Nombre de vieux proverbes enseignent qu’il ne faut point discuter des goûts de chacun et qu’on doit laisser à tout homme la liberté de suivre sa fantaisie, à la condition qu’elle ne soit pas nuisible et ne trouble en rien l’ordre établi. C’est la sagesse même. On ne peut cependant s’empêcher de remarquer que les goûts de M. B. Appert étaient singuliers.
M. B. Appert vivait à l’époque de la Restauration. C’était un brave et honnête bourgeois, respectueux de toutes les autorités, possédant une forte et agréable fortune, et rempli de tous les bons sentiments qui font les citoyens modèles. Mais il avait une marotte : il ne pouvait entendre parler d’un vol ou d’un assassinat sans être pris, immédiatement, d’une compassion profonde pour… le voleur ou le meurtrier. Son cœur s’attendrissait à la pensée de ce pauvre dévoyé que la misère ou le défaut de bons conseils avaient obligé à commettre un crime. Il était sans doute disciple de Rousseau et gardait la conviction que « l’homme naît bon et que la société le rend mauvais ». Pour s’affirmer dans cette conviction, il commença, en 1816, à visiter les prisonniers : il écoutait leurs doléances, plaignait leur malheureux sort et s’indignait avec eux des cruautés de l’aveugle justice. Il ne voyait que des innocents persécutés, des fers inutiles, des rigueurs barbares, trouvant tant de plaisir à la fréquentation de ce monde interlope, qu’il résolut de lui consacrer sa vie.
Il y avait alors à Paris deux maisons réservées aux militaires : l’une était l’Abbaye, l’autre la prison de Montaigu, aménagée dans l’ancien collège de ce nom. Appert sollicita du ministre de la Justice l’autorisation d’entreprendre une série de conférences destinées à moraliser et à distraire les pensionnaires de cette seconde geôle. Sans doute était-il fortement recommandé, car le ministre n’osa repousser la requête ; mais, dans l’espoir de décourager le conférencier, il l’avisa qu’il devrait faire son cours à 4 heures du matin, le règlement de Montaigu ne se prêtant pas à une combinaison plus arrangeante. Le pauvre philanthrope dut, pour exercer son apostolat, se lever à 2 heures de la nuit. Il ne s’en plaignait pas, étant chauffé par le feu sacré ; mais il serait intéressant de connaître quelles étaient les impressions de ses auditeurs, réveillés en plein sommeil pour entendre discourir sur la morale et le bonheur qu’assure la bonne conduite. Encore que le sujet eût pour eux tout l’attrait de la nouveauté, on peut supposer que leur attention manquait de continuité et que bien des yeux se fermaient au ronronnement de ces homélies nocturnes. Elles se terminaient généralement par des confidences échangées entre le professeur et ses élèves ; ceux-ci ne manquaient pas d’exposer au crédule M. Appert qu’ils étaient tous les victimes d’épouvantables erreurs judiciaires. Deux d’entre eux l’en persuadèrent si aisément, qu’il facilita leur évasion, ce qui lui valut d’être arrêté, conduit au Dépôt d’abord, puis à la prison de la Force, où il fut gardé durant huit mois.
Ce fut le plus beau temps de sa vie ; jamais il n’avait conçu le fol espoir d’être emprisonné pour son propre compte. Ce bonheur lui étant advenu, il mit à profit sa détention pour vivre en intimité avec ses chers criminels, s’instruire de leur argot, s’assimiler leurs habitudes, connaître leurs groupements, leur hiérarchie, leurs stratagèmes et leur mentalité De ces divers sujets d’étude, il acquit un redoublement de pitié pour ces malheureux incompris que la cruauté, l’insouciance ou l’égoïsme de la société conduisent au mal et qui s’y complaisent, ne pouvant rompre avec lui. Et dès que, son temps fini, Appert voit s’ouvrir les portes de son cachot, il comprend que jamais il ne pourra vivre ailleurs que dans les prisons. Le voilà, muni d’une autorisation spéciale, visitant toutes les geôles de Paris, puis de province. Toutes : celles du Nord comme celles du Midi, les simples violons des bourgades comme les grandes maisons de détention des plus importants chefs-lieux. Et ce n’est pas en curieux qu’il accomplit ces pèlerinages ; non point, il veut partager le repas des prisonniers, causer longuement avec eux, coucher sur leur paille, pénétrer dans les in pace les plus redoutables, prendre sa bonne part de la crasse et de la vermine pénitentiaires ; il confesse les grands coupables, trouve des excuses à leurs crimes, intercède pour eux, paie la goutte, distribue du tabac et des jeux de cartes, de bons livres aussi et, sans compter, des exhortations à la patience.
