Reliques

Si, le 15 octobre 1815, quand le navire jeta l’ancre au pied du rocher où l’Angleterre le déportait, l’empereur Napoléon se souvint de trois mots : – Sainte-Hélène, petite île, – qu’il avait tracés trente-cinq ans auparavant sur ses carnets d’écolier, il dut, d’un trait fulgurant de sa prodigieuse mémoire, évoquer son invraisemblable destinée.

Sainte-Hélène, petite île ! Pourquoi avait-il noté, en élève appliqué, le nom de cet îlot perdu dans l’immensité de l’Atlantique, alors qu’il se dispensait d’inscrire sur son résumé de géographie bien d’autres territoires plus importants ? Quelle curiosité avait éveillée en son jeune esprit ce volcan éteint connu des seuls navigateurs ; quelle fascination mystérieuse exerçait-il sur ses dix ans ? Ce serait folie de penser qu’il prévoyait l’avenir. Tout de même, il est vraisemblable qu’il se faisait une image de cette Sainte-Hélène ignorée : un paradis parfumé, peut-être, tel que sa Corse natale ; une terre fertile en idylles, comme celle de Paul et de Virginie ; ou, au contraire, un sol couvert de forêts impénétrables que jamais, depuis le déluge, les hommes n’avaient exploitées ? Que ne peut se forger une imagination d’enfant ? Maintenant elle était devant lui, cette île de son destin ; après deux mois et plus de navigation, il la contemplait à loisir : masse sinistre, côtes abruptes, murailles de rocs hautes de cent mètres, à pic sur la mer ; et, dans une gorge en face de laquelle le navire stationnait, les maisons basses d’une bourgade que semblaient écraser de leur entassement chaotique, des montagnes dénudées. Après un long regard à cette désolation, Napoléon dit à Gourgaud, l’un de ses compagnons volontaires : « Ce n’est pas un joli séjour. J’aurais mieux fait de rester en Égypte ; je serais, à présent, l’empereur de tout l’Orient. » Sur quoi il rentra dans sa cabine en attendant qu’il pût débarquer et qu’on lui eût aménagé un gîte dans cette bastille naturelle, où son arrivée n’était ni attendue ni annoncée.

Le mardi 17 octobre, à sept heures du soir, l’empereur, conduit par l’amiral Cockburn qui l’avait amené d’Europe, aborde sa nouvelle prison. À la descente du canot il lui faut gravir un escalier d’une quinzaine de marches, coupées par un palier. Ces marches, il ne les redescendra que mort, – vingt-cinq ans plus tard… Un quai étroit, une voûte ; puis la petite place de Jamestown, la capitale de l’île. Une foule compacte, maintenue par un cordon de troupes, s’entasse pour voir l’homme extraordinaire : le bruit de sa présence s’est répandu dans l’île, dont toute la population – deux cents Européens environ et plus de trois mille noirs – s’est ruée vers la ville. Mais la nuit tombe, on l’aperçoit à peine, confondu parmi ses fidèles : le grand maréchal Bertrand, Montholon, Las Cases, Gourgaud, Mmes Bertrand et de Montholon ; d’autres encore, courriers, serviteurs et valets de tous rangs. Du reste le trajet est court ; au bout de quelques pas, à l’entrée de la rue montante, sur la droite, on entre à la maison Portens : c’est l’hôtellerie de l’endroit, plus que simple. Cockburn l’a louée pour quelques jours, et l’empereur s’installe dans une chambre du premier étage, tandis que sa suite, tant bien que mal, s’arrange des autres pièces.

Quelle nuit ! On ne se flatte pas, certes, de connaître l’innombrable bibliographie de la captivité impériale, mais il semble bien qu’aucun des Français qui gravirent avec leur maître, ce premier degré de son calvaire n’ait eu le courage d’en consigner les douloureuses impressions. Imagine-t-on la consternation de ces familiers des splendides Tuileries et du royal Compiègne, en se trouvant campés dans cette misérable auberge ? Essayèrent-ils d’un semblant d’étiquette et de cérémonial, ou bien quand, les Anglais partis, ils se retrouvèrent entre eux, n’éprouvèrent-ils point la sensation d’une chute dans un abîme sans fond et d’un abandon définitif ? Quels propos purent-ils échanger qui ne fussent point désespérés ? Sera-ce l’exil sans limite, à deux mille lieues de Paris ? Faudra-t-il attendre la mort sur ce rocher rébarbatif, parmi ces impitoyables ennemis et ces demi-sauvages ? Passer, sans transition, des pompeuses élégances de la cour à l’état de Robinson est une vicissitude sans autre exemple dans l’Histoire, avec cette aggravation que Robinson n’avait jamais régné sur le monde et que son Vendredi n’était pas un geôlier. Les Anglais ne semblaient point du tout compatir à cette effroyable infortune : ils n’étaient pas le moindrement émus ou édifiés par le spectacle de ces admirables Français qui, pour ne point quitter le souverain qu’ils avaient adulé dans sa puissance, s’étaient disputé l’honneur de le suivre dans sa détresse et de s’y ensevelir avec lui. L’amiral Cockburn jugeait ainsi leur dévouement : « Les compagnons de Bonaparte s’obstinent à lui rester attachés d’une manière qu’aucun Anglais ne pourrait comprendre et même voir sans un profond sentiment de dégoût et de pitié ! »

