Carmagnole

Dans l’hiver de 1801, l’hôtel de Mme de Santa-Croce, riche Espagnole habitant Paris, fut visité par des cambrioleurs qui enlevèrent tous les diamants de la dame. Le soir de ce jour-là, le premier Consul recevait aux Tuileries ; on causa du vol considérable dont tout Paris s’entretenait, Bonaparte assurant que les coupables seraient bientôt arrêtés, l’ambassadeur d’Espagne se montrant plus sceptique. À son avis, des gens assez habiles pour soustraire un million de bijoux, dans une maison gardée par un grand nombre de domestiques, devaient être déjà hors d’atteinte ; on ne les retrouverait jamais. Le Consul, piqué, interpella Fouché, alors ministre de la police. Celui-ci déclara qu’en effet l’affaire se présentait difficile ; aucun indice révélateur ne permettait de fixer les soupçons et il restait peu d’espoir de découvrir les coupables. Bonaparte le prit à part.

— Ne négligez rien, dit-il ; cet Espagnol m’a donné de l’humeur ; je veux lui apprendre que notre police est plus habile que celle de Madrid. Carte blanche pour l’argent.

Le lendemain, au lever du Consul, Fouché, impassible et froid comme à son ordinaire, traversa la cohue des courtisans venus pour saluer le maître. Il pénétra dans le cabinet de Bonaparte apportant cette nouvelle : les voleurs de Mme de Sante-Croce étaient arrêtés ; tous les diamants dérobés se trouvaient, par son ordre, déposés chez un joaillier. Le ministre de la police, sachant en jeu l’amour-propre du Consul, avait accompli en douze heures ce miracle d’habileté. Miracle coûteux, à la vérité : il avait fait répandre par ses agents le bruit qu’une somme de 500 000 francs et l’impunité seraient assurées au dénonciateur. L’annonce d’une telle aubaine lui avait valu, dans la nuit même, la visite de l’un des filous qui, dans son empressement à gagner la prime, révéla le nom de ses complices et indiqua leurs domiciles. Le ministre l’avait gardé dans son cabinet jusqu’à l’heure où toute la bande fut arrêtée et le butin mis en lieu sûr ; puis le délateur s’était vu compter un demi-million, auquel on joignit un passeport pour l’étranger, avec ordre de quitter Paris avant l’aube. Cet heureux bandit partit enchanté ; Mme de Santa-Croce fut « aux anges », le sceptique ambassadeur émerveillé et confondu, Fouché triomphant et le Premier Consul se déclara satisfait.

Si satisfait même qu’il ne put se tenir de raconter la chose aux familiers dont s’emplissaient ses antichambres, vantant l’impeccable subtilité de sa police et le miraculeux fonctionnement de son administration. Tous s’extasièrent, comme bien on pense, et Fouché fut couvert de fleurs. Seul, un incrédule, le sénateur Rœderer, glissa dans l’oreille de son voisin :

— C’est une carmagnole du ministre de la police !

Laissant entendre par ce vocable, survivant du jargon révolutionnaire – nous dirions bluff, aujourd’hui, – que toute cette belle histoire était une mystification, une jonglerie de Fouché, jaloux de ne point faillir à sa réputation et bien capable d’imaginer cette escobarderie pour flatter Bonaparte. M. le sénateur Rœderer avait émis à voix très basse cette remarque qui peut-être n’était, dans son idée, qu’une plaisanterie sans portée. Il était bien certain de n’avoir été entendu que de celui auquel il l’avait discrètement communiquée. Pourtant, le jour même, vers deux heures de l’après-midi, il reçut un avis ainsi libellé :

 

Monsieur le sénateur Rœderer est invité à se rendre de suite au ministère de la police, pour affaire qui l’intéresse personnellement. – Fouché.

 

Rœderer ne passait pas pour être pusillanime ; sa vie publique, au cours de la Révolution, avait été un exemple de fermeté et de courage. Cependant, en lisant ce billet, il se souvint de son malencontreux mot de carmagnole, prononcé le matin, et il frissonna. À tout le monde le nom dont ce papier était signé faisait peur. L’anecdote a été contée par Gaillard, le plus intime confident de Fouché ; eh bien, Gaillard lui-même convient de la terreur qu’inspirait son ami.

