Sur la place du Palais-de-Justice, à Paris, un jour de printemps de 1801, les badauds s’attroupaient autour du petit échafaud. On appelait ainsi, non point l’instrument des supplices si fort en vogue durant la Terreur, mais l’escabeau qu’on dressait pour servir à l’exposition des malfaiteurs. L’« exposition » était en effet, à cette époque, un complément de peine en même temps qu’une sage précaution. Avant qu’un voleur fût expédié au bagne, on l’exhibait durant quelques heures, sur la place publique, afin que chacun pût, à loisir, se fixer ses traits dans la mémoire et le reconnaître en cas d’évasion. La chose était si fréquente, qu’elle ne causait pas grand émoi. Assis sur un tabouret, liés à un poteau, les condamnés, d’ordinaire, supportaient, sans trop de confusion, la flétrissure du carcan ; il n’était point rare qu’ils répondissent par des grimaces ou par des plaisanteries cyniques aux apostrophes ironiques des passants.
Ce jour-là étaient assis sur le tabouret d’infamie un homme et une femme. L’homme était un beau garçon d’une trentaine d’années, à l’air martial, au visage distingué ; un tic nerveux, par moments, tordait sa lèvre inférieure. L’écriteau cloué au-dessus de sa tête indiquait qu’il s’appelait Pierre Goignard, né à Langeais, et que le tribunal criminel l’avait condamné à quatorze ans de travaux forcés pour vol et pour escroquerie. La femme était sa complice ; elle se nommait Lise Lordat, et le verdict lui infligeait vingt années de fers. Après les quatre heures réglementaires de carcan, les deux coupables furent descendus de l’échafaud ; on envoya la fille à la prison de Saint-Lazare, et Goignard fut conduit à Bicêtre pour attendre le départ de la chaîne. Un mois plus tard, rivé à vingt compagnons, le lourd anneau de fer au cou sous la bâtonnade des gardes-chiourmes, il partait pour Toulon, où il devait subir sa peine.
Pierre Goignard, fils d’un vigneron, avait été placé, alors qu’il avait quinze ans, en apprentissage chez un chapelier. En 1792, il s’enrôla parmi les volontaires, et, comme il était bel homme, on l’immatricula dans les grenadiers de la Convention. Ce corps d’élite n’était pas composé que de purs patriotes. Coignard y fit de mauvaises connaissances, prit vite le goût de l’oisiveté et du plaisir. Sa maigre paie ne satisfaisant pas ses ambitions, il avait demandé au vol des ressources supplémentaires, et c’est ainsi que, de méfaits en délits, de rapines en escroqueries, il était tombé au banc du tribunal criminel, et, de là, aux galères.
À Toulon, il connut l’obsédante horreur de l’accouplement, par une chaîne de trois pieds de long, avec un compagnon dont il fallait, jour et nuit, subir la promiscuité, – ce compagnon se nommait Darius, – l’entassement dans l’entrepont infect, le bonnet rouge des condamnés à temps, le labeur forcé de l’aube à la nuit, sans repos ni trêve ; jamais de dimanches ; l’éternel pain noir et l’invariable soupe aux fèves, le cachot pour un geste, les coups de bâton pour un mot… Au bout de quatre ans, Pierre Coignard en avait assez ; il fit ses adieux à Darius, brisa sa chaîne et s’échappa, risquant, s’il était repris, le bonnet vert des forçats à perpétuité et peut-être la guillotine. Il parvint à gagner la campagne, entendit les trois coups de canon qui, – c’était l’usage, – signalaient l’évasion d’un forçat, se terra pendant plusieurs jours, réussit à se procurer une perruque et un costume de paysan, traversa toute la Provence, atteignit les Pyrénées et passa en Espagne. Il était sauf.
Mais il fallait vivre. Il s’engagea dans les guérillas levées à cette époque par le général Mina pour s’opposer aux incursions des troupes françaises de Moncey et de Duhesmes qui menaçaient la Catalogne, se conduisit bien, combattit bravement, fut promu capitaine, puis commandant. Il avait pris le nom de Pontis et se faisait passer pour un royaliste français, compromis dans quelque complot et échappé aux prisons de Bonaparte. En 1810, il était commandant d’une guérilla et chevalier des ordres d’Alcantara et de Saint-Wladimir. Il est permis de supposer que, lorsqu’il accrochait sur sa poitrine ces signes de l’honneur, l’ancien forçat devait rire dans sa barbe et juger qu’il était bien facile à un homme avisé de mystifier ses contemporains.
