Napoléon académicien

Au nombre des affections auxquelles est exposée notre pauvre humanité comptent la fièvre rouge et la fièvre verte. Elles se révèlent toutes deux par des symptômes à peu près semblables ; mais si la première – très répandue – sévit à des époques déterminées telles que l’approche du 1er janvier ou de la fête nationale, la seconde, plus rare et plus capricieuse, se manifeste seulement quand se produit une vacance à l’institut. L’explication de ce phénomène est très simple pour qui sait – et nul, je pense, ne l’ignore – que l’on nomme « fièvre rouge » l’état d’anxiété des candidats au ruban de la Légion d’honneur dans l’attente d’une promotion, et « fièvre verte », l’impatiente agitation de ceux qui sollicitent un siège à l’une quelconque de nos Académies. Il n’y a pas à en rire ; ce sont là troubles auxquels les plus impassibles ne sont point réfractaires : Napoléon lui-même y fut sujet ; mais contrairement au commun des mortels, il eut la fièvre verte avant l’autre ; on croit qu’il l’attrapa en l’automne 1797, à Tassariano, dans la fréquentation de Monge, lequel, étant membre de l’Institut national, classe des sciences physiques et mathématiques, se trouvait, par là même, vacciné contre le mal, mais pouvait cependant le communiquer.

Or, à cette époque, l’un des fauteuils de cette Académie fut déclaré vacant : celui de Carnot. Non point que Carnot fût mort ; il était simplement rayé du nombre des vivants, depuis le coup d’État du 18 fructidor. Pour bien établir que quiconque leur déplaisait devait être considéré comme n’existant plus, les Directeurs exécutifs invitèrent l’Institut à procéder au remplacement de celui qui avait été, aux jours tragiques, l’organisateur de la victoire. On s’attendait à ce que l’Institut regimbât devant cette mise en demeure ; point du tout : docile aux ordres du pouvoir, il déclara vacante la place de Carnot et les amateurs aussitôt commencèrent leurs évolutions. Tout de suite, il s’en présenta onze. Le premier qui se révéla, le plus pressé, fut le ci-devant marquis de Montalembert, âgé de quatre-vingt-quatre ans ; puis vinrent Lamblardie, Louis Berthoud, Dillon, Bréguet, Janvier, Callet, Grobert, Molard, Lenoir et Servières. Ce dernier n’était pas illustre ; il s’était ou imaginait s’être fait connaître par un savant mémoire sur la Manière de cueillir les feuilles des arbres et de les donner à manger aux bestiaux ; il était également l’auteur d’un travail important sur la façon de consulter le thermomètre en le plaçant horizontalement et non verticalement, comme on en a la déplorable habitude. Les autres candidats étaient des mécaniciens, des ingénieurs ou des mathématiciens de grande valeur, et la première classe de l’institut allait connaître l’embarras du choix entre tant d’illustrations sollicitant ses suffrages, quand elle apprit qu’un douzième compétiteur, résidant momentanément en Italie, se mettait sur les rangs : c’était Bonaparte, le jeune vainqueur dont toute la France alors se montrait follement éprise… Les onze nez des autres candidats durent s’allonger à l’entrée en scène de ce concurrent imprévu.

Ce n’était pas que ses titres fussent éminents – en tant que mathématicien, bien sûr ; – ce qu’il avait appris, il le savait imperturbablement ; mais sa science était courte ; elle ne dépassait pas le classique Bezout, l’ouvrage de mathématiques supérieures en usage dans les écoles militaires ; mais allez donc exiger des chiffres de qui vous apporte Arcole, Lodi, Castiglione, Rivoli – et par surcroît Léoben. Il suffisait qu’un tel homme eût envie d’entrer à l’Institut pour que les portes s’ouvrissent toutes grandes ; et Bonaparte en avait bien envie : il semble même que ce fût là, en attendant mieux, sa plus harcelante ambition. À quelqu’un, lui demandant à quoi il emploierait ses loisirs lorsqu’il aurait assuré la paix : « Je m’enfoncerai dans ma retraite, répondit-il, et j’y travaillerai à mériter un jour d’être de l’Institut. » La science, et surtout la science astronomique, a pour lui tant d’attraits qu’il la prise autant que les plus doux plaisirs de l’amour : « Partager une nuit entre une jolie femme et un beau ciel, employer le jour à contrôler des calculs et des observations », telle est, à vingt-huit ans, sa définition du bonheur. Resterait à savoir si les jolies femmes de ce temps-là s’accommodaient de toute cette cosmographie et de tous ces chiffres. Toujours est-il que Bonaparte avait de grandes chances et que sa candidature se présentait bien. Il expédia son ami Monge en éclaireur ; lui-même arriva à Paris le 5 décembre : l’élection était fixée au 15 du même mois.