Dès le lendemain, à six heures et demie du matin, ce gentleman se présentait à la maison Portens afin de conduire son prisonnier à une « villa » qu’on lui avait signalée sur les hauts plateaux, et qui serait pour le général, – ainsi, par ordre, désignait-il l’empereur – un séjour idéal. Napoléon achevait tranquillement sa toilette ; Cockburn dut l’attendre et ne dissimula pas son impatience : il estimait que son captif manquait d’égards ! Quand celui-ci fut prêt, il descendit de sa chambre ; voyant la mine renfrognée de son geôlier, il se contenta de dire : « Monsieur l’amiral est un grossier personnage. » Puis il sauta à cheval et s’élança au galop sur la route qui monte vers l’intérieur de l’île. Outre Cockburn et deux officiers anglais, le grand maréchal Bertrand et le mameluk Ali l’accompagnaient. Par des chemins tortueux et des sentiers de montagne, on atteignit, au bout de deux lieues, Longwood, habitation du colonel Skelton, lieutenant gouverneur de Sainte-Hélène. Soit qu’il fût résigné à tout, soit que l’isolement de cette propriété lui plût, l’empereur parut satisfait. On déjeuna chez les Skelton, puis on reprit le chemin de Jamestown ; mais l’empereur n’alla point jusque-là. Il avisa, non loin de la ville, un cottage bâti dans un site verdoyant que rafraîchissait un cours d’eau tombant en cascade : c’était la maison d’un sieur Balcombe qui vivait là avec sa femme et ses deux fillettes, Jenny et Betsy. Napoléon voulut visiter ce lieu séduisant ; apprenant qu’on lui céderait volontiers un pavillon d’une seule pièce, élevé au fond du jardin, il résolut de s’y fixer jusqu’au jour où Longwood serait disponible. Il s’y installa le jour même, et allait y demeurer durant deux mois, – deux mois qui valurent l’immortalité à la jolie Betsy Balcombe, un diable de quinze ans, vite devenue la camarade et « le lutin » de l’hôte auguste qu’hébergeaient ses parents.

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L’un de nos compatriotes, connu par d’importantes publications sur l’époque impériale, n’a pu résister à la harcelante tentation, qui le travaillait depuis longtemps, d’aller explorer le dernier séjour de l’empereur. Certes, il n’est pas le premier touriste français qui visite l’île fameuse entre toutes ; bon nombre y ont fait une courte escale de quelques heures, au cours d’un voyage au cap de Bonne-Espérance ; mais ils sont extrêmement rares ceux qui s’y sont rendus en pèlerins désintéressés et y ont séjourné durant plusieurs semaines. Fervent admirateur de l’empereur, M. d’Hauterive nous dit son émotion quand, au bout de dix-huit jours de navigation il vit se profiler, sur l’horizon des flots, le légendaire et lugubre rocher, et qu’il vint aborder à ce même escalier de granit dont le héros gravit les degrés. Comme le grand captif, il suivit le quai étroit qui longe la mer, s’engagea sous la voûte qui forme l’entrée de Jamestown. Rien de ce premier décor n’a été modifié depuis 1815. Voici la maison Portens où Napoléon a vécu durant quelques heures ; un incendie l’a détruite il y a peu d’années, mais on en conserve dévotement les quatre murs, nul n’ayant osé commettre le sacrilège d’abattre cette ruine-relique. Deux kilomètres après la sortie de la ville, est la propriété Balcombe ; le sentier qui y menait existe encore ; la vieille maison, abandonnée, est toujours debout ; mais une longue, blanche et plate bâtisse occupe l’emplacement du jardin, où Betsy lutinait irrévérencieusement son cher « ogre » ; c’est une construction récente de la compagnie de l’Eastern Telegraph, Trente mètres au-delà, on retrouve, un peu agrandi et modifié, le petit pavillon qu’habita l’empereur et où avait couché avant lui, en revenant des Indes, Wellington, le vainqueur de Waterloo. Enfin c’est Longwood, qui durant plus de cinq ans fut la résidence du souverain déchu : une masure, profondément vénérable, mais enfin une masure, – encore que l’amiral Cockburn eût l’audace d’affirmer qu’elle valait Saint-Cloud !

