Talleyrandana

Lorsqu’en 1787 l’assemblée des notables fut convoquée, le parti de la cour cherchait à s’assurer le concours et l’appui de l’abbé de Périgord, – le futur prince de Talleyrand, – qui, par sa naissance, semblait devoir se ranger parmi les défenseurs de la couronne. À l’une des premières réunions, le comte d’Artois s’étant approché de l’abbé, lui demanda des conseils.

— Il faudrait sacrifier deux têtes, répondit l’abbé, deux, pas plus… Plus tard, il en faudra bien davantage.

— Et lesquelles ?

— La tête du duc d’Orléans et celle de Mirabeau.

— Je pense comme vous ; mais jamais mon frère n’y consentira.

— En êtes-vous sûr, monseigneur ?

— Trop sûr.

— En ce cas, conclut Talleyrand, je passe de l’autre côté.

De telles prévisions, d’un diagnostic si pessimiste, les bonnes gens haussaient les épaules : « M. de Périgord a fait un mot… » et on se racontait la chose en souriant. Mais cinq ans plus tard, personne ne riait plus ; le mot, bien souvent répété, était promu à la dignité de prédiction : « M. de Périgord avait tout prévu !… »

En France, à Paris surtout, une phrase spirituelle, prononcée au bon moment, et habilement colportée, peut assurer la gloire d’un homme, et quelquefois – ça s’est vu – changer le sort du pays. Or, l’abbé de Talleyrand-Périgord, bien avant qu’il fût évêque d’Autun, était réputé pour son esprit d’à-propos et ses reparties audacieuses ; à l’une d’elles, il avait dû le commencement de sa fortune. C’était dans les derniers mois du règne de Louis XV ; un jour, à la toilette de Mme Du Barry, chacun des assistants racontait ses prouesses galantes. L’abbé de Périgord n’avait pas vingt ans ; mais il aurait pu présenter une liste comparable à celle de don Juan ; pourtant, il se taisait et se bornait, aux vantardises des parleurs, de sourire malicieusement. Mme Du Barry lui demanda à quoi il songeait.

— Hélas ! madame, répondit le petit abbé, je faisais une réflexion bien triste.

— Et laquelle ?

— Ah ! madame, Paris est une ville dans laquelle il est bien plus aisé d’avoir des femmes que des abbayes.

Le mot, rapporté à Louis XV, lui plut singulièrement et Sa Majesté estima que ce n’était pas trop de deux abbayes pour en récompenser l’auteur.

On citerait à l’infini les mots de M. de Talleyrand. Feuilleter un recueil de ces réparties plus fulgurantes, perfides, impertinentes ou cyniques l’une que l’autre, c’est allumer devant soi un feu d’artifice.

Une femme, qui avait les yeux louches, demandait à Talleyrand comment allaient les affaires.

— Comme vous voyez, madame, répondit le prince.

Celle-là, du moins, ne l’avait pas provoqué ; une autre, qui s’y risqua, ne s’en tira pas à sa gloire. C’était à l’époque de l’assassinat de Fualdès, dont les péripéties, ainsi que chacun sait, se déroulèrent à Rodez, dans une maison de débauche, tenue par une femme nommée Bancal. Mme de L…, croyant mortifier le prince de Talleyrand par une audacieuse allusion à son infirmité, – il était pied-bot, – lui dit en entrant dans son salon :

— Mon Dieu ! croiriez-vous bien qu’on vient d’écrire sur votre porte : Maison Bancal !

— Que voulez-vous, madame ! riposta Talleyrand, le monde est si méchant !… On vous aura vue entrer !

Il est assez remarquable que Talleyrand attribuait à ses études théologiques cette sagacité instinctive, cette mesure et cette promptitude d’expression qui constituaient une de ses forces : l’esprit, disait-il, sert à tout et ne suffit à rien. En avoir à ce point-là, pourtant, quand on est un homme en place, par conséquent honni, décrié, vilipendé, c’est être en quelque sorte invulnérable, et Talleyrand, armé de ses bons mots, fait un peu l’effet de ces héros d’épopée qui grâce à un talisman traversent les batailles, sous des rafales de mitraille, sans recevoir une éraflure. Il eut des duels de mots, et l’adversaire en sortait rarement indemne. Dans un de ces duels, Chateaubriand, malgré tout son génie, fut grièvement atteint.

Talleyrand tira le premier ; un jour que M. de Fontanes lui parlait des Martyrs, dont l’édition venait de paraître, et des héros du livre, Eudore et Cymodocée, dévorés par les bêtes…

— Comme l’ouvrage, fit M. de Talleyrand.

Chateaubriand riposta par ce trait fameux, sous forme de portrait du personnage : « Comme il a reçu beaucoup de mépris, il s’en est imprégné, et il l’a placé dans les deux coins pendants de sa bouche. »

L’autre, bien des années plus tard, prit sa revanche : on lui apprenait que l’auteur du Génie du christianisme devenait un peu dur d’oreille. « Bah ! dit-il, il se croit sourd depuis qu’il n’entend plus parler de sa gloire. »

Bon nombre de ces anecdotes sont des chapitres d’histoire, car la flegmatique raillerie de Talleyrand s’attaquait même à Napoléon ; il y eut, entre eux, des heurts terribles. « Tenez, monsieur, disait un jour l’empereur, en termes trop énergiques pour être exactement rapportés, tenez, vous n’êtes que de la… crotte dans un bas de soie ! » Talleyrand ne broncha point ; mais se penchant vers la personne qui se trouvait près de lui : « Quel malheur, fit-il à mi-voix, qu’un homme si grand soit si mal élevé ! »

L’empereur, qui ne se gênait pas avec son entourage, et qui devinait les ambitions du prince, l’apostropha certain soir avec colère :

— Vous pensez que si je venais à disparaître, vous seriez chef d’un conseil de régence… Mais rappelez-vous bien ceci : si je tombais, vous seriez mort avant moi.

— Sire, répliqua Talleyrand d’un ton de parfaite courtisanerie, je n’avais pas besoin de cet avertissement pour adresser au ciel des vœux bien ardents pour la conservation des jours de Votre Majesté.

Mais dans l’intimité de son salon, il était moins réservé, et de là partirent certains mots plus désastreux pour l’Empire qu’une bataille perdue.

— Moi, disait-il, qui eus toute ma vie une grande prédilection pour les formes rondes, l’empereur finira par m’en dégoûter.

— Et pourquoi donc, monseigneur ?

— À cause des boulets de canon.

Des mépris souverains du maître, il devait se venger plus perfidement que par des traits d’esprit ; car ce qui décida, en 1814, la marche des armées ennemies sur Paris, fut un petit billet qu’adressait Talleyrand à leurs chefs et qu’ils reçurent près de Troyes.

« Vous tâtonnez comme des enfants, quand vous devriez marcher sur des échasses. Vous pouvez tout ce que vous voulez. Veuillez tout ce que vous pouvez. Vous connaissez ce signe : ayez confiance en celui qui vous le remettra. »

Mme de Boigne assure que peu après l’entrée des alliés dans Paris, M. de Nesselrode lui montra l’original de cette lettre…

Et voilà tout de même un mot qui ne fait pas rire, et que pour la gloire de l’homme d’esprit auquel il est attribué, on aimerait à savoir apocryphe.