Il y en a eu trois, bien que l’assassin n’en ait jamais eu qu’un seul. Il est à remarquer avec quelle fécondité pullulent les objets de haut intérêt historique : les tabatières de Napoléon ont fait un nombre incalculable de petits et la postérité des cannes de Voltaire a été, jusqu’en ces derniers temps, l’objet d’un commerce important. La généalogie du couteau de Ravaillac est moins encombrée, et c’est un problème de Petite Histoire qui mérite d’être tiré au clair.
Il faut d’abord se représenter les hésitations du malheureux fou qui, obsédé par son idée fixe, se détermine, recule, est pris de scrupules, s’éloigne, revient, ergote avec sa conscience et brusquement, n’en pouvant plus, porte le coup pour se soulager. Cette affreuse maladie du régicide présente des symptômes bien connus et toujours identiques : l’indécision de Damiens qui frappa Louis XV est la même que celle de Jacques Clément qui ouvrit le ventre à Henri III, ou de Louvel qui poignarda le duc de Berry ; tous les analystes qui ont pénétré ces ténébreuses psychologies sont d’accord pour constater qu’une fois l’idée du crime germée dans un cerveau, elle s’y développe comme un inextirpable cancer dans un corps chétif et débile, jusqu’au jour, lointain parfois, où elle a dompté l’individu et s’est rendue maîtresse absolue de sa volonté. L’idée de Ravaillac le tortura ainsi durant de longues années. C’était un garçon solide, pas très grand, au teint coloré, aux cheveux roux. Le mal dévorant s’annonça, dès sa dix-huitième année, par des migraines et des fièvres ; puis vinrent les hallucinations ; il lui sembla entendre des musiques célestes auxquelles il mêlait sa voix, retentissante comme une trompette ; il apercevait des formes bizarres dans les flammes de son foyer solitaire, et déjà il s’interrogeait pour savoir si ce n’étaient point là « des signes » dont Dieu se servait pour lui indiquer son devoir : tuer le Béarnais hérétique. À trente et un ans, il vint d’Angoulême à Paris, sans but défini, pour voir ; il y retourna l’hiver suivant et, comme il errait par la ville, il rencontra le roi dans son carrosse ; il courut derrière la voiture, mais un garde le repoussa ; d’ailleurs il n’avait pas d’arme. Un père jésuite qu’il alla consulter lui conseilla de chasser les mauvaises pensées et de « manger de bons potages » ; puis il lui donna un sou pour qu’il pût retourner chez lui. Ravaillac revint à Angoulême plus tranquille ; la tentation le reprit, plus harcelante, le jour de Pâques de l’an 1610. Il partit après la messe, de nouveau en route vers Paris.
Poussé par une force mystérieuse, il parcourt en huit jours de marche forcée les cent vingt lieues qui séparent Angoulême de la Capitale, où, en arrivant, il se loge « Aux Trois Croissants », dans le faubourg Saint-Jacques. Mais il ne tient pas en place ; il change bientôt d’hôtellerie et va demander gîte à une auberge de la rue Saint-Honoré. Il y est mal reçu : l’hôte déclare qu’il ne peut le loger et lui tourne le dos. Seul dans cette salle d’estaminet, ne sachant où aller, le sombre voyageur aperçoit un couteau oublié sur une table ; il s’en empare et se sauve. Ce hasard est-il décidément l’ordre du ciel ? Il examine son arme : la lame est bonne, mais elle branle dans sa virole et le manche doit être changé ; un coutelier du faubourg Saint-Jacques, devant la boutique duquel Ravaillac s’est arrêté à rêver quand il habitait le quartier, se charge de la réparation, et, avec ce solide poignard en poche, l’halluciné rôde, durant une quinzaine, aux abords du Louvre. Tout à coup, l’idée le quitte ; le voilà délivré ; il reprend la route d’Angoulême pour empêcher le cauchemar de revenir ; il ébrèche contre un mur la pointe de son couteau, le remet en poche et marche allègrement vers Étampes. Arrivé là, il s’arrête… et faisant volte-face, il regagne Paris à grands pas. On était alors au mardi 11 mai.
Les circonstances de l’assassinat ont été contées mille fois : il suffit de les résumer ici brièvement. Le vendredi 14 mai, Henri IV a quitté le Louvre vers deux heures de l’après-midi pour aller à l’Arsenal rendre visite à Sully ; sept personnes dans la voiture, qui est une lourde machine sans glaces, aux portières de cuir : le roi dans le fond, à gauche ; à côté de lui le duc d’Épernon ; MM. de Liancourt et de Mirabeau sur le devant ; à la banquette de gauche le maréchal duc de La Force ; à celle de droite les maréchaux de Lavardin et de Roquelaure. Rue de la Ferronnerie, très étroite en ce temps-là, un fardier vient d’accrocher une charrette ; encombrement ; le carrosse royal s’arrête, la roue droite dans le ruisseau, devant une boutique dont l’enseigne porte : « Au cœur couronné percé d’une flèche ». Ravaillac, qui, depuis le Louvre, suit la voiture, profite du stationnement et s’approche ; peut-être ses regards sont-ils tombés sur l’enseigne – un avertissement. Un pied sur une borne, l’autre sur la roue, il plonge entre le roi et La Force, il frappe. Le roi crie : « Je suis blessé ! » Un second coup et le voilà inondé de sang ; tous ses compagnons ont sauté sur le pavé et maintiennent l’assassin qui, d’ailleurs, n’a pas tenté de fuir. La Force seul était resté dans le carrosse, soutenant le corps inanimé de son maître. Au Louvre, que la voiture regagna en hâte, c’est l’affolement : le jeune dauphin terrifié ; la reine en larmes. Elle refusa, a-t-on dit, de voir le couteau meurtrier, qui, d’abord porté à Sully, fut présenté à Ravaillac et resta en la possession de La Force. Celui-ci emporta la tragique relique à son château des environs de Bergerac et la plaça dans une cassette fermée à clef.
