L’encagé du Mont-Saint-Michel

Interrogez par un plébiscite les quarante millions de Français ; demandez-leur ce qu’était le cardinal La Balue : l’immense majorité des bulletins vous répondra que La Balue fut enfermé par Louis XI dans une cage de fer. Du reste de sa vie, pourtant active, personne si ce n’est les historiens de métier, ne sait rien, absolument rien. La Balue doit son universelle célébrité à cette cage dont la réalité reste problématique et au sujet de laquelle, tout au moins, on manque de renseignements authentiques.

Non point que, d’une façon générale, l’existence de ces instruments de torture puisse être mise en doute. Il est certain qu’une cage, destinée aux prisonniers indociles, fut transportée, par ordre de Louis XI, au Mont-Saint-Michel ; mais beaucoup de prisons en contenaient de similaires. Ces cages étaient, à ce qu’on croit, de l’invention et de la fabrication d’un Allemand, Hans Ferdagent, fort expert en ce genre d’ouvrages et auquel le roi, vers 1480, en aurait commandé plusieurs.

Il y en avait une à l’hôtel des Tournelles, à Paris ; une autre dans la cour de la Bastille ; une encore à Chinon ; une quatrième à Angers ; deux ou trois à Plessis-les-Tours. L’une de ces dernières était venue, sur chariot, de Verdun à Tours, amenant un page de Charles le Téméraire, nommé Simon de Quingey : deux hommes d’armes et deux geôliers veillaient jour et nuit sur le prisonnier. Louis XI, que ces choses distrayaient, dépêcha son médecin afin d’être renseigné sur la façon dont l’encagé avait supporté le voyage. Le malheureux n’allait pas bien : il dépérissait visiblement, d’autant plus vite que derrière ses barreaux, il ne pouvait se tenir debout et qu’il était chargé de chaînes pesantes autant que superflues. Ce qu’apprenant le roi donna l’ordre de supprimer les chaînes et de hausser un peu le plafond de la cage afin que le prisonnier pût enfin se dresser. Il était de solide complexion apparemment, car cet adoucissement suffit à lui rendre la santé.

Alors Louis XI voulut se donner le plaisir de le voir : on posa la cage sur des rouleaux, on la hissa, à grand-peine, sur un char et on la traîna jusqu’à Plessis-les-Tours. Le roi garda chez lui ce jouet pendant trois jours et s’amusa à tourner autour ; puis il s’en lassa et la cage fut reportée à Tours avec son habitant. En route, un essieu se brisa sous le poids de la lourde cellule qui bascula et s’abattit. On répara la roue, tant bien que mal, et après de longs et pénibles efforts, la cage fut rechargée et le chariot continua son voyage. Simon de Quingey devait rester encore pendant cinq ans derrière ses grilles : il n’obtint sa liberté qu’en 1485.

En quoi consistaient ces redoutables in-pace ? Philippe de Comines, qui « en tasta » durant huit mois, dit brièvement que ces cabanons étaient construits tantôt de fer, tantôt de bois : dans ce dernier cas on les recouvrait de plaques métalliques soit en dehors, soit au dedans. D’après un compte publié par Sauvai, les cages variaient de dimensions suivant la manière dont on voulait torturer le détenu. Elles étaient parfois si basses et si étroites que celui-ci était contraint à vivre roulé en boule ou plié en Z. Celle de Loches n’avait pas six pieds de large en tous sens, ce qui, en raison de l’épaisseur des barreaux donne, à peine, un mètre et demi à l’intérieur. À moins d’être un nain, le locataire ne pouvait demeurer là debout ni couché. Quelquefois la cage était suspendue au bout d’une chaîne à la voûte du cachot où on la logeait : elle oscillait alors au moindre mouvement du misérable qui y était enfermé. D’autres étaient montées sur pivot afin qu’on pût bien jouir, et sous tous ses aspects, de la vue de l’encagé. Quand on tenait à raffiner, des sentinelles en permanence agitaient la cage dès que le prisonnier, épuisé de fatigue, faisait mine de s’endormir…

Un dessin, daté de 1699 et conservé au cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale, représente une de ces cellules : elle paraît composée de seize grosses pièces de bois se coupant à angle droit avec seize autres solives solidement rivées. Sur le côté une porte ménagée dans cette massive charpente servait à introduire le captif auquel on passait la nourriture par un guichet de trois pouces environ de hauteur. On sait, par les comptes de Louis XI, qu’un bibelot de ce genre coûtait 3457 livres et demie. C’est cher.