Il l’avait connu, en 1789, dans des circonstances singulières. C’était à Arras, au temps de Pâques. En s’approchant de la sainte table, Gaillard avait remarqué l’édifiante piété d’un de ses compagnons de dévotion, oratorien comme lui et qui n’était autre que Fouché. Ils s’étaient plusieurs fois rencontrés au confessionnal et durant toute l’année ils fréquentèrent assidûment, aux mêmes offices, les sacrements. De là, confiance réciproque et amitié très vive. Quatre ans plus tard, le pieux Fouché prêchait l’athéisme aux populations de la Nièvre, inventait pour sa fille le baptême laïque, décrétait de sa propre autorité le culte de la Raison et brûlait sur les places publiques les ornements sacerdotaux pillés dans les églises. Sur quoi Gaillard, révolté, cessa de voir son ci-devant ami et ne reprit avec lui les relations qu’en 1799, lorsque l’ancien terroriste, nommé à la police, s’attacha à la fortune du Premier Consul. À cette époque Fouché recherchait ses anciens confrères de l’Oratoire et les attirait dans son salon – ce salon familial où, quelle que fût l’assistance, les marmots du ministre étaient maîtres au point de choisir les plus belles fleurs du tapis, pour s’y soulager sans fausse honte : « – Qu’est-ce qu’un léger désagrément, observait à ses invités un peu surpris l’indulgente Mme Fouché, en comparaison de l’inconvénient d’aigrir à jamais le caractère d’un enfant ? »

Si un camarade d’ancienne date, comme Gaillard, n’abordait pas le terrible policier sans un certain trouble, on imagine que Rœderer, ayant sur la conscience son mot subversif, n’était pas très rassuré en pénétrant dans le cabinet du ministre. Après les compliments d’usage, Fouché désigne au sénateur un fauteuil, prend lui-même place à son bureau, jouissant manifestement de l’appréhension que décèle l’attitude de son visiteur forcé. Ouvrant un tiroir, il en sort une clef et la montre à Rœderer.

— La reconnaissez-vous ?

— Oui, répond l’autre, stupéfait, c’est la clef de la grille donnant de mon jardin dans les Champs-Élysées.

— Et celle-ci ?

— La clef de ma maison.

— Cette troisième ?

— Celle de ma chambre à coucher.

— Cette autre ?

Le sénateur n’est pas à son aise ; de sa main tremblante il saisit l’objet que lui présente le ministre, l’examine avec stupeur et balbutie :

— C’est la clef de mon secrétaire…

— Monsieur Rœderer, si tout ceci n’est qu’une carmagnole, dit Fouché, en appuyant avec intention sur le mot, votre émotion est trop forte… Continuons. J’ai encore trois clefs à vous montrer. Voyez celle-ci.

— Elle ouvre mon coffre-fort !

— Dans lequel vous placez l’argent courant ?

— Oui vraiment… Mais comment savez-vous cela ?

— Monsieur le sénateur, puisque vous reconnaissez toutes ces clefs, je commence à croire qu’il ne s’agit pas ici de carmagnole comme il s’en fait tant à la police. Poursuivons. Que dites-vous de cette sixième clef d’une forme extraordinaire ?

— C’est celle d’un coffre placé dans mon cabinet de travail.

— … Où vous déposez chaque mois votre traitement. Enfin examinez celle-ci ; n’est-ce point celle de la cassette la mieux garnie ? Si vous y conservez la dot de Mlle Rœderer, je l’en félicite.

Le pauvre sénateur anéanti, effondré, préféra s’avouer vaincu.

— Monsieur le ministre, supplia-t-il, expliquez-moi tout ceci. J’ai commis ce matin une indiscrétion qu’on a eu le tort de vous raconter, vous en voilà suffisamment vengé ; ne prolongez pas ma perplexité.

L’imperturbable ministre consent enfin à parler, et il nous faut ici résumer le récit de Gaillard : toutes ces clefs ont été fabriquées par d’habiles voleurs ; mettant à profit l’absence de Mme et de Mlle Rœderer qui partent ce soir même pour Versailles, ils doivent pénétrer la nuit prochaine dans l’hôtel du sénateur et s’emparer, grâce au trousseau, de tout l’argent qui s’y trouve.