Il est de toutes les « fêtes ». Quand on « ferre » les forçats à Bicêtre, il se trouve là, non point parmi les spectateurs, mais dans les rangs des condamnés ; il leur tient les mains tandis que, à grands coups de marteau, on rive les carcans et les menottes. Il suit la chaîne sur la route du bagne. Il est un habitué de Rochefort, de Brest ou de Toulon, très familier parmi les bonnets rouges ou verts et se plaisant surtout avec les pensionnaires du lieu réputés les plus dangereux et les plus incorrigibles. Il pénètre, la nuit, sans garde-chiourme, dans le dortoir de ces fauves, s’assied sur leurs paillasses, prend sur ses genoux le boulet qu’ils traînent au pied et cause amicalement avec ces farouches parias. Il se fait dompteur de ces misérables, parvient à les amadouer, parfois à les attendrir. Ils le voient arriver avec plaisir ; ils ne se méfient pas de lui. N’est-ce point à lui que s’adressent, pour qu’il les aide à dépister la police, tous ceux qui sont parvenus à rompre leurs bans et à s’évader du bagne ? Il leur procure de faux papiers, les moyens de passer à l’étranger, des subsides, voire des recommandations, parvient à les placer, et quelques-uns lui causeront la joie d’être, sous un nom supposé, des hommes très honorables. Un jour, à Brest, il exige des autorités du bagne qu’on lui rive le carcan au cou, les chaînes aux pieds, et, à la vue de tous les forçats ébahis, il traîne en souriant son boulet dans la cour de l’établissement.
Mais c’est lorsqu’il est avisé d’une condamnation à mort qu’il sent se développer toutes ses facultés. Vite il accourt vers le malheureux qu’attend l’échafaud ; il s’enferme seul avec lui, et se plaît à rester là de longues heures dans l’intimité du moribond. L’assassin le plus fameux est celui qui l’attire le plus. Une correspondance s’établit entre Appert et ces misérables ; il lui arrive d’être pris en véritable affection par ces désespérés ; ils obtiennent de lui qu’il viendra les voir mourir, qu’il suivra leur corps à l’amphithéâtre ou à la fosse des suppliciés. L’un deux, Roch, exigea que « le bon M. Appert » passât en sa compagnie toute sa dernière journée. On les enferma ensemble ; quand, l’heure de l’exécution venue, l’aumônier et le bourreau se présentèrent, le condamné et le philanthrope étaient devenus si bons amis, qu’ils en étaient au tutoiement ; ils s’embrassaient encore quand le malheureux monta dans la charrette.
L’existence extraordinaire de cet original bienfaisant et courageux a été contée par lui-même en quatre volumes publiés vers 1836 sous le titre suffisamment rébarbatif de Bagnes, Prisons et Criminels. L’ouvrage est illustré de lithographies représentant des têtes de guillotinés fameux, des scènes du bagne et d’un grand nombre d’autographes d’assassins en vue. Je ne connais pas de livre dont la lecture soit plus féconde en cauchemars, et il fallut que le « bon M. Appert » eût acquis des nerfs d’acier pour supporter, durant vingt années, – les plus belles de sa vie, assure-t-il, – la constante promiscuité de tant de criminels et de bourreaux. De bon nombre de ses amis du bagne il reçut des confidences écrites dont il nous donne de longs extraits, et ce n’est point la partie la moins intéressante de cet étonnant recueil. Il y a là de quoi frissonner, de quoi gémir, et de quoi rire aussi.
Les mémoires authentiques d’Anthelme Collet, qui connut, à l’époque de la Restauration, une célébrité presque égale à celle de Cartouche et de Mandrin, forment un spécimen achevé d’une littérature spéciale ; c’est l’œuvre d’un inconscient pour qui, on va le voir, les choses les plus sacrées demeurent sans aucun prestige, mais d’un inconscient « rigolo », prodigieusement audacieux, madré, ingénieux, ayant sondé la candeur des honnêtes gens et constaté qu’elle est sans fond. En somme une pittoresque figure de brigand, en comparaison de laquelle pâlissent les plus renommés des aventuriers. Je doute même que les premiers sujets de la troupe de cambrioleurs émérites dont l’arrivée prochaine nous est annoncée d’Amérique égalent en aplomb et en habileté ce précurseur éblouissant.
