L’Évêque et le Préfet

Victor Jullien était, en 1802, préfet du Morbihan. Méridional goguenard et voltairien convaincu, il avait été général des armées de la République, et Bonaparte l’avait nommé, à cause de « sa poigne », dans ce département lointain où, durant si longtemps, les prêtres insermentés et les chouans avaient dominé en maîtres. Le Morbihan était le royaume de Georges Cadoudal, l’impénitent conspirateur royaliste ; ses partisans, même après l’institution du Consulat, se résignaient mal au triomphe définitif de la Révolution.

Jullien n’aimait pas les curés ; en vrai « bleu », il n’approuvait que très peu le Concordat, et lorsqu’il apprit qu’on lui expédiait de Paris un évêque, il se promit bien de tenir « cette soutane » à distance. Il s’en expliquait franchement, par correspondance, avec le ministre, admettant qu’on estimât les prêtres « utiles comme instruments », mais bien résolu à « ne pas se prosterner » et à garder sa défiance envers « la clique » et les « empiètements sacerdotaux ». Il sentit son dépit s’accroître lorsqu’il sut que « son évêque » était un ancien prêtre réfractaire, Mgr Mayneaud de Pancemont, curé de Saint-Sulpice avant la Révolution. Mgr de Pancemont avait en effet refusé de prêter le serment imposé par la constitution civile du clergé ; d’abord réfugié à Bruxelles, il s’était caché pendant la Terreur et avait disparu jusqu’au 18 brumaire. Et ceci encore déplaisait à Jullien : un noble, un insoumis, un émigré… belle recrue pour le nouveau régime !

Mgr de Pancemont était, à la vérité, un saint prélat et un très brave homme. Revenu secrètement à Paris, durant les mauvais jours, il avait vécu dans les environs de la ville, à Croissy, chez le ci-devant curé du lieu, jureur celui-là, marié et, comme on pense, virulent jacobin. Mgr de Pancemont avait rencontré là, parfois, l’ancien chancelier Pasquier, qui certifiait n’avoir jamais vu « homme plus évangélique ni plus laid », et aussi la future impératrice Joséphine, à laquelle il n’avait pas déplu.

La première entrevue du préfet Jullien et du nouvel évêque de Vannes fut très froide ; jamais deux hommes ne parurent moins faits pour se comprendre. Le premier, rude soldat, formé à l’école des camps révolutionnaires ; l’autre, prélat irréprochable et parfait gentilhomme. Mais dès le second entretien, les choses changèrent ; tous deux en effet, le chrétien comme l’incrédule, étaient des bonapartistes émerveillés, et cette communauté d’admiration les fit amis pour la vie. Au bout de huit jours ils s’adoraient ; jamais Mgr de Pancemont n’avait rencontré tant de franchise et de rondeur que chez « son excellent préfet » ; celui-ci ne pouvait concevoir qu’il y eût sur terre un autre que « son estimable évêque » pour joindre plus de vertus à plus d’impartialité. Tel était le ton des rapports qu’ils adressaient au ministre. Ils se voyaient presque chaque jour, dînaient l’un chez l’autre, ne décidaient rien sans entente ; le prélat communiquait au fonctionnaire les lettres de ses curés et celui-ci lui passait, en échange, les rapports de ses maires ; d’où résulta que, en très peu de temps, l’organisation religieuse du département se trouva parachevée à la grande approbation de tous, – anciens chouans, prêtres jureurs ou réfractaires, jacobins, royalistes, bourgeois, paysans, marins, – et même au complet contentement des modérés qui, étant les plus délicats, sont aussi, comme chacun sait, les plus difficiles à satisfaire. On voyait entrer l’évêque à la préfecture ; on apercevait le préfet à la cathédrale et l’accord parfait de ces deux hommes, l’un redouté pour son énergie, l’autre vénéré pour sa sainte mansuétude, abolissait toute dissension.

Après quelques années d’une si pacifique administration, le préfet et l’évêque du Morbihan ne comptaient plus d’autres adversaires que de rares exaltés, anciens lieutenants ou soldats de Georges Cadoudal qui considéraient comme nul et non avenu tout ce qui s’était passé en France depuis 1789. Ils méprisaient autant le clergé concordataire qu’ils avaient méprisé, jadis, les curés jureurs, et le saint évêque de Vannes était à leurs yeux un intrus et un apostat, ni plus ni moins que s’il eût, naguère, prêté le serment constitutionnel. Car c’est un fait à remarquer : dans les provinces très attachées à la religion, l’union de l’Église et de l’État fut dans les premiers temps aussi difficilement acceptée par les catholiques que devait l’être, cent cinq ans plus tard, la séparation. Notre histoire intestine abonde en revirements de ce genre qui rendront bien ardue son étude aux écoliers de la postérité. Il arrivait de temps à autre que le préfet ordonnait l’arrestation de quelques-uns de ces mécontents. Au mois de juillet 1806, on en avait pris deux, Pourchasse et Bertin, à la suite d’une querelle dans un cabaret de Sulniac. Pourchasse et Bertin, reconnus pour d’anciens chouans, avaient été écroués à la prison de Vannes.

