On n’a pas à rappeler ici comment, en octobre 1914, Lille, n’ayant pour défenseurs que de faibles éléments d’infanterie et une batterie de canons, résista héroïquement, durant quatre jours, à une armée de 80 000 Allemands et dut enfin céder. Dès le premier jour de l’occupation fut affiché un placard informant la population que tout acte, toute tentative d’hostilité seraient punis de mort : « Il est également défendu, sous peine de mort, de lancer des dirigeables, des aéroplanes, des ballons montés ou vides, de lâcher des pigeons voyageurs, d’installer des appareils radiotélégraphiques, de faire des signaux optiques et de sonner les cloches… » De ce jour-là, Lille, séparée de la patrie par une infranchissable muraille de mitraille, n’allait plus rien connaître des péripéties de la lutte formidable dont l’enjeu était l’existence même du pays, les communiqués de la Kommandantur n’annonçant que des nouvelles démoralisantes : rien que des victoires allemandes ; la France aux abois, la capitale conquise… Pour authentiquer ces hâbleries le personnel de la poste apposait sur les lettres destinées à l’Allemagne un cachet portant le mot Paris, et « les soldats qui occupaient Roubaix s’imaginaient, sur la parole de leurs chefs, être déjà dans la banlieue de la Babylone moderne ». Pourtant, à certains jours, Lille entendait le canon ; nos armées résistaient donc, tout n’était pas perdu peut-être ?
Ce n’est ici ni le lieu ni l’heure d’évoquer le souvenir des tortures infligées aux Lillois durant ces mois tragiques. De toutes la plus cruelle, la plus déprimante était le sort de la patrie. Comment savoir ? Comment sortir de ces ténèbres, ranimer l’espoir et la confiance ? Un grand industriel, M. Firmin Dubar, administrateur de l’institut technique de Roubaix, obsédé par l’ardent désir de lutter contre l’emprise morale de l’envahisseur, en parla un jour à l’abbé Pinte, professeur de chimie au même institut. Celui-ci s’alarme également du découragement de ses malheureux concitoyens que l’intoxication des mensonges allemands mène à la désespérance. Pourquoi ne mettrait-il pas à leur service ses loisirs forcés et son savoir ? Sans hésiter, il fouille les réserves de l’institut où il est logé dans deux pièces exiguës ; il cherche et trouve des galènes, fabrique des appareils d’écoute, des condensateurs, des bobines de fortune, il détache le lambris vermoulu qui recouvre le mur de sa petite chambre, creuse dans ce mur une sorte d’armoire où ses appareils seront parfaitement à l’abri, et replace la boiserie sur ce placard improvisé. L’antenne indispensable manque, et comment l’installer sans éveiller l’attention des mouchards ennemis ? Un soir, il s’affuble d’une veste d’ouvrier, gagne les toits de l’institut, se dissimule derrière les mansardes et les cheminées. S’il est aperçu c’est l’arrestation immédiate, la fusillade pour le lendemain. De toits en toits il parvient à atteindre le fil téléphonique privé qui relie l’institut à la maison de son directeur, absent de Lille. Il saisit le fil, l’isole… C’est fait. Quelques minutes plus tard, rentré sans malencontre dans sa chambre, l’abbé pouvait noter un communiqué transmis par la Tour Eiffel ; et chaque jour, ainsi, il entendra la voix de la France. Les renseignements qu’il recueillait étaient polygraphiés à quelques rares exemplaires : l’un était remis à l’évêque, un autre au préfet du Nord ; on en distribuait quelques-uns à des patriotes sûrs ; mais un très petit nombre de privilégiés étaient seuls informés, et le but de redresser l’opinion publique n’était pas atteint.