L’ex-Coignard, devenu l’hidalgo Pontis, avait fait, à Barcelone, la connaissance d’une fille Rosa Marcen, laquelle était restée, durant plusieurs années, au service d’un vieil émigré français, le comte de Sainte-Hélène, mort récemment. Elle se trouvait sans ressources et n’avait, pour tous biens, que quelques bijoux et un cachet marqué aux armes de son défunt maître. Goignard recueillit la pauvre servante, et, de ce jour-là, en vue d’incarnations futures, il s’habitua, prudemment d’abord, à compléter son nom de Pontis par celui plus sonore de Sainte-Hélène. Le commandant Pontis de Sainte-Hélène, cela fleurait la vieille France, et cette appellation assurait à l’ancien grenadier de la Convention un bel avenir auprès des Bourbons d’Espagne, quand, par malheur pour lui, la fortune lui fut infidèle.
La Péninsule était tout entière envahie par les armées de Napoléon. Fait prisonnier au cours d’un combat, Coignard fut amené au camp français. Il risquait, soit d’être reconduit au bagne s’il dévoilait son véritable état civil, soit d’être fusillé comme émigré ayant porté les armes contre la France, s’il s’obstinait dans sa personnalité d’emprunt. Tout autre ne serait pas sorti sans malencontre de ce mauvais pas. Mais notre personnage avait de l’aplomb, du savoir-faire ; il possédait, en outre, cette sorte de séduction audacieuse, plus utile, en certains cas, qu’une bonne conscience ; il se tira donc de l’aventure à son grand avantage. Conduit devant le maréchal Soult, il plut à ce guerrier fameux qui se piquait de s’y connaître en homme, et il passa dans l’armée française avec son grade de commandant. Il fut affecté au 100e régiment de ligne. À cette époque, où la loterie de la guerre abondait en gros lots fantastiques, l’ex-compagnon de chaîne du forçat Darius n’avait plus qu’à se laisser vivre pour arriver un jour à être maréchal de France, prince de l’Empire, ou même, comme certains camarades, roi de quelque province médiatisée.
Mais il est écrit que d’autres destinées l’attendaient. Vinrent les mauvais jours, l’étoile de Napoléon pâlissait, l’armée française dut évacuer l’Espagne, et on apprit bientôt que, l’empereur ayant abdiqué, le trône de France était rendu aux Bourbons. Louis XVIII était roi ; les guerres se trouvaient terminées, et tout rentrait dans l’ordre. Ceci ne plaisait pas à Coignard. Allait-il donc se contenter d’une modeste pension de commandant en retraite ? Devrait-il se résoudre désormais à vivre dans la quiétude, à cultiver son jardinet et à se remémorer ses exploits ? La prudence le lui conseillait ; car, chercher à se créer une situation en vue, alors que, de tous côtés, la noblesse susceptible et perspicace réclamait avec âpreté ses anciens droits, c’était risquer beaucoup. Coignard tint conseil avec Rosa Marcen, qui ne l’avait pas quitté, et, après quelques hésitations, il prit le parti téméraire de venir à Paris, où il s’installa sous le nom de comte de Sainte-Hélène.
D’abord, dans le grand désarroi de la Restauration commençante, tout alla bien. Tant de fantômes sortaient alors de tant de tombes oubliées qu’un de plus n’étonnait guère. De tous les points de la France surgissaient des représentants de grandes familles ruinées ou réputées éteintes, revendiquant, qui leur fortune confisquée, qui leur emploi à la cour, qui encore un grade dans l’armée, et n’ayant d’autres titres à ces restitutions que d’avoir perdu tous leurs parents sur l’échafaud, ou d’avoir crié Vive le Roi « tout bas » pendant le règne de l’Usurpateur.