La cage du Mont-Saint-Michel reste, de toutes, la plus célèbre parce que les geôliers l’utilisaient encore au XVIIIe siècle. La légende rapporte qu’un écrivain de talent ayant, dans un pamphlet, vitupéré la conduite immorale de Louis XIV, fut enfermé dans cette cage et y resta durant vingt-trois ans. Il aurait écrit de là des lettres navrantes à sa femme et à ses enfants et y serait mort, dévoré par les rats, contre lesquels il ne pouvait se défendre, car il était paralysé des pieds et des mains. Cette tradition locale inspira au citoyen La Vallée, qui, en 1793, publiait ses Voyages dans les départements de France, des pages enflammées et d’une éloquence si spéciale qu’il en faut donner un échantillon.

 

— « Ô honte éternelle des pontifes du culte romain ! écrivait ce candide patriote ; les os de six cent mille infortunés que vous fîtes lentement périr dans ces cachots ont servi de burin à l’humanité pour graver votre arrêt sur le piédestal de la liberté !… Les lettres de cachet amoncelaient les infortunés dans ces cavernes infectes et le Mont-Saint-Michel réclamait la priorité d’avoir vu la première cage de fer construite pour renfermer un innocent. Un guichet de douze pieds d’épaisseur fermait cet horrible tombeau, sculpté par les mains de la scélératesse et insensible témoin des larmes des infortunés que la mort est venue lentement chercher à travers cette croûte d’airain et de rochers… En Hollande, un homme croit pouvoir publier ce qu’il pense sur les amours hypocrites de Louis XIV et de Mme de Maintenon : il est arrêté et enfermé dans cette cage où il vécut pendant vingt-trois ans… »

 

C’est sur ce ton qu’on écrivait l’Histoire en 1793 et qu’on excitait aux représailles le peuple le plus crédule de la terre. Quoiqu’on en ait abusé, ce genre oratoire produit encore son effet dans certaines réunions publiques. D’ailleurs l’indignation de La Vallée était sans objet et il y a autant d’erreurs que de mots dans les périodes dont il accablait l’ancien régime. L’infortunée victime de la tyrannie dont le souvenir amenait tant de larmes aux yeux du patriote de 1793 n’avait pu déplaire à Louis XIV, car elle était née à Espalion en l’année même où mourut le grand roi. On voit dans l’ouvrage de M. Étienne Dupont sur les prisons du Mont-Saint-Michel que c’était un bourgeois appelé Victor La Cassagne. Venu à Paris, La Cassagne publia, de 1736 à 1740, un Traité de l’Histoire universelle et un Grand dictionnaire de géographie, ouvrages qu’il signa du nom de Dubourg qui était celui de sa mère. En 1745 il était à Francfort où, à l’instigation de certaines cours étrangères, il fît imprimer sous ce titre : l’Espion chinois, une série de libelles diffamatoires où il comparait la France à une courtisane sur le retour essuyant, sans même rougir, de perpétuels affronts. Arrêté comme pamphlétaire et extradé, il fut écroué au Mont-Saint-Michel le 22 août 1745.

C’était un pauvre hère et il arriva au Mont dans un état si lamentable que les moines de l’abbaye, pris de pitié, lui firent confectionner une chaude robe de chambre et un gilet de laine. Un magistrat entreprit le voyage pour interroger le diffamateur qui, sur l’ordre du ministre, avait été logé dans la grande cage restée au Mont depuis le temps de Louis XI, et qui occupait l’une des salles de l’officialité, non loin du grand escalier. Les religieux avaient obéi d’autant plus à contrecœur que pour mettre la cage en état, il leur en coûta 430 livres de réparations : il fallut renouveler les barreaux que la rouille avait descellés, consolider la porte, la garnir de verrous et de serrures et renforcer le tout de crampons et de bandes de fer. Dans cet horrible réduit le détenu pouvait se mouvoir, car le juge enquêteur note dans un de ses procès-verbaux que tandis qu’il l’interrogeait à travers les barreaux, Dubourg « se leva de dessus son lit et marcha jusqu’au bout de sa cage ».

