Ce fut un beau problème et qui passionna longtemps toute l’Europe. Depuis que F. Funck-Brentano l’a résolu en démontrant que le fameux détenu n’était autre qu’un certain Mattioli, agent du duc de Mantoue, presque tous les érudits se sont ralliés à cette opinion.
Mais est-il rien de plus décevant qu’une énigme dont le mot est trouvé ? Un puzzle, quand tous ses fragments sont en place, n’est plus qu’une assez vulgaire image dont personne ne s’amuse : l’intérêt, dans ce genre de casse-tête, n’est pas d’y réussir, mais d’y travailler, et les vrais joueurs retardent autant qu’ils le peuvent l’achèvement qui met fin à leur plaisir. Voilà pourquoi peut-être, au sujet du masque de fer, certains chercheurs refusent de s’avouer convaincus. C’était Mattioli ? – Quel dommage ! – Si on embrouillait le jeu pour recommencer ? Et de temps à autre, on embrouille le jeu et on recommence.
Je pense qu’il est préférable de remarquer tout d’abord que je n’ai pas fait une étude spéciale de la question. Elle est si complexe et si ténébreuse qu’à moins d’y consacrer tout son temps, on ne peut la connaître qu’insuffisamment, et l’on doit s’abstenir d’en disserter à la légère. Mais il n’est point interdit, n’est-ce pas, d’en parler ? Depuis plus de deux siècles, tant de gens s’en mêlent qui ne sont pas du tout renseignés !…
C’est par un article de la Gazette d’Amsterdam qu’en 1695 le public fut pour la première fois informé de l’existence du personnage mystérieux. Cette feuille annonça que M. de Saint-Mars, le nouveau gouverneur de la Bastille, amenait de Provence un prisonnier masqué, gardé à vue pendant la route, « ce qui faisait croire que c’était quelque personne de conséquence, d’autant plus qu’on cachait son nom et que ceux qui l’avaient conduit disaient que c’était un secret pour eux ». Seize ans plus tard, la princesse palatine, se faisant l’écho de ce formidable on-dit, écrivait à l’électrice de Hanovre : « Un homme est resté de longues années à la Bastille et y est mort masqué. Il avait à ses côtés deux mousquetaires pour le tuer s’il ôtait son masque. Il a mangé et dormi masqué… Il a communié masqué ; il était très dévot et lisait continuellement. On n’a jamais pu apprendre qui il était. » Ce qui n’empêche que peu de jours après, la palatine prétendait tout savoir : le prisonnier masqué était « un milord anglais qui avait été mêlé à l’affaire du duc de Berwick contre le roi Guillaume ».
En 1746, les Mémoires secrets pour servir à l’histoire de Perse racontaient, sous des noms de fantaisie, la sombre aventure d’un comte de Vermandois, fils naturel de Louis XIV, condamné à disparaître du monde des vivants pour avoir, dans un mouvement de vivacité, souffleté le grand dauphin ; et, en publiant son Siècle de Louis XIV, Voltaire tira parti de ce roman dont il précisa les circonstances. Il savait – ou était censé savoir – que le prisonnier masqué « était d’une taille au-dessus de l’ordinaire, jeune et de la figure la plus belle et la plus noble » ; que « son masque avait une mentonnière d’acier dont le mécanisme laissait à l’homme la liberté de manger sans se découvrir le visage » ; que ce malheureux montrait « un grand goût pour le linge d’une finesse extraordinaire et pour les dentelles » ; qu’il était « admirablement bien fait, avec la peau un peu brune ; qu’il intéressait par le seul son de sa voix, ne se plaignait jamais de son état et ne laissait point entrevoir ce qu’il pouvait être ». Voltaire ajoutait que M. de Chamillard fut le dernier ministre ayant connaissance de cette étrange énigme. Quand il fut près de la mort, « son gendre, M. de La Feuillade, le conjura à genoux de révéler ce que c’était que cet homme ; mais Chamillard répondit que c’était le secret de l’État. »
De qui provenaient ces renseignements ? Voltaire ne le dit pas. Sauf en ce qui concerne le dernier trait qu’il assurait tenir de La Feuillade lui-même, il n’indique aucune des sources de sa documentation. Mais ces révélations – assez suspectes, il faut le dire – tournèrent toutes les têtes, et c’est de cette page du patriarche de Ferney que date la question du masque de fer.
Quelques années plus tard, on découvrit le manuscrit autographe d’un journal tenu par M. du Junca, lieutenant du roi à la Bastille depuis 1690. Il s’y trouvait deux notes confirmant l’existence du prisonnier masqué : l’une du 18 septembre 1698, relatant l’entrée du personnage à la prison d’État (il faut remarquer que la Gazette d’Amsterdam avait, trois ans auparavant, annoncé le même événement) ; l’autre note, datée du 19 novembre 1703, mentionnant la mort du détenu, enterré le lendemain au cimetière de Saint-Paul sous le nom supposé de « Marchiel ». Et en effet, en se reportant aux registres de l’Église, on y put prendre copie de cet acte, dont le texte établissait que du Junca était à peu près bien renseigné.
