Je ne crois pas que Paris ait jamais fêté un souverain étranger avec plus de zèle qu’il en apporta, il y a deux cent cinquante-sept ans, à recevoir Christine de Suède, fille de Gustave-Adolphe. Une légende singulière précédait cette reine exotique : elle avait trente ans, savait dix-sept langues et passait pour la personne la plus instruite de tout l’univers. À l’âge où les enfants connaissent à peine leur alphabet, elle traduisait Thucydide en suédois et discutait philosophie avec Descartes. Elle détestait les femmes et ne se pardonnait pas son sexe ; elle paraissait dans les cérémonies, chaussée de grandes bottes, l’épée au côté, le feutre au front et affectait des façons masculines. Toujours elle s’était refusée au mariage, malgré les supplications de son entourage auquel elle déclara net, un beau jour, qu’elle en avait assez du métier de reine et qu’elle allait quitter la Suède avec l’intention bien arrêtée de n’y rentrer jamais. Le pouvoir suprême l’importunait ; elle préférait voir du pays et s’occuper de littérature. Elle abdiqua donc, sans plus d’hésitations, en faveur d’un de ses cousins, et le cœur léger, elle quitta ses peuples consternés et en larmes. Afin de parcourir sans malencontre les pays catholiques, elle abjura le protestantisme, mais en manifestant qu’elle attachait à ces vétilles peu d’importance et qu’elle se faisait papiste pour s’installer à Rome et y visiter les galeries de tableaux.
Cette réputation, alors inouïe, d’esprit fort et de quasi-républicaine excitait donc la curiosité des Parisiens. À l’arrivée de l’ex-reine dans la bonne ville, le roi alla à sa rencontre jusqu’à Essonne ; les bourgeois en armes, vêtus de leurs plus beaux habits, firent haie sur son passage, depuis les portes jusqu’au Louvre ; toutes les fenêtres et tous les balcons étaient garnis « des personnes de qualité » et la cohue des manants se bousculait pour la voir. Tout le monde fut d’accord que le spectacle valait le dérangement : Christine fit son entrée à cheval ; elle portait une jupe grise recouverte de dentelles d’or et d’argent, un justaucorps couleur de feu, une perruque blonde, et tenait à la main un chapeau d’homme empanaché de plumes noires. Assez jolie d’ailleurs, très blanche, les yeux bleus, la bouche grande mais agréable, les dents belles, le nez aquilin, la taille menue, au total, l’air d’un garçonnet habillé comme les arracheurs de dents du pont Neuf. Quelques écuyers italiens, au teint bistré, avec des cheveux d’encre, des yeux langoureux et des mines perfides, l’escortaient et ne la quittaient pas du regard. Cette mascarade eut grand succès et fut très acclamée.
Mais à la cour, dès le premier soir, la déception est complète. Le programme de la bienvenue comporte un bal et une comédie et c’est un scandale ; Christine, qui n’a pas ôté ses bottes, danse comme un lourdaud, se prend de dispute avec les courtisans empressés autour d’elle et jure plus grossièrement qu’un muletier. Pendant le spectacle, les belles dames la voient avec horreur se vautrer sur son siège, jetant ses jambes d’un côté et de l’autre, les passant sur les bras de son fauteuil interpellant à haute voix les acteurs, roulant des yeux, poussant de gros soupirs, et tombant, pour finir, dans des rêveries très semblables à l’abrutissement de l’ivresse. Ceux qui se présentent à « son lever » pour lui faire leur cour, la trouvent étendue sur un lit de domestique ; une grossière couverture laisse voir sa chemise débraillée ; une chandelle fichée sur une table compose tout le luminaire.
Très instruite d’ailleurs, Christine passait ses journées dans les bibliothèques, recevait les savants, discutait avec eux. Mais on abrégea son séjour et on lui fit discrètement comprendre que Paris n’avait plus rien d’intéressant à lui offrir. Elle partit avec ses Italiens et reprit sa vie errante.