Il était né à Belley d’une honnête famille d’ouvriers menuisiers. D’abord élève à l’institution des Frères, il dut bientôt quitter l’école, que la Révolution fermait ; on était en 1793, et les communautés religieuses se dispersaient. Anthelme resta donc sans maîtres et sans direction. Son père s’était engagé dans les armées de la République ; l’enfant fut confié à son aïeul, qui le traita rudement, sur les conseils d’un vieux général retraité qui avait des prétentions d’éducateur et préconisait la manière forte. Le jeune Collet conçut une vive rancune contre ce militaire auquel il était redevable de tant de taloches et de pains secs. Il résolut de se venger ; il fit le tour de toutes les pâtisseries de la ville, et dans chacune d’elles, se présentant comme domestique du citoyen général D…, il commanda des petits pâtés, pour un grand dîner que ledit général allait offrir à ses amis ; puis il se lança dans la campagne, annonçant que Mme D… venait de donner le jour à un gros garçon et cherchait une nourrice pour élever son fils. Au jour dit, vingt douzaines de petits pâtés et soixante-huit nourrices arrivaient en même temps chez le général. La ville fut en rumeur devant cette invasion ; on s’attroupa ; on s’informa ; on éclata de rire. Le général, furieux, dut payer les pâtisseries, les distribuer aux nourrices qui s’en régalèrent, et, durant plus d’une semaine, toute la région s’esclaffa du bon tour dont on faisait honneur au jeune Collet, lequel avait pris la précaution de disparaître.
Il erra par la province, cherchant à gagner sa vie sans travailler. Dès qu’il eut l’âge d’être soldat, – à dix-sept ans, – il s’enrôla. Le voilà incorporé à la 101e demi-brigade, en route pour Brescia. Comme il est intelligent et brave, en deux ans il conquiert ses grades. Sous-lieutenant, en garnison à Naples, il est blessé dans une escarmouche, porté à l’hôpital où sa bonne mine et sa jeunesse lui attirent l’intérêt d’un candide ecclésiastique auquel il se confie. Il est, dit-il, issu d’une noble famille de France ; son père, le marquis de Collet, l’a chassé du logis familial pour quelques peccadilles sans gravité. Le charitable prêtre entreprend de rendre à ce gentilhomme trop sévère son fils repentant. Il adresse au marquis de Collet une lettre émouvante qu’Anthelme se charge de mettre à la poste. Quelques semaines plus tard, parvient la réponse : une belle missive, fermée d’un cachet armorié ; – Collet s’est appliqué à étudier l’art délicat et utile de la gravure sur métaux. Le naïf abbé rompt en tremblant ce cachet ; la lettre est signée du marquis de Collet, commandeur de plusieurs ordres. Ô joie ! Le père irrité s’est laissé attendrir : il pardonne, recommande au bon prêtre de veiller sur Anthelme, l’assurant d’avance de toute sa reconnaissance ; il insinue que tous ses vœux seraient comblés si son fils entrait dans les ordres, certain que, grâce à son nom et à la brillante éducation qu’il lui a fait donner, le jeune homme parviendrait rapidement aux plus hautes dignités de l’Église.
