Les histoires d’auberges, tellement appréciées au temps de nos bisaïeules, sont aujourd’hui, par la force des choses, passées de mode et reléguées au vieux répertoire. C’est dommage ; elles ont réjoui ou fait frissonner les générations abolies et offraient à l’art du conteur des ressources extrêmement variées : tout le monde a présente à la mémoire la jolie anecdote rapportée par Paul-Louis Courier qui, logé avec un camarade de route dans une hôtellerie minable, entend l’aubergiste souffler à sa femme : « Faut-il les tuer tous les deux ? » – Nul n’a oublié les charmants récits du Bifteck d’ours et de l’Anglais qui a pris un mot pour un autre, dont Alexandre Dumas a truffé ses récits de voyage.
Pour imaginer le pittoresque et l’imprévu de la vie d’auberge d’autrefois, il suffit de parcourir les recommandations de Mme de Genlis aux gens qui visitent la France ; cette femme, jadis illustre, née pédagogue, savait tout, ou croyait tout savoir, ce qui revient à peu près au même : elle conseille aux touristes de se munir d’un système complet de verrous et de chaînes pour cadenasser, en arrivant à l’hôtellerie, les volets des fenêtres ; de ne point manquer à entasser contre la porte tous les meubles de la chambre afin de s’en faire un rempart contre les assaillants probables ; de mettre dans ses bagages deux grandes peaux de cerf et de les utiliser comme draps de lits, préventif assuré contre les punaises… et bien d’autres précautions qui, si elles compliquaient un peu le voyage, prouvent du moins qu’il comportait toutes sortes d’émotions dont il est aujourd’hui dépourvu. Le fameux Guide Richard, dont la première édition date du début du XIXe siècle, avise également les gens curieux de courir le monde de ne point se mettre en route sans avoir fait leur testament et sans s’être pourvus de deux forts pistolets, d’une dague, d’un tromblon qui crache la mitraille, d’une barre de fer qui pourra au besoin servir de massue et d’un moule à fondre les balles. Ceci rendra plus acceptable l’aventure d’auberge que j’ai à conter ; je la trouve dans les Souvenirs posthumes de Jal, naguère historiographe de la marine, auteur d’un dictionnaire biographique encore aujourd’hui fort estimé ; elle touche à l’Histoire, puisqu’on y voit figurer Fouché et qu’elle permet d’apprécier son talent de grand dramaturge policier ; je la crois peu connue ou, du moins, oubliée ; si je me trompe sur ce point, je dirai, comme Pailleron quand il commençait à conter une anecdote : « Ceux qui l’ont déjà entendue sont dispensés de s’émouvoir ».
Le père de Jal était de Lyon. En 1808, un certain Gérard, dit Culotte, négociant de cette ville, fit une banqueroute d’un million. Ce Gérard était en fuite ; on le savait solvable ; on supposait qu’il se cachait à Paris, et les commerçants lyonnais résolurent de dépêcher à sa recherche quelqu’un d’habile et d’honnête, de courageux aussi, car on pensait bien que le banqueroutier ne manquerait ni de ruses ni de complicités pour déjouer la poursuite de ses créanciers. Le père de Jal fut choisi pour cette mission de confiance ; son départ fut tenu secret ; trois jours plus tard, sans avoir pris un instant de repos, le voyageur débarquait à Paris et descendait à l’hôtel de la Jussienne dans la rue de ce nom. On lui donna, au premier étage, une chambre à laquelle attenait un cabinet. Tandis que les domestiques de l’hôtel déchargeaient ses bagages, il s’installa, soupa légèrement, et se coucha sans tarder : avant huit heures du soir, il dormait du sommeil d’un homme qui vient de faire, d’une traite, cent vingt lieues en poste.