Le 19e (novembre), Marchialy, âgé de quarante-cinq ans environ, est décédé dans la paroisse, duquel le corps a été inhumé dans le cimetière de Saint-Paul, sa paroisse, le 20e du présent, en présence de M. Rosage, majeur de la Bastille, et de M. Reylhe, chirurgien majeur de la Bastille, qui ont signé.
Telles sont les données du problème, les pièces du puzzle qui excite depuis deux siècles la virtuosité des chercheurs. Pour rendre la partie plus intéressante, il s’est trouvé des amateurs avides de révélations sensationnelles. On a dit, par exemple, qu’après la mort de Marchialy l’ordre vint de brûler tout ce qui lui avait appartenu, de regratter et reblanchir les murailles de son cachot, et même d’en refaire complètement le carrelage… que des indiscrets s’étant glissés pendant la nuit au cimetière Saint-Paul, ouvrirent la tombe, exhumèrent le cadavre dont la tête était remplacée par une grosse pierre… que tout récemment des fouilles opérées rue Beautreillis, dans les anciens jardins de Saint-Paul transformés en jardins particuliers, mirent à jour un caveau de maçonnerie peu profond et fait pour recevoir un seul corps ; mais ce caveau était vide et semblait n’avoir jamais été utilisé… Un vivant dont on détruit toute trace, un mort qui n’est pas dans son tombeau, ah ! oui, c’est un joli problème !
Jusqu’à la Révolution l’énigme resta entière, nul n’ayant le moyen de la résoudre : mais dès que la Bastille eut livré ses secrets, à mesure que les archives de l’ancien régime devenaient accessibles aux chercheurs, une nuée d’érudits s’abattit sur ces vieux papiers dans l’espoir de découvrir le pot-aux-roses. Leur zèle fut si agissant, leur réussite si complète que nous disposons aujourd’hui d’une quinzaine d’hommes au masque de fer, dont plusieurs sont très présentables. Même l’un de ces audacieux enquêteurs a établi, documents à l’appui, que l’homme au masque de fer était une femme, et M. Loquin nous a prouvé en deux volumes de chacun six cents pages que ce malheureux captif n’était autre que Molière.
Au cours de ces investigations l’histoire s’agrémentait de détails révoltants : c’est ainsi que le simple masque du début se transforma en une sorte de casque tout en fer, rivé sur la tête de l’éternel détenu ; on s’inquiéta même de savoir comment, dans ces conditions, il parvenait à se raser ; les gens qui savent tout décidèrent « qu’il arrachait le poil à l’aide de petites pinces d’acier très luisantes et très polies » ; le gouverneur de la Bastille avait conservé, disait-on, ces pinces comme un précieux souvenir de son célèbre pensionnaire. Enfin, en 1855, on découvrit, à Langres, dans un tas de vieilles ferrailles, le masque lui-même effrayant assemblage de verrous, de ressorts et de cadenas ; une inscription latine attestait l’authenticité de cet attirail qui doit, sans nul doute, figurer en place d’honneur chez quelque collectionneur d’instruments de torture.
On en était là, et c’est Mattioli, l’agent du duc de Mantoue, qui semblait clore la liste et réunir tous les suffrages, quand M. Maurice Duvivier produisit le fruit de ses recherches personnelles. À vrai dire, le Masque de Fer auquel aboutit M. Duvivier, n’est pas tout à fait un inconnu. Jules Lair, dans sa biographie du surintendant Fouquet, l’avait rencontré déjà, il y a quelque cinquante ans. Mais de ce personnage – un certain Eustache Dauger – on n’avait que le nom. Quel était-il ? De quel crime était-il coupable, ou quel terrible secret possédait-il pour être si cruellement traité ?
Pourquoi l’a-t-on caché à tous les yeux, enfoui à jamais ?
Pourquoi cet infortuné est-il devenu l’innommable sphinx retranché du nombre des vivants ?
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Celui que l’on désigne sous le pseudonyme d’Eustache Dauger était un cadet de la noble famille de Cavoye. Peu fortuné, sous-lieutenant aux gardes, Eustache, âgé de vingt et un ans en 1658, avait, en compagnie d’extravagants débauchés, pris part à une orgie sacrilège dont le scandale épouvanta. On racontait que, le vendredi saint de cette année-là, ces fous, n’ayant pu se procurer un plat de viande, avaient, par bravade de mécréants, tué un homme et mangé sa cuisse à défaut de jambon. Sans doute exagérait-on ; mais il fut prouvé qu’ils avaient baptisé un cochon avant de le rôtir et de s’en régaler ; ensuite ils célébrèrent une messe noire, évoquèrent le diable, et terminèrent ce sabbat par toutes sortes de profanations criminelles.