Le comte de Sainte-Hélène ne demandait rien, rien qu’à témoigner à Sa Majesté le désir qu’il avait de mourir pour la cause royale. Il obtint une audience du roi, qui reçut avec bonté ce descendant des anciens preux, et Goignard dut éprouver une singulière impression à parcourir, chamarré d’ordres et coudoyant les plus illustres seigneurs, ce château des Tuileries où, jadis, simple grenadier, il avait monté la garde, à la porte du Comité de Salut public.
Mais, quelque grande que fût son audace, il comprenait bien qu’une heure viendrait où il lui faudrait justifier ses prétentions, et il s’ingénia à se procurer des pièces d’identité. Rosa Marcen croyait se rappeler que le véritable comte de Sainte-Hélène était originaire de Saint-Pierre-du-Chemin, village de Vendée, dont les archives, certainement, avaient dû être détruites au cours de la Révolution. Coignard s’adressa donc au maire de l’endroit, lequel répondit que ses archives étaient intactes et que jamais le nom de Sainte-Hélène n’y avait figuré. L’ancien forçat restait ainsi sans état civil présentable, quand, par hasard, il apprit que, en 1814, les Prussiens avaient brûlé l’hôtel de ville de Soissons, et qu’il ne restait rien des papiers de la mairie.
Vite, le faux comte de Sainte-Hélène part pour Soissons ; il descend à l’auberge de la Grosse-tête, commande un repas plantureux, fait comparaître l’hôtelière, tout interdite en présence de ce grand seigneur fastueux, qui, sur son uniforme, porte, à côté de la croix de Saint-Louis, celle de la Légion d’honneur et d’autres décorations encore. Un valet de pied se tient respectueusement derrière sa chaise ; car, disons-le, Coignard avait engagé, pour ce rôle intime, son frère Alexandre, un mauvais sujet qui avait essayé, sans y réussir, de tous les métiers, mais qui possédait une superbe prestance.
D’un ton familier, le noble voyageur demande donc à l’hôtelière si elle n’a pas entendu parler d’un fait qui s’est passé, il y a quelque quarante-cinq ans, dans son auberge : une très grande dame, voyageant avec son mari et sa suite, s’était arrêtée à la Grosse-tête et y avait donné le jour à un fils.
« Cette dame était ma mère, bonne femme, ajouta d’un ton débonnaire le comte de Sainte-Hélène, et l’enfant, c’était moi. »
L’aubergiste se confond en compliments sur l’honneur qu’avait fait à sa maison un si grand seigneur en acceptant d’y pousser son premier cri ; mais elle avoue qu’elle n’a pas entendu parler de cette aventure de voyage. Sainte-Hélène, poursuivant son récit, expose qu’il a été baptisé à la cathédrale et que, s’il s’arrête aujourd’hui à Soissons, c’est en matière de pèlerinage au lieu de sa naissance, et pour y relever, sur les registres déposés à la mairie, l’acte de son baptême ; il veut connaître quels furent les témoins de rencontre qui le présentèrent à l’église et, s’ils existent encore, les récompenser richement. À quoi l’hôtelière réplique que la chose sera difficile, et c’est bien regrettable ; mais tous les registres des anciennes paroisses, ainsi que ceux de l’état civil, ont disparu dans l’incendie de l’hôtel de ville ; même que ces papiers font grande faute aux gens du pays et que leur perte cause de l’embarras à bien des familles.
Sainte-Hélène s’attendait à la réponse ; néanmoins il montre un vif dépit, se rend à la mairie, suivi de son valet de pied, interroge les employés, s’assure que rien n’a été sauvé, exige des preuves, tempête, s’informe et ne consent à se calmer qu’après avoir reçu l’assurance qu’il est possible de suppléer à l’absence d’un acte de baptême par un acte de notoriété. M. le comte n’a qu’à s’adresser à son notaire et, sur la signature de six témoins honorables, il obtiendra sans difficulté la pièce en question. Sainte-Hélène reprend aussitôt la route de Paris, et, chez le notaire Morand, l’acte de notoriété est, quelques jours plus tard, respectueusement dressé en présence des témoins requis, lesquels portent les plus beaux noms. On n’a point dit quels étaient ces noms, mais il paraît probable qu’ils déguisaient d’anciens camarades de bagne : le Gros, la Rouscaille, le Fils du meunier, et autres grinches que le pseudo-comte avait retrouvés battant le pavé de Paris, et qu’il avait engagés à son service.
