Affaires de poisons

« Le beau métier que celui d’empoisonneuse ! » disait la femme Vigoureux, l’une des émules de cette gaillarde, joviale et sinistre Voisin, « le beau métier ! encore trois empoisonnements, et je me retire après fortune faite. »

La profession était, en effet, lucrative ; mais si elle s’exerçait presque sans danger, en raison de l’étendue et de la qualité de la clientèle, il ne faut pas se figurer, pourtant, qu’on y pouvait réussir sans énormément de travail et d’adresse. L’empoisonnement était au XVIIe siècle une science que des maîtres éminents avaient portée à sa perfection : les petites bourgeoises d’aujourd’hui, qui, mal mariées, font infuser des allumettes chimiques dans la camomille de leur époux ou qui saupoudrent bêtement son omelette avec de l’arsenic, auraient été méprisées, alors, comme des gâte-métiers. Lapommerais – un spécialiste, cependant – était à cent coudées au-dessous du chevalier Exili, le fournisseur de la Brinvilliers.

Empoisonner proprement quelqu’un – notre époque semble l’ignorer, – ce n’est pas lui ingurgiter grossièrement un toxique quelconque que la plus sommaire autopsie fera reconnaître ; c’est lui communiquer une de ces maladies d’usage courant, si l’on peut dire, pneumonie, fièvre typhoïde ou autre, dont il mourra normalement, dans les règles, après un laps de temps convenable. C’est là du grand art, et les praticiens du XVIIe siècle y excellaient.

L’opération consistait à faire absorber d’abord à la personne dont on voulait se débarrasser un « caustique » qui, administré à dose légère et répétée, mettait à nu la muqueuse de l’estomac en la dépouillant de son épithélium de protection et occasionnait des troubles digestifs, sans gravité apparente ; la santé du patient, peu à peu, se délabrait ; l’entourage commençait à s’inquiéter : c’était le moment d’administrer au malade, le poison choisi parmi quelques bons bouillons de culture propres à donner naissance aux tubercules, au cancer, à la variole, à la fièvre typhoïde, aux fièvres infectieuses… On n’avait l’embarras que du choix.

Le cas de M. de Polaillon est topique. Sa femme, désireuse d’être veuve, se procura un petit pot contenant un certain onguent dont elle enduisit le linge de corps de son mari. L’application, en quantité très minime, amena d’abord un peu de rougeur, puis une éruption insignifiante. L’épouse, néanmoins, jouant l’inquiétude, courut demander à l’apothicaire, son compère, un remède contre ces indiscrets petits boutons dont le brave M. de Polaillon, confiant dans son hygiène, qui était celle d’un sage, et dans son robuste tempérament, ne se tourmentait guère. Sous l’influence du traitement, le petit bouton devint plaie et la plaie grandit vite. On parla, discrètement d’abord, puis tout haut, des excès, des débauches secrètes causes de cet accident. Mme de Polaillon allait partout, disant sa douleur, et bientôt le malheureux mari était accusé, et qui plus est convaincu, d’un mal inexplicable pour lui seul, mais que tous ses amis qualifiaient avec indignation. Des applications mercurielles et arsenicales, conseillées par les médecins les plus célèbres, aggravèrent naturellement son cas ; nul ne s’étonna, nul ne le plaignit, quand un beau jour on apprit sa mort, juste châtiment de ses mauvaises mœurs. Et l’on approuva beaucoup sa femme lorsque, après un veuvage assez court, on la vit se remarier. Ceci n’est pas une histoire inventée à plaisir : c’est le récit du crime tel que le dicta Mme de Polaillon elle-même !

En ce temps-là, les médecins étaient ignares – ou déroutés par les cas étranges qu’ils étaient appelés à constater – au point d’enseigner officiellement que « respirer un seul poil de chat pouvait occasionner la mort », et que « la vue ou même l’odeur du lièvre marin tuait l’individu le plus robuste ». De tels préjugés laissaient beau jeu aux spécialistes de l’empoisonnement, véritables savants pour la plupart, et qui semblent avoir deviné toute la méthode pastorienne. Ils vendaient de la pneumonie infectieuse en petites fioles, ou de la fièvre cérébrale en sachets : d’ossements provenant de tuberculeux, de déjections de cholériques, ils extrayaient « des préparations fort exquises » dont l’ingurgitation amenait la mort sans éveiller aucun soupçon ; leur ingéniosité variait à l’infini le mode d’emploi : une lame de couteau, enduite d’un côté seulement d’une de ces préparations, empoisonnait la moitié du fruit avec lequel elle était en contact, laissant l’autre moitié indemne ; moyen recommandé pour les déjeuners en tête à tête, à condition toutefois de ne point garder pour soi, par inattention la partie contaminée du fruit. Il y avait les bagues à chatons spéciaux, – articles pour étrennes, – qui dissimulaient une pointe acérée inoculant le poison aussi sûrement qu’une lancette ; ou encore les clefs à pointes saillant brusquement quand on les enfonçait dans la serrure : c’est d’une piqûre de cette sorte que mourut le prince Savelli à qui une femme aimée avait donné la clef de son boudoir ; il y avait aussi la grenouillette, qu’avait inventée Guilbourg et qui faisait mourir de rire ; il y avait les confitures, les gâteaux, les soupes, le pain, le sel, les épices, les sauces, les sorbets, les viandes, les tisanes, les parfums et les lavements… On en était arrivé à se défier de ses meilleurs amis, et à n’accepter plus, ainsi que le prudent abbé Griffard, le plus limpide verre d’eau, fût-il versé par la plus jolie main. Ambroise Paré raconte qu’étant à Rouen, il dîna en une compagnie où se trouvait un homme « qui le haïssait fort pour cause de religion ». On lui présenta un plat de choux dont il se servit une portion ; à la première bouchée, il ne s’aperçut de rien ; à la seconde, il sentit une grande chaleur au gosier : il était empoisonné. Il prit un verre d’eau, se lava la bouche, se leva de table et courut chez l’apothicaire. Simple incident. C’était chose courante.

Si Richelieu vivait entouré de chats, c’est qu’il savait bien que ces animaux sont de tous les plus méfiants. Ils flairent avec défiance les mets offerts par les mains les plus familières et ils refusent tout ce qui est suspect. Les chats de Richelieu avaient pour emploi de goûter sa nourriture et d’en faire l’essai, surtout peut-être quand ces aliments envoyés par le roi semblaient devoir être acceptés sans hésitation. On en était à se défier de soi-même ; il existe quelques billets du pauvre Louis XIII recommandant de ne manger qu’avec d’extrêmes précautions les quartiers de venaison ou les fruits dont il gratifie ses amis : « Je vous envoie des fruits de Versailles dont vous ferez l’essai avant d’en manger, comme de tout ce que je vous enverrai. » – « Quand Nogent vous portera le jambon de marcassin, je vous prie d’en faire l’essai par quelqu’un avant que d’en manger, comme aussi de tout ce que je vous envoie par les uns et par les autres. » – « J’envoie Desprez vous porter des muscats de Château-Thierry. Je vous prie de les bien faire laver avant que de les manger. »

Quel cauchemar ! De quoi guérir à tout jamais de la gourmandise ! Mais ceux qui devaient vivre dans les transes, c’étaient les gens chargés de faire l’essai de toutes ces bonnes choses : se dire que tout ce qu’on mange, fût-ce du jambon de marcassin ou du muscat de Château-Thierry, est sans doute empoisonné, voilà qui ne doit pas aider au travail de la digestion ni inspirer beaucoup d’entrain aux convives.