Indiquons ici en quelques lignes, tels que les a relevés M. d’Hauterive, les avatars ultérieurs de la maison de Longwood et le sort qui fut fait à de si poignantes reliques. D’abord l’empereur étant mort, ses fidèles dispersés, les meubles, qui appartiennent au gouvernement britannique, sont vendus ; plusieurs, achetés par Hudson Lowe, seront transportés en Angleterre. Puis la maison est louée à des fermiers et scandaleusement profanée : la chambre de l’empereur, son cabinet de travail, sa salle de bain, réunis en une seule pièce, sont transformés en étable : des mangeoires prennent la place des cheminées ; un gros pavé est substitué aux planchers arrachés. Le salon où mourut Napoléon devient un grenier à blé. En 1836, le gouvernement anglais, propriétaire de ce lieu fameux, le met en adjudication et en autorise la destruction complète – vieille rancune. Tel est l’état des choses quand, en 1840, le corps de l’empereur est exhumé de la vallée du Tombeau et transporté aux Invalides. Par bonheur l’acquéreur des locaux tarde à démolir ce qui en reste, et quand, en 1852, Napoléon III est empereur, son premier soin est d’engager des pourparlers avec l’Angleterre, qui, en 1858, consent à céder à la France le domaine de Longwood, moyennant 178 565 francs. Aussitôt un vétéran de l’époque impériale, le commandant de Rougemont, est envoyé à Sainte-Hélène avec mission de rétablir dans leur état primitif la maison et le tombeau du grand homme. On lui adjoignit quelques soldats du génie, sous le commandement du capitaine Masselin. Les travaux de réfection, se prolongèrent jusqu’en 1860 et coûtèrent 163 000 francs. Longwood était provisoirement sauvé.

Le garde du génie Mareschal succéda au commandant de Rougemont. Deux de ses soldats, le caporal Morilleau et le sapeur Moutardeau, ayant épousé des filles anglaises de l’île, s’y fixèrent à demeure. Montardeau mourut en 1873 ; Morilleau, remplaçant Mareschal, vécut jusqu’en 1907. Un nouveau conservateur fut désigné, M. Roger ; ses premiers rapports étaient inquiétants : sous l’influence délétère du climat, la maison de l’empereur, de nouveau, menaçait ruine. Notre confrère Albéric Cahuet entreprit une campagne de presse ; elle eut pour heureux effet, en mars 1914, sur la proposition de MM. Engerand et Marin, le vote par le Parlement d’un crédit de 30 000 francs qui permit une restauration partielle mais consciencieuse. Le poste de conservateur resta vacant durant la grande guerre ; il est occupé aujourd’hui par M. Georges Colin, ancien adjudant du génie, qui veille avec sollicitude sur cet hectare de terre française, enclavé dans la colonie britannique et chargé de tant d’épiques souvenirs.

Quant à Betsy Balcombe, la petite « camarade », le démon taquin de Napoléon, mariée en Angleterre à M. Arbel, elle vécut jusqu’en 1874, ayant écrit de charmants Mémoires. Elle était pauvre et veuve ; mais elle gardait pieusement les cadeaux qu’elle devait à son « grand ami » : une bague ornée de l’N en diamants, de précieuses assiettes de Sèvres ; elle conservait aussi ses devoirs d’écolière corrigés par la main impériale.

Une autre femme, que nombre de nos contemporains ont connue, était aussi une relique vivante de Sainte-Hélène, – la dernière, sans doute. C’était la marquise douairière de Lapeyrouse, née Napoléone de Montholon. Elle avait vu le jour dans l’île, en 1816, et l’empereur fut son parrain. Elle décéda à Aix-en-Provence, en janvier 1907. Malgré près d’un siècle écoulé, pouvait-elle avoir oublié que, âgée de cinq ans, elle avait souvent aperçu, au bras de son père, le maître du monde traînant son agonie dans son maigre jardin, ou grelottant dans sa vieille houppelande, devant la fenêtre ouverte de sa pauvre chambre, et, comme nous l’a montré Cahuet, tenant entre ses mains une fleur qu’il respirait longuement, en songeant peut-être au temps des roses de la Malmaison ?