Il était donc, désormais, en possession d’un état civil inattaquable, quand Napoléon s’échappa de l’île d’Elbe et reconquit, en vingt jours, son empire. Cette escapade du grand homme dérangea bien des gens ; mais nul n’en fut plus tracassé que le comte de Sainte-Hélène.
Le sort lui serait donc toujours contraire. Comment ! il avait tout combiné pour s’assurer une situation brillante ; il avait usurpé un vieux nom, flatté Louis XVIII, hautement proclamé ses sentiments royalistes ; par un miracle d’adresse, il s’était insinué dans la vieille société, il avait rompu avec le passé, fait peau absolument neuve ; et voilà que, pour un caprice, Napoléon compromettait un si beau résultat. Sans compter que cet homme néfaste allait sans doute rétablir sa police si clairvoyante et si avisée, avec laquelle l’ex-Goignard préférait ne pas entrer en lutte… Il fallait disparaître. Mais comment ?
C’est ici que l’ancien forçat fit preuve de génie. Le soir où Louis XVIII quitta les Tuileries, fuyant l’usurpateur encore une fois triomphant, le vieux roi prit en toute hâte la route de Lille, escorté de quelques gardes du corps et suivi d’un petit nombre de fidèles, qui tous appartenaient aux premières familles du royaume. Le comte de Sainte-Hélène était du nombre.
Il accompagna la monarchie fugitive jusqu’à Gand, où Louis XVIII, confiant en l’avenir, avait résolu d’attendre la fin de l’interrègne ; et tant que durèrent les Cent jours, on vit, entourant d’hommages attendris le roi exilé, quelques serviteurs de la bonne cause, dont l’abnégation et le dévouement faisaient l’admiration du monde, et qui n’étaient autres que MM. les ducs de Duras et de Lévis, M. de Vaublanc, M. de Lally-Tollendal, M. de Sèze, M. de Chateaubriand… et Pierre Coignard, forçat évadé, déguisé en comte de Sainte-Hélène, ne manquant pas un « lever » du roi, disant un mot sur la situation européenne, offrant ses services en traitant de haut les puissances alliées qui montraient peu d’empressement à envahir la France et à restaurer l’auguste famille des Bourbons.
Certes les princes proscrits avaient été les jouets de si grandioses événements, qu’ils devaient être un peu blasés sur les catastrophes et ne plus rien estimer d’invraisemblable. On peut gager pourtant qu’ils eussent été bien surpris, si quelqu’un leur eût dit que, dans leur noble entourage, vivait un ancien grenadier de la Convention, jadis exposé, pour vol, au carcan et condamné à quatorze ans de galères. Mais personne ne les en pouvait instruire, la petite cour de Gand était l’endroit du monde où Pierre Coignard se trouvait le plus assuré de ne point rencontrer un ancien compagnon de chaîne. Aussi dut-il éprouver quelque regret lorsque, après Waterloo, il fallut rentrer à Paris. Louis XVIII avait définitivement reconquis sa couronne ; il connaissait maintenant ses vrais fidèles. Le comte de Sainte-Hélène, qui comptait parmi les plus sûrs, reçut, en récompense, un poste de confiance : il fut nommé lieutenant-colonel de la Garde nationale parisienne.
Il fait merveille à la tête de sa légion, défilant, à cheval, dans la cour des Tuileries, et saluant, d’un geste noble, l’épée basse, le roi podagre assis au balcon du château. Sainte-Hélène est de toutes les fêtes : il a partagé l’exil de Gand ; il est bien en cour ; il est aimé du monarque et des princes ; Mme la duchesse d’Angoulême lui adresse les plus gracieux de ses rares sourires. L’ancienne servante de Barcelone, Rosa Marcen, est également montée en grade : elle est la comtesse de Sainte-Hélène. Son mari laisse entendre qu’elle se rattache à la famille des La Feuillade, vieux nom, bonne race, fiers ancêtres. À ceux qui s’étonnent de l’accent exotique et des allures un peu étranges de la dame, il insinue qu’elle est la fille du vice-roi de Malaga. Et les portes les plus fermées s’ouvrent devant ces descendants de grandes races qui ont tant souffert pour la cause des Bourbons.