C’est alors que M. Dubar conçut l’idée d’un journal clandestin. L’abbé radiotélégraphiste l’approuva avec d’autant plus d’ardeur qu’il avait perfectionné son appareil et captait maintenant les dépêches d’Angleterre. Tous deux confièrent leur projet à M. Willot, docteur en pharmacie et professeur à l’université catholique de Lille. On se procura une « Ronéo » pouvant reproduire quatre-vingts exemplaires. Outre les dépêches réconfortantes de la France libre, le journal devait publier un commentaire des textes officiels, des articles destinés à entretenir la confiance des envahis, et aussi des fantaisies où les Allemands seraient vertement malmenés. Le premier numéro parut le 1er janvier 1915, sous le titre de Journal des occupés… inoccupés ; il parvint au petit nombre de lecteurs, précautionneusement choisis, au moyen de divers sortilèges : les uns le trouvaient sur leur table ; à d’autres on le glissait dans une poignée de main, ou bien il leur arrivait enveloppant un paquet de denrées ménagères ; il portait, en manchette, cet avis : « Personnel et confidentiel, à ne communiquer qu’à bon escient. » Ce fut un ravissement, un rayon de soleil dans la nuit, et, pour la première fois depuis de longues semaines, on voyait, dans les rues de Lille, de Roubaix et de Tourcoing, des gens s’aborder avec un discret sourire de confidence. Le numéro du 23 janvier fut accueilli avec enthousiasme ; les lecteurs y reconnaissaient sans peine, dans les portraits esquissés par le gazetier mystérieux sur le ton du défunt Tintamarre, plusieurs des officiers allemands signalés pour leur extravagance ou leur prétention. Ces cinglantes fantaisies n’épargnaient ni le gouverneur de Lille, ni la majesté du kaiser lui-même. On rit beaucoup des Commandements du dieu allemand :
Le pain KK tu mangeras
Et digéreras péniblement.
Tout ton argent nous donneras
Sans protester, docilement.
Tous les Boches considéreras
Et toujours admirablement.
Les pires bourdes goberas
Sans réfléchir aucunement…
Le succès fut tel que M. Willot décida d’augmenter le tirage. Il fallait trouver une presse, du papier, un typographe, des collaborateurs ; mettre dans le secret bien des gens, hommes et femmes, prêts à affronter la mort pour éclairer un peuple qui s’anémiait à vivre dans les ténèbres. Ce fut l’affaire d’un jour. Willot installa l’imprimerie dans une petite salle de son laboratoire, et la nouvelle feuille parut en avril, sous le titre : Patience, nouvelles françaises. Elle contenait, outre une revue des faits de guerre, la reproduction de nombreux articles de journaux de Paris, et particulièrement du Temps. Un avis imprimé en tête avertissait le lecteur que « ce journal lui parviendrait régulièrement par des moyens qu’il ne doit pas chercher à connaître, qu’il est gratuit et qu’il faut le brûler dès qu’on l’aura lu ». On voudrait citer tous les noms de ceux qui collaborèrent à cette œuvre patriotique ; on ne peut ici que renvoyer le lecteur au livre de MM. Mauclère et de Forge où l’histoire est rapportée dans toutes ses péripéties. La vogue est aux drames policiers. Or, quelque féconde que soit l’imagination des spécialistes en ce genre émouvant, aucun n’égalera en angoissants épisodes le simple récit que ces deux auteurs nous tracent de l’héroïsme de braves qui, durant deux longues années, combattirent pour la patrie au sein même de l’occupation ennemie.
À Patience succéda l’Oiseau de France, et c’est ce titre, si heureusement choisi, qui définitivement prévalut. On pense bien que les téméraires distributeurs de l’occulte gazette ne se privèrent pas du plaisir de la déposer furtivement dans la boîte du gouverneur, de la placarder à la porte de la Kommandantur ; plusieurs officiers la trouvent parfois dans leur poche ! Les officiers allemands, mis en chasse, écument de leur impuissance à découvrir les auteurs de l’insolent pamphlet. Tous les moyens sont employés. Certain jour un réfugié belge pénètre chez l’abbé Pinte, « il est très malheureux, son plus grand désir est de servir dans nos armées ; il a entendu dire que l’abbé est en relation avec Paris…». Condoléances émues de l’ecclésiastique : ah ! s’il le pouvait, comme il serait heureux d’être utile à ce pauvre homme ; à son grand regret il ne s’occupe de rien, il ignore tout de ce qui se passe en France… Le suspect visiteur congédié, l’abbé court chez Dubar : les Allemands sont sur la bonne piste, il faut aviser, déménager l’imprimerie au plus vite. Dubar installe la presse