Voici donc Anthelme au séminaire. Bientôt clerc, puis sous-diacre ; il édifie la sainte maison par sa docilité et sa piété ardente. Le royaume de Naples était alors gouverné par le roi Joseph, frère de l’empereur Napoléon ; le nouveau souverain recrutait sa cour et son armée. Un beau jour, on apprend au séminaire que Sa Majesté a daigné jeter les yeux sur le chevalier de Collet et qu’il lui offre une lieutenance dans les troupes de sa garde. Comment refuser une telle faveur ? Le jeune diacre troque aussitôt le froc pour l’épée. Il n’est pas sans argent, ayant amassé, durant son noviciat, une somme de 5000 francs quêtés par lui, chez les nobles familles de la région, en vue de soi-disant bonnes œuvres. Il se commande à crédit un bel uniforme, parade, fait des conquêtes, – lucratives, – joue avec frénésie, ne perd jamais, amasse une petite fortune, achète sans compter, ne paie pas, sûr moyen de s’enrichir, et, tout à coup, disparaît. Il a eu vent que la police napolitaine témoigne à son égard de certaines curiosités qu’il préfère ne point satisfaire. À quelques jours de là, sur la plage méditerranéenne, aux environs de Civita-Vecchia, les pêcheurs voient émerger de l’onde un malheureux naufragé. On l’assiste, on le déshabille, on le sèche, on l’interroge. Il est le capitaine d’un vaisseau marchand français dont tout l’équipage a péri en mer ; il s’est sauvé par miracle ; il s’appelle Tolozan, et, des poches de ses vêtements trempés, il sort une liasse en loques, tous les papiers du bord qu’il a pu sauver : rôle de l’équipage, livre de route, liste de braves marins qui ont eu le malheur de ne pas survivre à l’horrible catastrophe. On distingue assez nettement les cachets les plus officiels sur ces feuillets maculés par l’eau de mer. Tolozan, – c’est Collet, ainsi qu’on s’en doute, – est recueilli, hébergé et fêté par les autorités de Civita-Vecchia. Le malheureux a tout perdu dans le désastre auquel il vient d’échapper ; mais on pourvoit largement à ses besoins. Il arrive à Rome, où sa lamentable aventure s’est déjà répandue. Le cardinal Fesch veut le voir, le loge dans son palais. Fesch est archevêque de Lyon, comme nul ne l’ignore, et justement Tolozan est originaire de cette ville ; c’est un devoir de conscience pour la toute-puissante Éminence de protéger cet infortuné compatriote. Logé somptueusement, patronné par un cardinal, Collet a toute facilité de faire des dupes. Les premières banques de Rome lui offrent des avances ; en deux mois il se procure ainsi 38 000 francs, qui, joints aux fonds récoltés à Naples et soigneusement mis en sûreté, composent un « magot » appréciable.
Il est temps de regagner la France. Une chaise de poste du cardinal est mise à la disposition du naufragé ; il part, bien muni de lettres de recommandation, traverse Viterbe, Florence, Milan. À chacune de ces étapes, grâce aux références dont il est muni, sa bourse se gonfle ; il possède 60 000 francs lorsqu’il arrive à Turin. Là, par prudence, il juge bon de plonger une fois de plus. Il se retrouve directeur de théâtre, à Gênes, commandant, aux frais de la municipalité qui lui accorde une large subvention, une masse de costumes pour habiller somptueusement la troupe de comédiens qu’il recrute : habits dorés de généraux, soutanes d’évêques, crachats, grands cordons et croix de différents ordres, français, italiens, et autres. Et c’est ainsi que, trois semaines plus tard, tandis que les amateurs de spectacles génois attendaient avec impatience la première représentation d’une pièce annoncée à grand fracas, un vénérable prélat, qui n’était autre que Collet, arrivait à Sion et débarquait chez l’évêque du lieu, son digne confrère. Il y séjourna quelque temps, célébrant les offices et recueillant des dons pour la reconstruction de l’église Saint-Pierre dont il avait entrepris de faire une merveilleuse basilique. Abondamment pourvu d’une collection de bulles, de lettres patentes, de formules sacerdotales et autres attestations émanant des plus hautes autorités de la cour papale, il eut tôt fait, grâce à son éloquence entraînante, d’obtenir de la piété des fidèles une somme de cent mille francs, suffisante aux premiers travaux. L’architecte est mandé. Il arrive porteur de projets mirifiques ; mais le saint promoteur de l’œuvre pieuse est introuvable…
Il roule, maintenant, costumé en général de brigade, chamarré de décorations, sur la route de Strasbourg, passe en Allemagne, pousse jusqu’à Vienne, revient par la Lombardie, évite Gênes et pénètre en France. À la frontière, changement à vue. Ayant escroqué cent mille francs à un banquier de Savone, le général se transforme en évêque ; il a revêtu la soutane violette, passé à son cou la croix pastorale et à son doigt l’anneau d’améthyste ; il est Mgr Dominique Pasqualini, évêque de Manfredonia. Il se rend à Lyon pour voir son oncle le cardinal archevêque, puis à Paris où il est attendu par son illustre cousin l’empereur Napoléon. C’est dire avec quel empressement il est accueilli par l’évêque de Nice, qui l’invite à officier pontificalement à la cathédrale, crosse en main, mitre en tête, et à ordonner trente-trois abbés, tant prêtres que diacres ou sous-diacres.