Car, il n’en fait pas mystère, il a perdu presque tous ses biens ; son pauvre père, sa mère bien-aimée… disparus dans la tourmente ; ses deux sœurs sont religieuses en Amérique. Existe-t-il d’autres Sainte-Hélène que lui ? Il n’en sait rien ; mais il croit bien être le seul à porter le poids de ce grand nom. Il le porte sans faste exagéré, mais dignement. Le couple s’est logé, près du boulevard, dans la rue Basse-Porte-Saint-Denis ; l’intérieur est un peu bizarre, mais convenable ; on y peut recevoir sans déchoir. Le comte est d’une tenue impeccable, un vrai soldat ; la comtesse porte les cachemires à la mode, et ses bijoux sont enviables ; quant à la livrée, elle est imposante. Le grand valet de pied qui accompagne madame dans ses visites produit surtout très bonne impression.
Un succès trop facile nuit, souvent, plus que vingt échecs ; il est bon de ne point s’endormir dans la confiance. Cette dangereuse somnolence devait perdre Coignard, parvenu à l’apogée de sa périlleuse carrière. Car, sûr maintenant d’être à l’abri du soupçon, il revient à son premier état et dévalise les maisons où il est reçu. Non pas qu’il mette lui-même la main à l’ouvrage ; non, il se contente de servir d’indicateur à la bande qu’il dirige et prépare les bons coups que ses acolytes exécuteront.
Dans les soirées mondaines, tout en racontant ses campagnes ou en faisant la cour aux dames, debout devant quelque meuble, les mains derrière le dos, il prend l’empreinte des serrures au moyen d’une boule de cire qu’il fourre ensuite adroitement dans sa poche. Peu de jours plus tard, ses complices, munis de fausses clefs, se glisseront dans l’appartement et y opéreront une rafle fructueuse. Les relations du comte de Sainte-Hélène lui permettent de savoir à quel moment précis les maîtres d’une maison sont absents ; au besoin, il les invite à dîner, pour laisser à la Rouscaille ou au Fils du Meunier le loisir de dévaliser, en toute sécurité, la maison de ses convives.
Un exemple fera mieux connaître sa façon de procéder. Un jour de novembre 1816, le comte de Sainte-Hélène se présentait chez M. Sergent de Sampigny, chef de division au ministère de la Guerre, avec lequel il était en rapports d’étroite amitié ; il amenait avec lui un ami, pour lequel il sollicitait des recommandations auprès de la commission russe établie à Maubeuge. Tandis que M. de Sampigny, sans défiance, rédige la lettre, Sainte-Hélène, en familier de la maison, va et vient dans le cabinet et dans le salon voisin, ouvre sans façon les tiroirs et, y apercevant des pièces d’argenterie et des écrins, il les fait admirer à son compagnon :
« Mais voyez donc tout cela ; il est logé et meublé comme un ministre. »
Puis il demande l’autorisation de montrer à son ami les autres pièces de l’appartement, à quoi Sampigny, qui, sans doute, est célibataire, consent bien volontiers ; il les laisse aller et continue à écrire.
Deux semaines plus tard, le 11 décembre, Sainte-Hélène arrive au ministère et pénètre dans le bureau du chef de division. C’est le jour où celui-ci donne audience ; il faut l’immobiliser durant tout l’après-midi. À cet effet, Sainte-Hélène s’installe, assiste au défilé des nombreux visiteurs. Sampigny, de temps à autre, s’informe aimablement du motif qui retient là le lieutenant-colonel de la garde nationale ; mais Sainte-Hélène ne veut pas être importun :
« Ne vous occupez pas de moi, cher ami ; je passerai après les autres. »
Il garde ainsi sa victime à vue jusqu’à l’heure du souper, et quand Sampigny, enfin délivré, parvient à regagner son domicile, il trouve son appartement dévasté et constate que des malfaiteurs ont profité de son absence pour s’emparer de tous les objets précieux que contenaient ses armoires et ses meubles. D’ailleurs aucun indice, nul soupçon ; dans quel esprit aurait pu germer la pensée que le coupable était le lieutenant-colonel des gardes nationales parisiennes, lequel, justement ce jour-là, avait passé son après-midi entier dans les antichambres du ministère de la Guerre ?