chez lui. On tire à 700 exemplaires, on a recruté des plieuses, de nouveaux porteurs. Comme tout ce personnel s’active à l’expédition du journal, une automobile s’arrête devant la maison. Quatre officiers en descendent, se font ouvrir la porte ; ils vont perquisitionner. Dubar les reçoit courtoisement, parlemente quelques instants. Déjà tout est remisé, le matériel d’imprimerie, les feuilles prêtes à partir ont été, sur un clin d’œil, fourrés sous les marches de l’escalier, machinées en tiroirs s’ouvrant sous le côté. Les Allemands montent, fouillent partout, sondent les placards, descendent, remontent, explorent le moindre coin sans se douter qu’ils ont vingt fois piétiné la cachette où sont recélées les « pièces à conviction ». Le journal fut distribué le soir même : il annonçait officiellement l’entrée en guerre de l’Italie, démentie la veille, officiellement aussi, par les gazettes allemandes. Le 14 juillet il parut encadré d’un liséré tricolore. Ces bravades exaspéraient les envahisseurs ; ils multipliaient les visites domiciliaires. Certaines sont tragiques ; d’autres fort gaies, comme, par exemple, ce jour où une douzaine de jeunes filles, travaillant à la composition de l’Oiseau de France, sont surprises par l’arrivée du chef de la police allemande. La table où sont les casses est à glissoire et se transforme instantanément en une honnête table de salle à manger, couverte de pots de confiture, de beurre, de pain… un copieux goûter. Le policier est accueilli par des cris de joie, des chants ! « Le commissaire est bon enfant. » On l’invite : « Monsieur le commissaire, vous allez goûter de nos confitures ; elles ne sont pas empoisonnées, allez ! » On lui coupe une tartine : « Si ! Si ! Vous en mangerez ! » On l’entoure, on le retient. Il réussit à se dégager et part, emmenant ses sbires, indigné de l’inconscience de ces Françaises sans cœur, si enjôleuses envers les vainqueurs, et si insoucieuses des désastres de leur pays !
En octobre 1916, l’abbé Pinte reçut la visite d’un personnage, grand et blond, bien connu dans la région envahie : c’était un brave Hollandais, nommé Lefebvre, très francophile, qui, depuis le début de l’occupation, s’offrait à faire passer par la Hollande des lettres en France. Bon nombre de Roubaisiens le bénissaient et avaient mis à profit ses bons offices. Il présenta à l’abbé des références émanant de l’état-major anglais, sa carte d’affiliation au bureau interallié de la Haye et un numéro de l’Oiseau de France ; il s’extasia sur les services rendus par la presse clandestine ; il venait, de la part des gouvernements anglais, belge et français, demander des renseignements sur la T.S.F., « afin d’installer quelque chose d’analogue à Bruxelles ». L’abbé Pinte exposa son système, écrivit à l’encre sympathique quelques lignes indiquant la façon dont il procédait et le moyen de confectionner un appareil semblable à celui qu’il utilisait… L’excellent Lefebvre était un espion : cinq jours plus tard, l’abbé Pinte était arrêté, et bientôt Dubar et Mlle Marguerite Nollet, sa plus zélée propagatrice, le rejoignaient dans sa prison, attendant le jugement qui les enverrait à la mort.
Leur captivité cassait les ailes à l’Oiseau de France : il cessa de paraître ; les Allemands tenaient donc bien les principaux coupables ; mais ils voulaient les avoir tous, et l’enquête se poursuivit. De longues semaines s’écoulèrent, et voilà que, tout à coup, l’Oiseau reprit son vol. Pour sauver ses amis, Willot le ressuscitait. Le numéro portait cette note : « Des arrestations ont été faites dans les villes occupées ; nous savons fort heureusement de source sûre qu’aucune des personnes emprisonnées ne touche à ce journal… » Ce fut une stupeur à la kommandantur : Pinte et Dubar, non plus que Mlle Nollet, n’étaient donc pas les promoteurs de la feuille mystérieuse. Le soir même, Dubar et sa secrétaire étaient mis en liberté ; on gardait sous les verrous l’abbé coupable de s’être refusé à nommer aucun de « ses complices ».
Telle est, trop résumée, la noble épopée de l’Oiseau de France ; elle ne finit pas là, et ses protagonistes eurent à supporter de longues et angoissantes tortures. Si l’on excepte M. Willot, qui, emprisonné à son tour, succomba aux rigueurs de sa captivité, les autres eurent la joie d’assister au dénouement triomphal. Le buste de ces héros et une inscription, placée sur la façade de l’institut technique de Roubaix, commémorent leur courage et leur patriotique dévouement.