Le samedi 23 août 1806, Mgr de Pancemont quitta son palais épiscopal pour se rendre à Monterblanc où il devait confirmer les enfants. Monterblanc est à trois ou quatre lieues de Vannes. L’évêque partit en voiture, à sept heures du matin ; il emmenait avec lui son vicaire général, M. Allain, et son secrétaire, l’abbé Jarry. Le cocher Diraison était sur le siège ; un domestique, nommé Thétiot, monté sur un maigre bidet, trottinait devant la calèche.

À Meucon, Joseph Daniel, maire de Monterblanc, se présenta pour guider monseigneur et sa suite dans les mauvais chemins du pays. Sous sa direction on continua d’avancer et l’on traversait vers neuf heures la lande du Parc-Carré, quand tout à coup cinq hommes surgissent des broussailles, arrêtent la voiture et jettent à bas le cocher. Miséricorde ! Ce sont des chouans ! Un d’eux s’approche de la portière :

— L’évêque est-il là ?

— Oui.

— Qu’il lise.

Et il tend un billet ainsi rédigé : « Si les deux individus arrêtés à Sulniac ne sont pas remis en liberté sous huit heures à dater de ce moment, les personnes que nous arrêtons seront fusillées. Si les gendarmes se présentent et sont assez hardis pour faire feu, les personnes que nous arrêtons seront les premières immolées. »

— Vous avez lu, monsieur ? Eh bien, descendez !

Mgr de Pancemont est tiré violemment hors de sa voiture, dépouillé de sa soutane violette et revêtu de l’habit du maire de Monterblanc. Le secrétaire, l’abbé Jarry, est obligé d’endosser la veste du domestique Thétiot. Tandis que ces travestissements s’effectuent, le chouan, s’adressant à M. Allain resté dans la voiture, lui commande – il aime son évêque – de faire diligence, d’aller trouver le préfet : si à quatre heures de l’après-midi Pourchasse et Bertin ne sont pas rendus au village de Saint-Jean-en-Brévafay, Mgr de Pancemont et « ce monsieur qui l’accompagne » seront passés par les armes.

— Pour vous, ajoute-t-il, parlant à Thétiot et à Daniel, courez à Monterblanc, annoncez qu’il n’y a pas confirmation. Si l’on nous poursuit, l’évêque et son secrétaire mourront.

Sans réclamer d’autres explications, M. Allain, conduit par le cocher Diraison, reprend à grande allure la route de Vannes, emportant le billet comminatoire. Thétiot et Daniel, allégés de leurs vêtements, s’éloignent dans la direction de Monterblanc. Les chouans hissent le prélat sur le cheval du domestique ; l’abbé Jarry va suivre à pied et la petite troupe s’enfonce dans la lande. Après avoir marché longtemps, on arrive à un bosquet où l’on fait halte ; les chouans offrent à leurs prisonniers des œufs durs et de l’eau-de-vie ; puis on se remet en route, parmi les ajoncs et les fondrières, et l’on gagne un champ de genêts où l’on s’arrête. Mgr de Pancemont, épuisé de fatigue, s’évanouit. Les chouans le soutiennent par-dessous les bras et l’étendent sur le sol ; l’abbé Jarry ouvre un parasol pour abriter la tête de monseigneur, car le soleil chauffe dur sur cette lande sans ombre.

Les chouans se sont couchés et dorment, l’arme au bras, accoutumés à ces escapades. Le prélat et son secrétaire, pour qui ces émotions sont plus nouvelles, attendent, dans l’angoisse, n’osant pas se communiquer leurs réflexions. Elles ne sont pas couleur de rose, sans doute. Le préfet consentira-t-il ? Est-il bien homme à composer avec de pareils brigands ? Va-t-il violer la loi, qui est toute sa religion, pour sauver la vie de deux prêtres ? À tout peser, c’est bien invraisemblable. Certes, il est l’ami personnel de l’évêque ; mais son affection est-elle si grande qu’il se résigne à lui sacrifier son autorité ? S’il le fait, que dira l’empereur ? L’heure passe, le soleil commence à descendre ; on est bien près de quatre heures certainement et les deux otages ne paraissent pas. Peut-être le préfet les aura-t-il tout de même relâchés et en auront-ils profité pour retourner directement chez eux. Comment découvriront-ils d’ailleurs cette lande solitaire ? On leur a fait dire de se rendre à Saint-Jean-en-Brévalay. Qui, à ce village, leur indiquera le chemin ? Mais il faut croire que la discipline est sévèrement observée chez les chouans et la télégraphie secrète bien agencée, car on aperçoit deux hommes, là-bas, dans la lande. Ils approchent à grands pas ; ce sont eux ; c’est Pourchasse et Bertin. Les voici, exacts au rendez-vous. Aussitôt les chouans réveillés et debout tiennent conseil.