De son côté, Mme la comtesse de Sainte-Hélène ne restait pas inactive, et voici l’un de ses exploits. Le 31 décembre de cette même année 1816, son carrosse s’arrête à la porte du général espagnol Marti, qui demeure rue Basse-du-Rempart. L’impeccable valet de pied saute à bas du siège, demande si le général est chez lui et s’il consent à recevoir madame la comtesse. Sur la réponse affirmative, Rosa Marcen, très élégamment vêtue, descend de voiture, pénètre dans la maison, est introduite dans le salon, tandis que son valet, qui l’a suivie, reste planté dans l’antichambre. Le général se confond en politesses. À quel heureux hasard doit-il la bonne fortune d’une si aimable visite ? Presque rien ; la comtesse vient seulement s’informer de l’adresse du général Mina, qu’elle sait être de passage à Paris, et auquel elle a une petite requête à présenter. Mais cette adresse, Marti ne la connaît pas. Il sonne son valet de chambre, lui ordonne de courir à l’ambassade d’Espagne, de se procurer l’adresse en question et de ne pas rentrer qu’il ne la rapporte.
Le domestique sort aussitôt pour se mettre en quête, et, pendant que la comtesse et le général bavardent dans le salon, au coin du feu, échangeant de vieux souvenirs du temps des guerres d’Espagne, le beau laquais de la dame, maître de l’appartement, prend tranquillement les empreintes et explore le contenu des armoires. Le 18 janvier suivant, le général espagnol, rentrant chez lui vers le soir, éprouva la désagréable surprise de les trouver vides ; on lui avait volé tous ses uniformes brodés, sept cents francs en or, son linge, son argenterie et les décorations des nombreux ordres dont il était dignitaire.
Il serait facile de multiplier les traits de ce genre, car M. le comte et Mme la comtesse de Sainte-Hélène, ne possédant, si l’on excepte la maigre solde de lieutenant-colonel, pas d’autres moyens d’existence, opéraient dans toutes les bonnes maisons où ils avaient accès. Il faut bien soutenir son train… Mais la chose était faite avec tant d’habileté et de désinvolture, que jamais personne n’établit une corrélation entre la fréquence de leurs visites et les vols qui en étaient la suite.
Une circonstance imprévue brusqua l’inéluctable dénouement.
Un jour de printemps de 1818, comme le comte de Sainte-Hélène était dans son cabinet de travail, on lui annonça la visite d’un pauvre hère qui s’était déjà présenté plusieurs fois sans être reçu. Le comte voulut bien, ce matin-là, l’admettre en sa présence. Dès que l’homme fut seul avec lui, il engagea la conversation sur le ton familier.
« Tu ne me reconnais pas ? Je suis Darius, ton compagnon de chaîne au bagne de Toulon. »
Le comte eût dû, tout de suite, faire jeter l’insolent à la rue ; mais, contre toute attente, il exigea quelques explications, et, dès ce moment, il était perdu. Darius, sentant l’avantage, gagna de l’aplomb, et voici, à peu près, quel fut son discours. Arrivé depuis peu à Paris, après avoir « fini son temps », il avait assisté à la dernière revue de la garde nationale, sur la place Vendôme, et reconnu avec stupeur, paradant à la tête de la soixante-douzième légion, Goignard, « son vieux frangin des galères. » Oh ! il ne s’y était pas trompé un instant : le tic qui, de temps à autre, crispait la lèvre du comte de Sainte-Hélène, l’avait, du premier regard, édifié, quoique, à vrai dire, il se crût le jouet d’un rêve. Il avait suivi le beau colonel jusqu’à sa maison, et il venait l’implorer en bon camarade.