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Après quelques mois de séjour en Italie, la reine Christine, ayant goûté de Paris, y voulut reparaître ; mais comme on n’avait pas perdu le souvenir de son inélégance et de ses jurons ; comme surtout on avait quelque soupçon qu’elle était assez démunie et méditait un emprunt d’argent, elle fut invitée à s’arrêter en route et le roi lui accorda un appartement au château de Fontainebleau, avec prière de n’en pas sortir ; même comme on se méfiait de cette Majesté peu soigneuse, on ne la logea pas dans les beaux appartements du palais, mais simplement dans les bâtiments réservés aux concierges ; elle s’établit là, avec ses Italiens, dans quatre pièces voisines de la galerie des Cerfs, dont on lui laissa également la jouissance.
Or un jour – c’était le 10 novembre 1657 – le père Le Bel, supérieur du couvent des Mathurins, voisins de la conciergerie du château, fut mandé en toute hâte chez Christine. Il obéit sans perdre de temps ; l’homme qui le conduisait le poussa dans la galerie des Cerfs, dont il referma brusquement la porte.
Le moine, un peu étonné, fait quelques pas dans la galerie, immense et nue : deux cents pieds de longueur, pas un meuble, si ce n’est quelques escabeaux ; des peintures représentant les résidences royales décorent le mur qui fait face aux fenêtres. Vers le milieu de la pièce, le père aperçoit l’un des Italiens de la reine, le marquis de Monaldeschi, en conférence animée avec celle-ci. Trois autres hommes se tiennent à distance, l’épée nue. Christine semble écouter Monaldeschi avec une grande patience ; elle s’appuie sur une canne d’ébène à poignée ronde. Lui l’implore, se jette à ses genoux ; il tire de sa poche des papiers qu’il remet à la souveraine, puis des petites clefs ; elle ne marque aucune colère ; mais se tournant vers le père Le Bel :
— Mon père, dit-elle, soyez témoin que je ne projette rien contre cet homme et que je donne à ce traître, à ce perfide, tout le temps qu’il veut… pour se justifier, s’il le peut.
Et l’entretien reprend. La reine écoute toujours avec calme ; elle écoute durant près d’une heure. Alors, tandis que Monaldeschi se traîne à ses pieds, elle vient au moine, et d’une voix ferme et grave, sans aucune émotion :
— Mon père, reprend-elle, je me retire. Je vous laisse cet homme. Disposez-le à la mort et prenez soin de son âme.
Le père Le Bel, interdit, se prosterne à son tour, demandant pardon pour le condamné ; mais la reine, impassible, sort de la galerie et rentre à son appartement. Les trois hommes se rapprochent, l’épée à la main. Mais Monaldeschi ne se résigne pas ; il supplie le religieux d’aller trouver Christine, quoique les autres assurent que ce sera inutile et qu’il ferait bien mieux de se préparer à la mort. Pour l’y exciter, ils lui portent la pointe de leurs épées sur les reins, sans pourtant le toucher et seulement pour lui faire peur ; précaution bien superflue, car le malheureux tremble de tous ses membres et ses mâchoires s’entrechoquent de terreur. Si bien que l’un des Italiens se décide à retourner chez la reine ; il revient après peu de temps, les larmes aux yeux.
— Marquis, dit-il, songe à Dieu et à ton âme : il faut mourir.
Nouvelle crise de désespoir, si violente que le moine à son tour se risque chez Christine. Il essaye de tous les arguments, expose que nul n’a le droit en France de se faire justice et que le roi pourrait bien être très mécontent. La reine discute avec sang-froid : « Comment ? ce n’est pas terminé ? Il a donc peur de la mort ? Est-ce un poltron ? » Rien d’ailleurs ne parvient à la fléchir. Le père Le Bel, très ennuyé de son rôle, ne sait quel parti prendre ; il a bien envie de rentrer à son couvent, laissant ces étrangers s’arranger entre eux ; mais il songe au misérable qui l’attend dans l’angoisse et il revient à la galerie des Cerfs.