Le robuste maréchal portait bien son nom. Il avait quatre-vingts ans, quand, après une suite d’étranges et pittoresques aventures, il finit par prendre sa retraite ; deux ans plus tard, il se mariait pour la seconde fois. Sa nouvelle épouse étant morte, il convola en troisièmes noces à quatre-vingt-neuf ans. Il est vrai que, suivant la tradition, il descendait de l’un des compagnons d’Hercule… Il mourut presque centenaire, en 1652.
À cette époque, le couteau de Ravaillac, encore unique et d’une authenticité non douteuse, était toujours dans sa cassette, au château de la Force. Cent trente-trois ans plus tard, il n’en avait pas bougé : on le sait par les notes d’un voyageur qui, en 1785, parcourut la Guyenne et le Périgord. Mais, en 1793, le conventionnel Lakanal, en mission dans la région, sachant le château menacé de pillage et de destruction, sauva le fameux poignard et le déposa aux archives de la mairie de Bergerac. Ici, son odyssée s’embrouille. Comment passa-t-il de là à la sous-préfecture de la même ville ? Ce n’est pas très clair. Toujours est-il que, sous l’Empire, en 1808, le couteau de Ravaillac fut rendu par le sous-préfet au duc de Caumont, petit-fils du compagnon du Vert Galant, et rentra ainsi en la possession de la famille de La Force ; restitution dûment constatée par un document de l’époque conservé aux archives municipales de Bergerac.
Il semblerait qu’aucune contestation ne puisse s’élever contre une filiation si régulière ; mais voilà que, en 1815, au retour de Louis XVIII, comme les louanges et les palinodies pleuvaient de toutes parts aux pieds du monarque restauré, le nouveau sous-préfet de Bergerac, soucieux de signaler son zèle, aurait envoyé au roi « le poignard de Ravaillac », – un autre, bien entendu, que celui du duc de Caumont, Louis XVIII se montra sensible à cet hommage, et l’arme régicide, nouée d’un crêpe noir, fut exposée au musée d’artillerie. Elle y resta longtemps. C’était un couteau de boucher à longue lame, à manche de corne, et les visiteurs contemplaient avec une curiosité mêlée d’horreur ce fer grossier qui avait ôté la vie « au seul roi dont le peuple eût gardé la mémoire ». Au bout de quelques années, ce couteau disparut de sa vitrine, à la suite d’une réclamation de la famille de Caumont-La Force, déclarant l’objet apocryphe, « puisqu’elle possédait l’authentique poignard dont s’était servi le meurtrier du bon roi ». Plus tard, figura à l’étalage d’un antiquaire de Berlin un troisième couteau de Ravaillac, auquel était suspendu un écriteau ainsi libellé : « Le soussigné a pris ce poignard en 1815 dans le Palais de Justice de Paris. Dehm, sergent-major. » Mais aucun éclaircissement n’ayant été fourni à l’appui de cette assertion, on est en droit de penser qu’il s’agissait là d’une vulgaire supercherie.
Reste donc le couteau que possède encore l’actuel descendant du fidèle compagnon d’Henri IV, M. le duc de La Force. On a pu le voir aux expositions de 1889 et de 1900. Il est renfermé dans une gaine analogue aux trousses de veneur ; sa lame, tranchante des deux côtés, est dorée et gravée d’H couronnés et d’une devise latine : Hœcdextera vindex Principis et Patriæ. La gaine contient en outre deux petites dagues et un poinçon portant la même devise et la date de 1600. Le manche du poignard est en corne de cerf. Si l’on s’étonnait de l’ornementation de cette arme de luxe, qui dut appartenir à quelque riche seigneur, s’il paraît difficile d’expliquer que Ravaillac – à ce qu’il prétendit, du moins – l’ait trouvée sur la table d’une auberge où devaient fréquenter seulement de pauvres nomades tels que lui, il serait cependant téméraire d’admettre que le maréchal de La Force, ami d’Henri IV, ayant en personne assisté à tout le drame du 14 mai, ait conservé durant quarante-deux ans et transmis à ses descendants une relique dont l’authenticité ne fût pas certaine. On ne peut non plus imaginer que, en 1808, le duc de Caumont ait accepté du sous-préfet de Bergerac la restitution d’un objet qui différât le moins du monde de la pièce prise chez lui-même, en 1793 ; il devait bien la connaître pour l’avoir souvent tirée de sa cassette et montrée à ses visiteurs. Ce raisonnement paraît aussi simple qu’irréfutable. Il oblige à conclure que le duc de La Force détient actuellement le couteau que son aïeul, le maréchal, retira des mains du régicide, et emporta, le soir même, de Paris, pour le déposer en lieu sûr à son château, et que c’est là, incontestablement, l’authentique poignard qui perça le cœur du Vert Galant.