« Je ne veux point te nuire, conclut-il, et je ne songe pas à te dénoncer ; mais je suis dans le besoin ; tu es riche, viens à mon secours, et je m’engage à la discrétion. »
Pendant ce récit, Sainte-Hélène, un peu troublé de l’abord brutal du personnage, avait repris tout son sang-froid ; il protesta qu’il n’entendait rien à cette stupide histoire, sonna ses gens et les chargea de le débarrasser de l’intrus, en les gourmandant sévèrement de ne savoir pas mieux garder sa porte. Darius, houspillé, se retira en maugréant des menaces de vengeance.
Trois jours plus tard, le colonel de Sainte-Hélène était mandé chez le général comte Despinois, commandant la division militaire. Il se rendit, en grand uniforme, à la convocation et fut aussitôt introduit dans le cabinet de son chef. Despinois était de manières brusques et ne savait pas biaiser.
« Monsieur le comte de Sainte-Hélène, dit-il d’un ton sévère, vous n’abuserez pas plus longtemps le Gouvernement, ni moi. Je sais que vous êtes Pierre Coignard, forçat en rupture de ban. »
Sainte-Hélène s’était préparé à la lutte. De l’air le plus stupéfait, avec un ton d’indignation contenue, il répondit que, grâce au Ciel, il possédait chez lui des preuves généalogiques propres à confondre les calomniateurs, et, pour ne pas laisser un soupçon effleurer son vieux renom d’honnêteté, il allait, dès l’instant, chercher ces pièces décisives.
« Attendez ! » fit le général.
Et, sur un coup de timbre, la porte s’ouvrit. Darius parut. Coignard, – il est temps de lui restituer ce nom, – ne put réprimer un mouvement d’effroi ; l’autre s’approchait de lui traînant la jambe, ricanant et répétant d’une voix éraillée :
« Tu ne me reconnais donc pas ? Nous avons tiré quatre ans ensemble. »
Goignard s’emporta : les honnêtes gens seraient donc toujours à la merci des fripons ! Il traita Darius de fourbe, de lâche, d’imposteur, en appela à ses nobles aïeux, frappa sa poitrine constellée de croix.
« Assez ! » commanda sèchement le général.
Appelant un des officiers de son état-major :
« Vous allez, dit-il à celui-ci, accompagner, avec deux gendarmes, le colonel à son domicile. Ne le quittez pas ; vous êtes responsable de sa personne. »
L’aide de camp obéit ; mais en route, par égard, il ordonna aux gendarmes de marcher à distance respectueuse et, quand on fut arrivé, de ne point pénétrer dans la maison et de se tenir en surveillance à la porte. Coignard fit les honneurs de son salon à l’officier, appela la comtesse, qui parut révoltée du procédé brutal dont son mari était victime. Elle invita gracieusement le visiteur à se rafraîchir, lui servit un flacon de délicieux vin d’Alicante, et, tandis qu’il l’appréciait, Coignard passa dans la chambre voisine pour y prendre ses papiers.
Quelque agréable que fût la compagnie de l’aimable comtesse, l’aide de camp, après trois quarts d’heure de causerie, s’avisa que le colonel tardait bien à reparaître. Inquiet, il ouvrit la porte par laquelle Goignard était sorti… La chambre était vide. L’officier appela les gendarmes, visita toute la maison, ouvrit les placards, bouscula les literies, regarda sous les meubles sans découvrir le colonel. Depuis près d’une heure, en effet, celui-ci, affublé de la veste et du tablier de son valet de chambre, un plumeau sous le bras, avait descendu l’escalier, traversé la cour, sous l’œil indifférent des gendarmes. Il était loin maintenant, et l’officier d’ordonnance alla, très penaud, à la division, rendre compte de sa piteuse campagne au général Despinois, lequel l’envoya, pour huit jours, à la prison de l’Abbaye. Là, le pauvre aide de camp put réfléchir longuement aux dangers qu’il y a, pour un officier de service, à boire du vin fin, en compagnie d’une bavarde comtesse, chez un colonel de la garde nationale.
