est plein de fatuité. Il se regarde avec complaisance dans les glaces ; un témoin déclare qu’il est mangé de vanité.
C’était, vers 1755, un homme de haute taille, avec des cheveux bruns et drus, la figure longue, le nez en bec d’aigle, le teint fortement coloré d’un sanguin ; l’expression du visage était sombre, antipathique. Quoiqu’il fût ordinairement taciturne, il remuait continuellement les lèvres ; sa parole était embarrassée. « Il parlait toujours tout seul », rapporte un cabaretier. Un autre dépose : « On ne pouvait lui arracher les paroles, et quand il parlait, il n’achevait souvent qu’en marmottant tout bas. » « C’est un psychomoteur », concluent MM. Allain et de Fursac. Il n’était pas sans intelligence. Sa mémoire était normale ; il y emmagasinait les phrases vagues, les lieux communs de conversation d’estaminet ; aucune idée précise ni personnelle, surtout nul jugement. Esprit inquiet, mélancolique, envieux, tout le monde le fuyait. Plusieurs attestent qu’ils le considéraient comme un égaré et que le projet avait été formé de l’interner dans un asile d’aliénés. Le malheureux était marié et avait une petite fille.
Un détail saisissant est celui qu’a rapporté l’aubergiste chez qui logea Damiens, à Versailles, pendant les jours qui précédèrent l’attentat. La veille du crime, il manifesta le désir de se faire saigner. L’aubergiste l’en dissuada et se refusa à chercher le chirurgien. Damiens le reconnaissait ingénument : si on avait consenti à le saigner, « il n’aurait pas fait le mauvais coup qu’il a fait ». Et il répéta « que la saignée l’aurait empêché ». Aveu terrifiant : déjà à cette heure-là, il ne se sentait plus maître de sa personnalité. Son être physique était plus fort que sa volonté, et pour le dompter il comprenait la nécessité préalable de l’affaiblir. Quelle épouvantable hantise ! Au reste, il déclara « avoir été en Hollande pour que l’idée de son crime lui échappe de la tête ». On croirait lire une de ces phrases de Shakespeare qui semblent ouvrir des abîmes. Quelque temps avant le 5 janvier, – il comprenait bien déjà qu’il ne résisterait pas à l’obligation de tuer, – on l’entendit s’écrier : « Ma pauvre femme est perdue ! Ma pauvre petite est f… » Après son arrestation, il revit sa femme. Elle était réduite à gagner elle-même sa vie et celle de sa fille. Elle se plaignit d’avoir été souvent maltraitée par son mari : « Il était, dit-elle, brutal comme un cheval. » Lui déclara qu’il n’avait aucun reproche à adresser à sa compagne et « qu’il lui a causé assez de chagrin ».
Michelet cite Damiens comme l’exemple le plus frappant de ce qu’un homme peut souffrir sans mourir. MM. Allain et de Fursac sont d’avis différent. L’endurance du condamné a beaucoup frappé les contemporains. Au moment où sa main commença à brûler, il jeta un cri terrible et qui dut être entendu de fort loin ; mais un moment après, il leva la tête et regarda sa main assez longtemps « sans renouveler ses cris et sans témoigner aucun emportement ». Pendant les tenaillements aux bras, aux cuisses, à la poitrine, le patient hurle au premier pincement, mais pour se taire aussitôt ; même attitude quand on verse l’huile bouillante, la poix, le soufre et la résine fondus. Enfin, avant et pendant l’écartèlement, Damiens considère ses membres avec une curiosité singulière et un calme parfait. Ses nouveaux historiens constatent là un cas d’analgésie, c’est-à-dire d’une diminution de la sensibilité : le premier choc est vivement senti, mais la capacité de souffrir s’épuise très rapidement. C’est un nouveau stigmate de dégénérescence à ajouter aux précédents.
Analgésique, impulsif, dégénéré, irritable, violent, mélancolique, taciturne, affligé d’un tic nerveux, déséquilibré, tel était l’homme qui commit, sans motif, un régicide. L’avocat exigerait aujourd’hui l’examen médical.