— Rentrez chez vous, ajouta Fouché avec la mine d’un chat qui tient sous ses griffes une souris pantelante ; ne vous occupez de rien ; couchez-vous à votre heure habituelle. Les bandits se glisseront dans votre chambre ; ne bougez pas, vous risqueriez votre vie. Je ferai placer dans les armoires et sous votre lit toute une escouade d’hommes sûrs et robustes ; vous ne courrez donc aucun danger. Est-ce entendu ?

Le malheureux sénateur, pâle et s’épongeant, hésite. Ne vaudrait-il pas mieux, puisqu’on connaît les voleurs, procéder à leur arrestation avant qu’ils envahissent la maison ? Quelque certain qu’il soit du courage et de l’à-propos des policiers commis à sa sûreté, il a moins de confiance en son propre sang-froid, et il préférerait de beaucoup…

— Vous êtes un peureux, riposte Fouché. Si nous arrêtons avant le vol, vos détrousseurs ne seront pas condamnés ; le Code pénal exige un commencement d’exécution.

Rœderer, tout tremblant, n’ose attester qu’il se soucie peu du châtiment des voleurs. Sous le regard ironique de son adversaire, il essaye de garder bonne contenance ; pourtant il est époux, père de famille… Sa femme décidera. Sur ce compromis, il sort, très penaud, court à son hôtel, et deux heures plus tard Fouché reçoit un billet l’informant que Mme Rœderer renonce à se rendre à Versailles et qu’elle est résolue à mourir de peur si les voleurs ne sont pas arrêtés avant d’entrer dans la maison. L’impitoyable policier répond aussitôt :

 

Monsieur le sénateur manque de fermeté. Il assure l’impunité des brigands et les encourage à continuer leur vilain métier. Néanmoins je tiendrai ma promesse ; Mme Rœderer peut y compter.

 

Le soir même les voleurs étaient pris dans le jardin de l’hôtel, et Rœderer, rasséréné, remerciait avec attendrissement le ministre : seulement, les agents avaient commis une grande erreur. Ne s’étaient-ils pas avisés d’arrêter également le valet de chambre, un garçon dévoué, sans défaut, depuis longtemps dans la maison, un homme sûr, rangé comme une jeune fille sage…

— Monsieur Rœderer, vous êtes aussi par trop enfant, réplique Fouché. C’est ce parfait valet qui a conçu le projet du vol et a fourni les moyens de l’exécuter. Mais aussi pourquoi connaît-il tous vos coffres et ce qu’ils contiennent. Nos domestiques ne devraient jamais savoir que nous avons beaucoup d’argent. Le vôtre est un misérable. N’en parlons plus.

Sur ces mots, le sénateur, honteux et confus, rentra chez lui, jurant qu’on ne l’y prendrait plus à traiter de carmagnole les exploits d’un si clairvoyant Argus. Peut-être, au fond de lui-même, pensait-il que le tour joué par ce diable d’homme n’avait pas plus de réalité que l’autre, et que ses voleurs pouvaient bien être imaginaires comme ceux de Mme de Santa-Croce. La police de ce temps-là avait des agents pour toutes les besognes, dont la plus importante était la glorification du ministre. Mais s’il entrevit cette conjecture, Rœderer se garda bien de la publier. Désormais il professa une admiration sans bornes pour le grand homme qui l’avait sauvé de la ruine et peut-être du trépas. Fouché, de son côté, ne se privait pas de conter l’anecdote ; de sorte que la réputation de couardise du sénateur fut vite établie. Il avait manqué de bravoure : ceci était désormais reconnu, admis, officiel, et si bien hors de conteste que lorsqu’on discutait courage et sang-froid, Napoléon le prenait comme exemple et disait :

— Vous, Rœderer, vous pouvez être poltron, jamais l’Histoire n’en parlera…

Un savoureux sourire devait passer sur les lèvres minces et blanches de Fouché, qui ces jours-là était vengé de carmagnole.