Un mois après, la police de Vidocq arrêtait, au faubourg de Popincourt, la bande de Coignard, réfugiée là, dans un taudis, où furent découverts des bijoux volés, des cachemires de prix, des fausses barbes, des armes et tout un assortiment de costumes variés que les voleurs employaient à leurs déguisements. L’ex-comte de Sainte-Hélène fit une belle défense. Il n’était pas dans la maison quand les agents la visitèrent. Vidocq plaça ses hommes dans la rue, leur recommandant l’immobilité et le silence. Tard dans la nuit, l’un d’eux, nommé Fouché, vit une ombre qui s’y glissait, sans bruit, le long des murs ; à la lueur d’un réverbère, il reconnut Coignard et le saisit au collet. Coignard tenait à la main un pistolet ; il fit feu ; la balle traversa le bras de Fouché, qui pourtant ne lâcha pas prise. Les policiers accoururent, et l’ancien forçat, terrassé, fut lié de cordes et porté à la Conciergerie. Il revenait à son point de départ.
Après quarante jours de secret, il paraissait devant la cour d’assises. Ce premier procès n’avait pour objet que de fixer son identité : était-il Pierre Coignard ou bien le comte de Sainte-Hélène ? Il soutint avec obstination, et non sans une certaine éloquence, qu’il avait droit à ce noble nom. Peut-être allait-il réussir à jeter le doute dans l’esprit des jurés, car le ministère public n’étayait l’accusation que sur des dépositions de galériens et de mouchards, toutes les relations mondaines du colonel s’étant, comme bien on pense, dispensées d’assister à l’audience. Ceux qui l’avaient reçu aux jours de ses splendeurs, ne le connaissaient plus et feignaient d’ignorer jusqu’à son existence. Même on ne put retrouver aucun des six nobles signataires de son acte de notoriété, ce qui donnait à penser que ces complaisants répondants n’étaient autres que des faussaires. Par malheur, à l’époque même où s’ouvrait le procès, mourait à Saint-Lazare la fille Lordat, qui, en 1801, on s’en souvient peut-être, avait été condamnée, comme complice de Coignard, à vingt ans de fers, et l’on trouva dans sa défroque un portrait du beau grenadier de la Convention. L’image, produite à l’audience, levait tous les doutes : l’accusé était bien Coignard, et l’arrêt lui imposa cette personnalité.
En juin 1819, il remontait au banc des accusés, pour répondre cette fois des nombreux crimes dont il s’était rendu coupable. Sa qualité d’évadé du bagne, aggravant la tentative d’homicide commise sur l’agent Fouché, lui faisait encourir la peine de mort ; mais, circonstance bien étrange, Fouché demeura insaisissable ; toutes les recherches entreprises par ses camarades de la préfecture furent vaines, et nul ne sut ce qu’était devenu le policier fantôme. Son absence infirmait l’inculpation d’assassinat, et Coignard fut condamné aux travaux forcés à perpétuité, à six heures d’exposition au carcan et à la flétrissure des lettres T. P., qu’on traçait alors, au fer rouge, sur l’épaule des misérables qui ne devaient plus sortir du bagne. Alexandre Coignard, l’imposant valet de chambre, était puni des mêmes peines ; Rosa Marcen, la sémillante comtesse, fut acquittée ; cinq autres complices, hommes et femmes, étaient ou absous, ou frappés de cinq ans de prison.
Au bagne de Toulon, où il retourna, Coignard fut mis à la double chaîne. En raison de sa première évasion, il ne partageait pas les travaux de ses compagnons et ne sortait jamais. Il recevait de fréquentes visites, étant une sorte de célébrité. Un philanthrope qui le vit là, vers 1830, raconte que l’ex-colonel parlait avec beaucoup d’assurance et affectait de grands airs, cherchant à soutenir de son mieux son rôle de comte de Sainte-Hélène. Il possédait une réelle influence sur ses camarades, qui connaissaient son histoire et la racontaient avec admiration. Dans ce monde spécial, il avait pris les allures d’un héros de légende. Rosa Marcen, assuraient les rapports, ne l’avait pas abandonné ; elle s’était fixée à Toulon et lui faisait passer des sommes assez rondes, envoyées par d’anciens amis. Pierre Coignard était devenu le roi du bagne.