La plupart des participants à cette petite fête furent punis du bannissement. Eustache échappa au châtiment, sa mère, fort bien en cours, ayant imploré sa grâce. Mais la réputation du jeune officier restait entachée d’une note fâcheuse ; il n’en poursuivit pas moins sa vie de fredaines, et à quelques années de là, étant ivre probablement, il tua d’un coup d’épée un page de quatorze ans, sous la porte du château de Saint-Germain. De ce coup, il dut quitter l’armée ; sa mère mourut subitement quelques jours plus tard, – « et l’on n’ose se demander s’il y eut quelque lien entre ces deux événements…». Si Eustache avait escompté l’héritage, il fut déçu : la défunte avantageait ses autres enfants et, « pour causes et considérations à elle connues », ne léguait à ce fils inquiétant qu’une rente de 1000 livres. Pour un gentilhomme habitué au luxe, c’était la misère. Eustache sombra dans la pire bohème : très intimement lié avec sa cousine, la marquise de Brinvilliers, fort savante, comme nul ne l’ignore, en toxicologie, il apprit d’elle assez de chimie pour s’établir « chirurgien », sous son nom patronymique de Dauger. Il se fait une spécialité des poisons et des sortilèges, se charge de procurer aux amateurs des philtres diaboliques et des « messes de Satan ». En 1668, la police est sur les traces de ces fanatiques du sacrilège ; quelques comparses sont arrêtés. Eustache prend peur et passe en Angleterre ; mais, bientôt rassuré, il rentre en France, est arrêté à Dunkerque dans les derniers jours de juillet 1669, amené à Paris le 24 août, et en décembre, conduit à la forteresse de Pignerol, sur la frontière de Savoie, il est placé dans un cachot où le jour ne pénètre que par une étroite meurtrière. Il venait d’atteindre sa trente-deuxième année.
On n’a rien à dire de lui ; il est patient, bourrelé de remords et de contrition, « résigné à la volonté de Dieu et du roi ». C’est un prisonnier « comme les autres ». Car Pignerol en contient plusieurs, et des plus notables, au nombre desquels compte Mattioli, l’agent du duc de Mantoue ; Lauzun, le futur mari de la Grande Mademoiselle ; et surtout l’ex-surintendant Fouquet, reclus là depuis quatre ans, au secret le plus rigoureux. Mais, en dépit de la haine que lui porte Colbert, Fouquet a encore des amis et des partisans ; au bout de douze ans, ils obtiennent que le surintendant soit libéré du secret ; Eustache est attaché à son service. Deux ans plus tard, Mme Fouquet fut autorisée à partager la captivité de son mari ; elle s’installa donc à Pignerol avec ses deux enfants : c’était un acheminement vers la libération définitive. Cette perspective effrayait-elle « quelqu’un de puissant » ? Les deux ministres Colbert et Louvois, irréductibles rivaux, jugèrent-ils que la lointaine geôle offrait un champ clos propice à un conflit décisif dont la grâce ou la vie du surintendant serait l’enjeu ? Qui songea, dans cette circonstance, à faire appel aux talents toxicologiques d’Eustache de Cavoye ?
Ce sont là les points que M. Maurice Duvivier, sans parvenir d’ailleurs à une conclusion irréfutable, s’est appliqué plus particulièrement à élucider. Fouquet mourut donc subitement, et, de ce jour, Eustache, selon la version de M. Duvivier, devait disparaître. Le gouverneur de Pignerol, Saint-Mars, détenteur du redoutable secret, était lui-même condamné à ne plus quitter l’empoisonneur. Il l’emmena au fort d’Exiles, puis aux îles Sainte-Marguerite, dont il reçut le commandement. L’ordre de Louvois, puis de Barbezieux, son successeur, était que personne ne pût voir son prisonnier ; il le traînait donc sur les routes « dans une boîte » où l’infortuné faillit étouffer. Et quand, par suprême faveur, Saint-Mars obtint, en 1698, le gouvernement de la Bastille, il lui fallut amener Eustache à Paris. Comme pour un si long voyage on ne pouvait songer à le renfermer dans sa boîte, on lui couvrit la figure d’un masque d’étoffe, hérité, dit-on, de Mattioli, qui serait mort à Sainte-Marguerite en 1694.
On se permettra pourtant une question : pourquoi l’ordre cent fois répété des ministres est-il d’agir en sorte que personne n’aperçoive, fût-ce un instant, les traits du captif ? Était-il donc si connu ? Mais non : Eustache de Cavoye, d’une famille originaire de la Picardie, n’avait jamais mis le pied en Provence, et on ne s’explique pas la nécessité de cette précaution si instamment recommandée. En outre, ne peut-on observer que le meilleur de l’intérêt suscité par l’énigmatique détenu consiste en son masque, – qu’il ne porta, du reste, que durant cinq ans, puisqu’il mourut à la Bastille en 1703, après trente-quatre année de captivité. Or, le masque comme l’anonymat n’étaient-ils pas de tradition pour les prisonniers d’État d’un certain rang ? Voltaire ne pouvait ignorer que le cas de son homme au masque n’était pas « sans exemple ». Dans l’ouvrage consacré au château de Vincennes par le colonel de Fossa, à qui revient l’honneur d’être le sauveur de cette merveille archéologique, on constate, en 1719, la présence au donjon de « quatre mystérieux prisonniers masqués dont les noms ne seront pas inscrits ».
Quatre prisonniers masqués, dont on ne sait rien !
Du travail en perspective pour les déchiffreurs d’énigmes.