Monaldeschi, informé qu’il n’y a plus d’espoir, pousse « deux ou trois grands cris », se met à genoux et commence à se confesser, si troublé qu’il entremêle les mots français à de l’italien et à du latin. Tout à coup il se relève et recommence ses clameurs. Les hommes à l’extrémité de la salle attendent sans dire mot le moment d’agir. Enfin l’un d’eux, Sentinelli, perdant patience, se détache du groupe et s’avance : « Marquis, dit-il, il faut mourir. Es-tu confessé ? » En même temps il le pousse contre la muraille, à l’endroit où se trouve la peinture représentant le château de Saint-Germain. Il lui enfonce sa pointe dans l’estomac. Monaldeschi saisit la lame de la main droite et se coupe trois doigts. Il crie qu’il est vêtu, sous son pourpoint, d’une cotte de mailles et qu’on n’arrivera pas à le percer. Alors l’autre lui allonge un coup d’épée en plein visage : « Mon père, mon père ! » crie le moribond, tendant ses mains sanglantes vers le prêtre.
Celui-ci s’approche de lui, le console, le prend dans ses bras ; le blessé, un genou en terre, reçoit l’absolution ; puis enfin résigné, il se couche, tout grelottant, sur le carreau, la face contre terre, faisant signe qu’on lui tranche le cou. Les trois hommes s’y essayent sans succès, car la cotte de mailles a remonté et protège la nuque. Tandis que les bourreaux lardent le marquis tant bien que mal, le père Le Bel l’exhorte à mourir pieusement. Tout à coup la porte s’ouvre l’aumônier de la reine paraît ; il apporte la grâce peut-être !… Monaldeschi, tout en sang, se redresse ; titubant, se tenant aux murs, il va vers l’aumônier, faisant effort pour joindre les mains ; mais le nouveau venu n’apporte pas la grâce ; il vient voir seulement « si c’est fini ». Alors Sentinelli perce de son épée le cou du moribond, et à force de le « chicoter » lui coupe la gorge.
Monaldeschi vécut encore près d’un quart d’heure ; le père Le Bel, à genoux près de lui, récitait le De profundis. Enfin le malheureux expira vers quatre heures moins le quart ; l’horrible scène durait depuis une heure de l’après-midi. Le moine fit charger le corps sur un tombereau et l’accompagna jusqu’à l’église d’Avon, où eut lieu l’inhumation. La tombe existe encore et on la montre aux visiteurs.
Cette tombe, le récit saisissant du père Le Bel et, dans la galerie des Cerfs, la cotte de mailles et l’épée de Monaldeschi suspendues au mur, c’est tout ce qui reste de ce drame d’amour. Pour tous les contemporains, il ne fut pas douteux en effet que Christine avait de la sorte tiré vengeance d’une infidélité de son amant. On pourrait dire même que c’est tout ce qui reste de la reine de Suède. Celle dont les débuts furent salués par l’Europe comme une bienfaisante aurore, dont les plus grands savants vantaient la sagesse, la science, les vertus et l’esprit, ne serait plus connue aujourd’hui que par cet odieux assassinat, son nom même serait tout à fait oublié, si en 1827 une artiste, Mlle de Fauveau, n’avait exposé au Salon un bas-relief représentant Monaldeschi expirant. Un pauvre expéditionnaire aux bureaux du duc d’Orléans, parcourant les salles, vit la chose et en fut frappé ; il était très ignorant et ne connaissait rien de l’Histoire. Qu’est-ce que ça pouvait bien représenter ? Qu’était ce Monaldeschi ? Au sortir du Salon il entra dans une bibliothèque, ouvrit un dictionnaire biographique et lut. L’Histoire lui parut belle, et comme ce pauvre expéditionnaire ignorant avait du génie, elle germa dans son cerveau, s’y développa, grandit, y devint un drame, dont il écrivait les vers en cachette, par crainte des railleries de ses camarades de bureau. C’est ainsi qu’Alexandre Dumas fit Christine, sa première pièce.