Le 31 juillet 1830, Charles X, avant de quitter le Grand Trianon où il s’était réfugié, fuyant la révolution que ses malencontreuses Ordonnances avaient déchaînée, eut avec ses ministres une dernière entrevue ; il les assura qu’il ne les rendait pas responsables des événements et les pressa vivement de pourvoir à leur sécurité. L’avis se trouvait bon, car les rancunes populaires étaient redoutables ; chacun partit de son côté. Charles X prit, à petites journées, la route de Cherbourg ; M. de Montbel parvint à passer la frontière ; Peyronnet fut arrêté le 2 août, à Tours, sur la dénonciation d’un ancien magistrat qu’il avait fait destituer quelque temps auparavant et qui le reconnut ; quant au prince Jules de Polignac, il devait, sur le conseil du roi, s’efforcer de rejoindre en Angleterre la cour exilée.
Dans la nuit du 31 juillet, il quitta Versailles, en compagnie du comte de Semallé ; tous deux espéraient gagner Caen sans malencontre, et s’embarquer dans un petit port de la côte normande ; mais les hasards de la fuite modifièrent ce projet. De château en château, Polignac arriva aux environs d’Avranches, à Saint-Jean-le-Thomas, chez la baronne de la Martinière ; il y fut amené par un brave abbé, nommé Bisson, qui, sans chercher à savoir de quel mystérieux personnage il se faisait le répondant, le présenta à la baronne sous le nom de Perrot de Chazelles.
Au moment où le fugitif entra dans cette maison, Mme de la Martinière n’était pas seule : une de ses amies, la marquise de Saint-Fargeau, s’y trouvait avec elle. Celle-ci, belle-sœur du régicide assassiné en 1793 par le garde du corps Pâris, était restée ardente royaliste ; mise au courant de la situation, elle se chargea d’obtenir pour le prince un passeport ; elle-même s’offrait à le conduire en Angleterre ; il voyagerait avec elle, sous le nom de Pierre Perrot, et passerait pour son domestique ; elle dépêcha immédiatement à Granville une personne sûre chargée de s’informer des bateaux en partance pour Jersey ; avisée que le patron d’un sloop, nommé Pannier, devait prendre la mer deux jours plus tard, elle quitta aussitôt la maison de Mme de la Martinière et vint à Granville, en quête d’un hôtel pour y passer la nuit en attendant l’heure de rembarquement. Elle ne tenait pas, disait-elle, au confortable, mais elle désirait être tout près du port, pour éviter une longue course à travers la ville ; c’est ainsi qu’elle fît choix d’une auberge des plus modestes qu’on appelait du nom de son propriétaire, l’hôtel Le Pelletier ; c’était une guinguette, fréquentée par les marins et les ouvriers employés aux travaux du môle neuf ; jamais un voyageur soucieux de ses aises ou seulement de la propreté ne s’était hasardé dans ce taudis ; c’est par là, sans doute, qu’il plut à la marquise : elle croyait s’y trouver plus en sûreté que dans les hôtels en renom de la ville, le Soleil-Levant ou les Trois-Couronnes, où personne, assurément, n’aurait remarqué sa présence.
Elle arrêta donc une chambre chez Le Pelletier, la moins sordide de la masure, donnant sur le quai, au premier étage, et retint aussi pour son domestique un petit cabinet ouvrant sur la cour ; puis elle retourna en hâte chez Mme de la Martinière afin d’y chercher le proscrit. Le 14 août, elle le ramenait à Granville, non sans traverses, émotions et retards. Le prince, déguisé tant bien que mal en valet de chambre, avait pris place sur le siège de la voiture ; Mme de Saint-Fargeau, très émue d’avoir pour laquais cet homme qui, deux semaines auparavant était le successeur des Louvois et des Richelieu, se laissait conduire, angoissée ; à l’entrée de la ville les voyageurs quittèrent la chaise de poste et gagnèrent à pied l’auberge où ils étaient attendus.