Après trois semaines consacrées à ces pieux devoirs, Collet quitte Nice. Il traverse Fréjus en coup de vent, non sans avoir requis, du commandant de la place, deux gendarmes pour escorter sa voiture ; car il a renoncé à la soutane, il est maintenant général de division, inspecteur plénipotentiaire chargé par Sa Majesté l’Empereur et Roi de l’équipement de l’armée de Catalogne. Un courrier précède sa berline. À Draguignan, il est reçu par M. le Commissaire des guerres, qui dépêche estafettes sur estafettes afin de faciliter la route à Son Excellence. Son Excellence parvient ainsi à Toulon. Le préfet maritime, les autorités civiles, navales et militaires l’attendent à l’entrée de la ville ; on tire le canon en son honneur. Il descend à la préfecture, passe une revue, distribue des croix et des grades, attache à sa personne deux officiers d’ordonnance choisis parmi les plus décoratifs, et, à la prière du sous-préfet, il prend le fils de celui-ci comme secrétaire. Il voyage « en trois voitures » et avec une suite de vingt personnes, et c’est en cet équipage imposant qu’il fait son entrée à Marseille. Inspection de la division, parade des troupes, vérifications de toutes les caisses, – où l’équipement de l’armée impériale de Catalogne oblige M. le général inspecteur à prélever une somme de cent trente-trois mille francs. Opérations similaires à Nîmes, à Avignon, où, pour les mêmes nécessités, il « encaisse » trois cent mille francs. Il vient ensuite à Montpellier. Le préfet le reçoit avec honneur, l’invite à dîner pour le lendemain. Ce jour-là, à 9 heures du matin, grande revue de la garnison ; à midi, le général s’assied à la table de la préfecture. À 2 heures, au moment des toasts, les gendarmes envahissent la salle à manger, et Collet, arrêté, à l’émoi indescriptible de tous les convives, est jeté en prison, avec sa loyale épée, son chapeau à plumes et toutes ses décorations.
Il y resta un mois, au secret. On avait trouvé dans ses cantines, pêle-mêle, des soutanes, une mitre, une crosse d’évêque, une petite imprimerie, des sceaux de tous genres. L’affaire faisait du bruit, si grand bruit que M. le Préfet ne se lassait pas d’expliquer à tous les familiers de son hôtel comment il avait été « pris » et comment aussi tout autre, à sa place, aurait été également trompé. Un soir même, comme il y avait réception à la préfecture, et qu’on y parlait, à l’habitude, de Collet et de ses exploits, des dames manifestèrent le désir de contempler cet homme extraordinaire. Le préfet, galant, ne s’y refusa point. Un ordre est donné ; trois gendarmes tirent Collet de son cachot, l’amènent à la préfecture et le casent, en attendant que le dîner soit terminé, dans un office où les cuisiniers déposent les plats. Les gendarmes montent la garde devant l’unique porte de cette pièce, après avoir bien constaté que la fenêtre est garnie de solides barreaux. Collet attend là le bon plaisir des dîneurs, quand, tout à coup, il aperçoit, sur une chaise, un bonnet de coton, une veste rose et un tablier de cuisine dont quelque marmiton s’est débarrassé. En un tournemain le voilà déguisé. Il s’empare de deux plats posés sur un dressoir, donne un vigoureux coup de pied à la porte, et, criant : « gare ! gare ! » traverse en courant le groupe des gendarmes qui s’écartent pour lui faire passage. D’un bond il est dans l’escalier qui descend vers les cuisines, et, deux minutes plus tard, il marchait d’un bon pas, les mains dans les poches, sur la route de Lodève…
Et l’étonnante odyssée se poursuit. Moine à Montauban, médecin à Saumur, assistant d’un commissaire de police aux environs de Périgueux, chirurgien à l’armée d’Italie, capitaine au 47e de ligne, frère de la Doctrine chrétienne à Toulouse, Collet fut enfin arrêté au Mans et condamné à vingt ans de travaux forcés. Et ainsi fut-il amené à se lier avec M. Appert, l’ami des galériens ; ce fut la dernière de ses belles relations. On imagine avec quelle joie déférente le « bon M. Appert » fit la connaissance de ce roi du bagne et accueillit le manuscrit autographe de ses mémoires. Et s’il fallait trouver une morale à ce surprenant récit, ce serait une morale « à rebours » ; on en devrait emprunter la formule à un politicien du siècle passé, qui, après avoir longtemps vécu parmi les gens en place et parmi ceux qui convoitent leur sort, écrivait mélancoliquement : « Les hommes probes se tromperont toujours quand ils s’efforceront de calculer la marche des scélérats et les divers degrés du crime. » Ce qui est fort encourageant pour les coquins, mais très peu rassurant pour les honnêtes gens.