C’était, au reste, un homme doux et mélancolique, ayant beaucoup d’esprit et de lecture, s’exprimant bien et « légèrement ». Jamais il ne se plaignait, et quand le sous-prieur de l’abbaye lui rendait visite, on ne parlait que « de sciences et d’objets indifférents ». La nourriture, passée au détenu par une trappe, était abondante et variée, semblable à celle des autres prisonniers : pain blanc, beurre, fromage et cidre au déjeuner ; soupe, deux plats de viande et vin pour le dîner ; le soir, on lui servait un rôti « d’au moins trois quarts de livre » et du dessert.

Certains historiens du Mont ont cité intégralement des lettres écrites par Dubourg « à sa femme », ou adressées par celle-ci au prisonnier. Or ces textes sont de pures fantaisies : le pamphlétaire n’avait ni femme ni enfants. Quant aux rats qui l’auraient dévoré vif après vingt-trois ans d’encagement, c’est encore une mystification ; Dubourg, au bout d’un an de captivité, se laissa mourir de faim : les religieux essayèrent de le nourrir de bouillon par le moyen d’un entonnoir ; mais il se refusa à tout secours, et après douze jours d’agonie, il trépassa désespéré en déchirant tous ses habits. Le plus affreux, c’est que les moines n’osèrent, de leur autorité, sortir le moribond de son cabanon et le transporter à l’infirmerie : il mourut encagé, ainsi qu’en fait foi l’acte d’inhumation « du corps du nommé Dubourg, âgé d’environ trente-six ans, décédé de cette nuit dernière, en une cage située dans le château de cette ville où il était détenu par les ordres de Sa Majesté ».

Dubourg fut le dernier pensionnaire à demeure de la cage de Louis XI. On n’utilisa désormais celle-ci que très rarement pour y loger, en manière de punition, les prisonniers récalcitrants. Depuis 1770 elle ne servait même plus à cet usage ; mais elle était restée un objet de grande curiosité pour les touristes et les pèlerins qui affluaient au Mont. Elle constituait une rente au gardien qui la montrait et « en faisait l’explication » ; c’est sans doute grâce aux successives transformations de ce boniment qu’elle passa pour avoir renfermé des hôtes illustres, tels que Noël Beda ou le cardinal La Balue. Vers 1785 Mme de Genlis vint la voir avec ses élèves, le futur Louis-Philippe et sa sœur, Mme Adélaïde : on les conduisit à la salle basse de l’officialité et ils furent mis en présence d’une lourde construction de bois, formée d’énormes bûches laissant entre elles des intervalles de trois à quatre doigts. Le jeune prince manifesta l’horreur que lui inspirait cet instrument de torture et témoigna son désir de le voir détruire. À quoi le prieur, qui accompagnait les visiteurs, répliqua qu’il ne s’y opposerait point, vu que M. le comte d’Artois avait déjà donné des ordres dans ce sens. Alors le prince, s’armant d’une hache, se jeta sur la cage et lui porta les premiers coups, aux acclamations de tous les détenus accourus pour assister à cette manifestation philanthropique. C’était sûrement la première fois, note Mme de Genlis, que ces voûtes retentissaient de pareils cris de joie. Il n’y avait là qu’un homme consterné et dont la figure s’assombrissait à chaque coup de hache ; et c’était le suisse de l’abbaye à qui l’on demanda la cause de sa tristesse. Quand il eut répliqué que cette curiosité constituait le plus sûr de son gagne-pain, qu’il la faisait voir aux étrangers et qu’elle lui rapportait de gros pourboires, le duc de Chartres lui donna dix louis en lui conseillant d’indiquer désormais aux visiteurs l’emplacement que cette cage avait occupé, ce qui lui vaudrait bien plus de profits encore.

L’avis du prince a été suivi : on montre aujourd’hui aux touristes du Mont-Saint-Michel le lieu où fut, durant trois siècles, l’affreux objet et même le crochet qui le tenait fixé à la voûte du sombre cachot.