— Vous êtes libre, dit à l’évêque leur chef, qui décidément a l’air et le ton d’un gentilhomme. Mais tout n’est pas fini : vous vous rendrez seul à Vannes. Je retiens votre secrétaire ; si demain, à midi, vous n’avez pas remis à un endroit, que vous allez sur-le-champ désigner, une somme de 24 000 livres que le préfet nous a volée, votre croix de la Légion d’honneur, votre anneau pastoral, et l’original du billet que le grand-vicaire a porté à Vannes… M. Jarry, que voici, sera fusillé…»

L’évêque s’incline ; tout sera fait comme l’ordonnent ces messieurs ; demain, à midi, une boîte contenant les objets sera déposée chez M. Rolland, le recteur de Saint-Avé. Pourchasse est chargé de reconduire le prélat jusqu’à la grande route ; arrivé là, il lui demande la permission de l’embrasser, lui indique la direction de Vannes et disparaît aussitôt en rampant dans les genêts.

 

Ici l’intérêt se divise : Faut-il suivre l’évêque de Vannes, rentrant à sa résidence, couvert des habits de son domestique, y arrivant à neuf heures du soir, reçu en triomphateur, on ne voit pas bien pourquoi, s’évanouissant à la cathédrale où il se rend pour remercier Dieu, s’évanouissant encore à la préfecture et s’occupant, dès qu’il a repris ses sens, à recueillir la somme requise par les intraitables chouans ? Ne vaut-il pas mieux rester avec ceux-ci qui, l’évêque parti, gardèrent, dans la lande, leur prisonnier jusqu’à la nuit. Le pauvre abbé Jarry avait fait son sacrifice ; encore qu’il en jugeât autrement, il ne pouvait croire qu’il se trouverait quelqu’un d’autre que lui pour estimer sa vie 24 000 livres : aussi se mit-il en prières. Le soir venu, ses compagnons l’entraînèrent jusqu’à une maison isolée où on lui servit encore des œufs durs : le menu des chouans n’était pas varié. Il coucha dans la paille et il assure qu’il s’endormit. Il ne cache pas, d’ailleurs que dès l’aube il compta les heures avec une certaine impatience. Peu avant midi, un inconnu apporta une petite boîte, une mignonne petite boîte bleue qu’on ouvrit en présence de l’abbé, lequel en guettait le contenu avec quelque anxiété : les vingt-quatre rouleaux d’or s’y trouvaient et aussi la croix d’honneur de l’évêque, et la lettre que par une singulière attention, le prélat avait nouée d’une faveur rouge. L’anneau pastoral y était également ; mais Mgr de Pancemont avait jugé inutile d’envoyer à « ces messieurs » la pierre fine qu’il tenait de la magnificence de l’empereur et il l’avait remplacée par « un joyau » de valeur à peu près nulle : les chouans n’étaient pas lapidaires et se déclarèrent satisfaits. L’abbé Jarry aussitôt mis en liberté ne flâna pas sur la route de Vannes, et rentra à l’évêché à huit heures du soir.

Mais de ce jour-là ce fut fini de l’amitié entre l’évêque et le préfet : celui-ci ne pouvait pardonner au prélat de l’avoir mis dans l’obligation de composer avec « les brigands ». L’évêque, pour sa part, n’était pas très fier de devoir la vie à ce fonctionnaire civil, ce qui le plaçait dans une sorte de dépendance déférente qu’il supportait malaisément. Et puis l’empereur, leur idole à tous deux, s’était montré extrêmement mécontent de l’un et de l’autre. Il traitait l’évêque de lâche, et déclarait que le préfet avait déshonoré la loi. De sorte que, bien vite, Jullien en revint à ses préjugés passés, attestant que « les soutanes » ne sont bonnes à rien qu’à jeter partout le désarroi ; il n’allait plus à la cathédrale que pour les fêtes officielles ; encore y montrait-il peu de recueillement. Mgr de Pancemont pleurait les illusions de ses premiers temps d’épiscopat ; le préfet était décidément de ceux dont l’esprit absorbe le cœur et à qui l’intérêt tient lieu de conviction. Bientôt une guerre sourde s’engage entre eux ; cette misérable aventure de la lande du Parc-Carré pèse sur leurs destinées mutuelles ; chacun en souffre de son côté. Comme l’évêque avait le cœur tendre, il en souffrit plus que l’autre ; il en souffrit au point d’en mourir, ce qui arriva le 13 mars 1807. Il fut peu pleuré par son ex-ami qui, ce jour-là, crut devoir donner un mot de regret au « vertueux prélat », mais qui jugea tout de même que c’était là un bon débarras.