Il fut réveillé brusquement par des coups violents frappés à sa porte, sauta de son lit, ouvrit et vit entrer mystérieusement un personnage à mine grave, vêtu de noir, qui, du ton le plus poli, lui dit : « Habillez-vous, monsieur, j’ai l’ordre de vous conduire chez monseigneur. – Je ne comprends pas, monseigneur qui ? » fit Jal encore à demi-somnolent et déjà tout à fait ébahi. « Monseigneur le duc d’Otrante, ministre de la police. » Plus stupéfait encore, mais comprenant qu’il n’y avait pas à hésiter, Jal fut bientôt habillé et suivit le monsieur noir. Un fiacre attendait à la porte de l’hôtel ; quand Jal passa devant l’hôtelier, celui-ci lui souffla : « Tâchez de me faire savoir demain dans quelle prison vous serez… » Il faut dire que les enlèvements de ce genre n’étaient point rares dans le Paris de l’Empire ; on ne s’en étonnait plus ; le voyageur devait être compromis dans quelque conspiration : un de ces agents royalistes, sans doute, sur qui la police mettait la main et dont plus jamais on n’entendait parler. En route vers le ministère, Jal faisait son examen de conscience, cherchant de quelle imprudence, lui, citoyen paisible, très dévoué à Napoléon, s’était rendu coupable pour encourir les soupçons de la police impériale. On arriva. Il fut introduit aussitôt dans le cabinet du ministre dont la figure obscure et livide, les lèvres blanches, les yeux rouges, l’air impassible et quasi spectral n’avaient rien de particulièrement rassurant : « Vous arrivez de Lyon, monsieur Jal, dit Fouché en désignant un siège voisin de son bureau. Vous venez à Paris pour chercher un banqueroutier frauduleux. Le télégraphe me l’a appris. » Jal écoutait bouche bée, émerveillé que le but de son voyage, qu’il n’avait confié à personne, fût connu du grand policier. « Je sais cela, poursuivit le ministre, et je sais encore autre chose : vous allez être assassiné cette nuit ». Jal bondit de son fauteuil, et, sentant ses jambes flageoler, retomba assis en claquant des dents. « Monseigneur, balbutia-t-il, je vais immédiatement changer d’hôtel… – Non pas ! Retournez rue de la Jussienne, rentrez dans votre chambre, couchez-vous tranquillement ; mais ne vous endormez pas. – Ça je vous le promets, monseigneur ; je n’ai plus sommeil ! – Lorsque le quart avant minuit sonnera à Saint-Eustache, ouvrez tout doucement la porte du cabinet qui est à gauche, contre la fenêtre, et remettez-vous au lit sans bruit. À minuit, vous entendrez frapper au mur contre lequel est votre lit ; on démolira ce mur au niveau du plancher ; c’est par là qu’entreront vos assassins. Ne bougez pas ; n’ouvrez pas les yeux et laissez faire… Allons ! Adieu, monsieur Jal. Excusez-moi si je ne vous souhaite pas bonne nuit… – Pardon ! Votre Excellence est-elle bien sûre… ? » Fouché l’interrompit par un geste vague : « Mes gens ne passent pas pour maladroits », conclut-il en congédiant son visiteur forcé, avec l’inclination de tête d’un fonctionnaire pressé que réclament d’autres occupations plus sérieuses.
Jal fut reconduit par l’homme noir à l’hôtel de la Jussienne, faisant des vœux ardents pour que les agents de Fouché opérassent cette nuit-là avec leur habileté coutumière. Les choses se passèrent comme l’avait prédit le ministre : à onze heures trois quarts, le dormeur – qui n’avait pas fermé l’œil – ouvrit la porte du cabinet, se remit au lit, et attendit, plus mort que vif, les perceurs de muraille. Leur travail commença d’abord par un grattage discret ; puis les coups devinrent plus pressés ; deux ou trois briques roulèrent sur le parquet. Ce fut le moment terrible : Jal entendit ramper sous son lit l’assassin qu’il se représentait armé d’un poignard. Le bandit avançait lentement, avec d’infinies précautions ; un autre le suivit. Rien n’annonçait une protection quelconque pour le patient angoissé qui, de ses mains tremblantes, bourrait ses draps dans sa bouche afin de s’empêcher de crier. Tout à coup la chambre s’éclaire de la lueur de deux lanternes sourdes ; deux hommes se jettent sur les assassins qui, ayant encore la moitié du corps engagée sous le lit, sont, dans cette position fâcheuse, liés de cordes sans pouvoir tenter aucune résistance. Deux autres agents sortent du cabinet, prêtant main-forte aux premiers, et tous quatre s’emparent des malfaiteurs penauds qu’ils emmènent. Un cinquième enfin s’approche du lit, un flambeau à la main : c’est l’homme noir ; il salue Jal pétrifié disant : « Monseigneur vous attend à déjeuner. N’y manquez pas. Dormez, maintenant. Bonsoir, monsieur. » Sur quoi il disparaît avec son flambeau.
En dépit de ce souhait, le Lyonnais restait éveillé ; le trou béant le préoccupait : si un troisième assassin profitait de cette ouverture ? Il s’extasiait aussi sur la divination du ministre et la précision de ses informations ; il n’était pas loin d’imaginer que cet homme extraordinaire possédait le don de double vue. Il eut le mot de l’énigme au cours du déjeuner chez Fouché. Celui-ci lui révéla, en effet, comment les trois domestiques de l’hôtel, ayant, à son arrivée, déchargé ses bagages, avisèrent, entre autres paquets, deux ou trois sacs d’écus qu’ils résolurent de s’approprier. On poignarderait le voyageur pendant son sommeil et on s’emparerait de son argent. La question du partage éventuel suscita une discussion ; l’un des domestiques fut évincé comme trop exigeant et courut aussitôt à la police pour dénoncer ses camarades. « Une autre fois, conseilla le ministre, confiez à l’hôtelier l’or et l’argent dont vous serez porteur, car il se pourrait bien que je n’arrivasse pas à temps pour vous préserver. Quant à Gérard-Culotte, je suis sur sa piste : il sera arrêté et reconduit à Lyon où il rendra ses comptes devant le jury criminel. »
Telles étaient les émotions que réservait la vie d’auberge, jadis. Au moins, quand on rentrait de voyage, on avait quelque chose de piquant à raconter. Aujourd’hui, rien de pareil : la banalité règne en souveraine : les touristes cependant sont, en maint endroit, exposés à bien des désagréments ; seulement, ce qu’ils ont à redouter, ce n’est pas le coup de poignard, c’est « le coup de fusil », et il n’est pas très sûr qu’un Fouché fût de taille à nous préserver de ce danger, moins brutal que l’autre, il est vrai, mais aussi beaucoup moins romanesque.