Ils auraient pu, semble-t-il, s’embarquer dès le soir même ; mais on raconte qu’au moment de mettre le pied sur le sloop du patron Pannier qui devait les passer à Jersey, Polignac s’aperçut que le bateau, prêt à mettre à la voile, portait une cargaison de moutons : une telle odeur se dégageait de ce chargement bêlant, qu’à la perspective de passer douze heures en mer en cette compagnie nauséabonde, le proscrit recula et refusa d’embarquer. Il fallut rentrer à l’hôtel, en attendant une nouvelle occasion ; la marquise et son serviteur s’y installèrent, sans vergogne ; mais on peut croire que le lieu ne les séduisait guère.
L’hôtelier, très étonné de ces hôtes d’allures insolites, s’imagina d’abord qu’un coup de fortune inexplicable classait son établissement au rang de ceux qu’allait rechercher la clientèle riche : la vogue a de ces mystères ; mais la raison lui revint et bientôt il s’avisa que ses pensionnaires, mal renseignés, avaient fait erreur. Comme ils ne délogeaient pas et semblaient satisfaits, il lui fallut abandonner cette hypothèse. « Qu’est-ce que ces gens-là viennent faire chez moi ? » Tel était le problème dont la fuyante solution l’obsédait.
Sa guinguette avait pour voisin sur le quai Ancres, devenu aujourd’hui la rue du Port, un employé des Ponts et chaussées, nommé Grimbot, dont la maison porte actuellement le n° 24 ; à quelques pas se trouvait la boutique des sœurs Lehodey, mercières ; plus loin, au n° 30, était installé le poste de la garde nationale. Les hommes venaient boire chez Le Pelletier, et aussi Grimbot, qui, le 15 août, s’attablait dans la salle basse avec deux amis, Paul Lançon et Nicolas Turbert, gardien du Port. On causa.
Le Pelletier parla de ses pensionnaires : une grande dame, une marquise, avec son domestique, un homme très bien, de haute mine et d’allure aristocratique. Ceci parut louche à Grimbot, qui, intrigué, se mit en observation. À vrai dire, ce domestique, si distingué, reste oisif ; sa maîtresse se sert elle-même, ne lui donne aucun ordre et lui parle sur un ton de déférence suspecte. Mais ne sont-ce point là les façons du grand monde ? Il faut voir. Le 15 août, Pierre – c’était, on se le rappelle, le nom du mystérieux laquais – Pierre disparaît : il sort au lever du soleil et ne rentre que le soir ; la marquise ne se permet aucune observation ; manifestement elle ménage ses gens. Le lendemain matin, Pierre est aperçu cirant les bottines de sa maîtresse ; pour s’acquitter de cette fonction il a mis des gants ; lorsqu’il les retire, la besogne faite, Grimbot remarque qu’il a les mains blanches et soignées, et des bagues !… Qui est-ce ?
Tout en observant, les buveurs lisent les gazettes : on y parle beaucoup du prince de Polignac et de sa disparition subite ; quelques journaux affirment qu’il cherchera sans doute à passer la frontière. Tout de suite, les soupçons prennent consistance : c’est peut-être lui. Quand Pierre traverse la salle commune ou va bâiller dans l’étroite cour, vingt regards épient ses mouvements ; le pauvre homme se sent mal à l’aise ; sa mine hautaine le trahit ; il joue pitoyablement son rôle ; à chacune de ses gaucheries, Le Pelletier échange avec ses amis un signe d’intelligence. Polignac n’en peut plus douter : on l’épie, et de cette surveillance s’accroît sa maladresse. La marquise de Saint-Fargeau, elle aussi, est dans les transes ; pour mettre fin à cette situation dangereuse, elle fait appel à toute son audace, et d’un ton sec, s’adressant à son domestique :
— Pierre, dit-elle, il fait une chaleur accablante ; servez-moi du champagne ; en même temps vous réclamerez une chandelle à l’hôtelier et vous monterez le tout dans ma chambre.