Tout l’intérêt, il faut le dire, s’attachait au jeune conquérant qu’acclamaient les Parisiens ; et je pense aux onze savants, ses concurrents, pour la plupart hommes d’âge – sans insister sur l’octogénaire — s’obstinant à lutter contre cet adversaire invincible. Je les vois, trottant par ce glacial frimaire, crottés jusqu’aux omoplates, accomplissant courageusement leurs 144 visites – tel était le nombre total des membres à solliciter – et se heurtant, dans les rues boueuses, au pompeux cortège de leur rival, ce blanc-bec qui ne sortait qu’en carrosse, escorté d’un escadron d’honneur, reçu solennellement par le Directoire, par les deux Conseils, par les ministres, triomphalement accueilli par tous les grands corps de l’État, encensé comme une idole par les femmes les plus aimables et les plus influentes. Ah ! sa campagne académique était facile ! Et il fallait que la fièvre verte tînt fortement les onze autres pour qu’ils n’abandonnassent point la partie, perdue d’avance. Pas un ne se découragea. Dès le scrutin préparatoire pourtant, nulle illusion ne pouvait subsister, encore que, jusqu’à l’élection définitive, on pût s’attendre à des surprises. Le mécanisme adopté pour le vote était de l’invention de Borda, l’illustre mathématicien, et on pense bien que ce n’était pas simple. Je voudrais tenter d’en donner un aperçu. Chacun des académiciens devait écrire les noms des postulants en les alignant au rebours de ses préférences ; ainsi, dans le cas qui nous occupe, le candidat qu’on souhaitait élire était placé le dernier de la liste, et le premier inscrit était celui dont on jugeait les chances les plus faibles. On numérotait les noms ainsi classés ; on faisait le total de ces numéros, et on déclarait éligibles les trois candidats dont les noms étaient accolés aux plus gros totaux. Saisissez-vous ? Pas encore. Mais voici qui vous éclairera : le règlement exigeait – je copie textuellement sans, pour ma part, y rien comprendre, – que « s’il arrivait qu’une ou plusieurs sommes fussent égales à la plus petite de ces trois sommes, les noms seraient portés sur la liste de présentation dans laquelle on tiendrait compte de l’égalité des sommes. En ce cas, les plus grandes…. » Non ! j’y renonce ! Pour voir clair en cet inextricable calcul, il faut lire une plaquette que M. Lacour-Gayet, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, a consacrée à Bonaparte, membre de l’institut. Non seulement on suivra là les curieuses et amusantes péripéties de la candidature, de l’élection de Napoléon, de sa réception enthousiaste, de son assiduité éphémère, mais on y trouvera, en précieuses reproductions de documents, jusqu’à présent inédits, extraits des archives de l’Académie des sciences, tout le mécanisme du scrutin, tel qu’il était sorti du mathématique cerveau de Borda. Ça vaut d’être vu : c’était si compliqué que, si grande fût l’habitude des chiffres dont étaient doués ces savants, il arrivait qu’un d’eux perdait pied dans ces calculs et qu’on devait annuler son vote : ce qui advint pour Napoléon, lequel, du reste, n’en obtint pas moins une majorité écrasante, ainsi que l’établit le compte définitif ci-joint, pieusement conservé dans les archives de la docte assemblée :

 

104 bulletins formant au total : 624 votes.

Le général Bonaparte obtient… 305 votes

Le citoyen Dillon… 166 votes

Le citoyen Montalembert… 123 votes

Total égal : 624 votes

 

Considérez avec respect cette addition : elle est l’œuvre des plus fameux calculateurs dont se glorifiait la France à la fin du XVIIIe siècle ; elle a passé sous les yeux des mathématiciens les plus réputés, de ceux qui pèsent, à un gramme près, les étoiles, et qui, du fond de leur cabinet, sans se tromper d’un centimètre, mesurent les étendues célestes. Considérez-la attentivement : ELLE EST FAUSSE ! C’est bien réconfortant pour ceux qui, comme moi, n’ont pu pousser l’étude de l’arithmétique plus loin que les deux premières règles et qui sont cependant assez instruits de ces choses mystérieuses pour constater que 305 + 166 + 123 donnent un total de 594, et non de 624. Même en retranchant les trente voix dont ce calcul gratifie indûment le candidat, je ne pense pas qu’on puisse raisonnablement attaquer son élection : la majorité lui reste imposante. Tout de même, il y a là un « vice de forme », et si quelque descendant du citoyen Dillon ou du citoyen Montalembert, les deux concurrents évincés, découvrait la juridiction compétente, il pourrait bien se faire qu’il eût gain de cause et qu’il fût établi par autorité de justice que Napoléon n’a jamais été de l’Institut.

Le plus singulier est que ça ne diminuerait en rien sa renommée.