Et elle passe devant lui, hautaine, assurée du succès de ce coup de théâtre. Pierre s’incline, puis, les bras ballants, s’approche de Le Pelletier pour que celui-ci le tire d’embarras ; mais le gargotier ricane :
— Du champagne ! Nous n’avons jamais eu de cela ici ! Quant aux chandelles, ma provision est épuisée ; à cette heure, il n’y a guère que chez la mère Le Gallais, au pont, à l’autre bout du port, que vous en trouverez.
À ce ton auquel le whist du roi ne l’a pas accoutumé, Pierre se redresse et ne peut réprimer un vif mouvement de contrariété ; mais sentant tous les yeux dardés sur lui, il se ressaisit, se tait, prend son chapeau et sort du cabaret.
L’épicerie de la mère Le Gallais, dont l’unique pièce, encombrée de morues séchées, servait aussi de débit de boissons, était encore ouverte quand le prince s’y présenta. Turbert, Lançon, Le Pelletier, d’autres encore l’avaient suivi. Grimbot, parti en avant, s’y trouvait déjà en sentinelle, et goguenard, écouta le proscrit balbutiant demander une chandelle qui lui fut servie, grasse et suante. Il le vit tirer de sa bourse un louis d’or qu’il tendit à l’épicière ébahie ; la boutique maintenant, était pleine de gens, tous silencieux et attentifs, sentant la crise imminente. Sous le poids de tous ces regards, Polignac se troubla ; il tourna le dos, bouscula les curieux, sortit de la salle, sans attendre la monnaie de sa pièce d’or que la bonne femme commençait d’aligner sur son comptoir… Du coup il était pris.
À peine rentrait-il à l’auberge, que la garde nationale envahit la maison. Grimbot marchait à la tête de la troupe, le sabre nu. Une servante affolée cria dans l’escalier : « Sauvez-vous, monsieur, il veut vous tuer ! » Mme de Saint-Fargeau s’était dressée de son lit, toute tremblante ; quant au prince, subitement très à l’aise et manifestement soulagé, il parut sur le seuil de sa chambre, dédaigneux, un peu pâle, mais souriant. Grimbot le fit conduire à la prison de la rue Saint-Michel, à la porte de laquelle il fît bonne garde jusqu’au départ de son prisonnier qu’on emmena deux jours plus tard, à Avranches, en attendant le transfert à Paris, le procès devant la cour des pairs, et la détention perpétuelle au fort de Ham, détention qui ne se perpétua d’ailleurs que jusqu’à l’amnistie de 1837.
L’hôtel Le Pelletier devint, pour un temps, l’hôtel Polignac ; quant à Grimbot, passé grand homme, il sollicita de Louis-Philippe une récompense qui ne fut jamais accordée ; d’ailleurs les Granvillais ne se montraient pas très fiers de l’exploit de leur compatriote. Grimbot quitta la ville et se fixa à Caen, où l’accueil ne fut pas plus encourageant. Il pérorait dans les cafés, racontant son haut fait, glorieux d’avoir sauvé la patrie. Mais voici qui est surprenant : la légende s’établit qu’il avait reconnu Polignac à la ressemblance de l’effigie du louis d’or jeté par le proscrit sur le comptoir de la mère Le Gallais ! Ceci, c’est le beau, le superfin de l’histoire ; c’est la vieille tradition renaissante de Drouet, le Drouet de Varennes, comparant le profil de Louis XVI à la gravure d’un assignat reçu en payement du relais. Un grand de la terre trahi par l’or qu’il sème pour assurer sa fuite, c’est un effet de théâtre, un de ces revirements naïfs qui s’imposent si puissamment à l’imagination populaire, que même absurdes, comme c’est ici le cas, elle les acceptera toujours avec un crédule enthousiasme, parce qu’elle est plus avide de pittoresque que de vérité.