Si M. de Marillac avait vu les fortifications de Verdun dans l’état où les laissa, il y a près de vingt ans, la furieuse et vaine attaque des Allemands ; s’il lui eût été donné de contempler ces bastions en miettes, ces forts pulvérisés, ces retranchements ravinés, retournés, abolis, nivelés comme par le passage de cent cyclones, il aurait conçu quelque fierté en constatant que la citadelle de la vieille ville lorraine avait résisté à l’ouragan d’acier et de feu qui, jour et nuit, fit rage durant plusieurs mois. C’est en effet ce maréchal Louis de Marillac qui, en 1625, à cinquante-trois ans, nommé par le roi Louis XIII gouverneur de Verdun, reçut mission d’édifier en cette ville, sur remplacement du faubourg et de l’abbaye de Sainte-Vanne, la citadelle qui, remaniée plus tard par Vauban, puis après 1870, demeure encore debout en ses parties essentielles ; l’épreuve est décisive ; on peut affirmer que ces vieux murs étaient solides et que Marillac ne fut coupable ni de malfaçon, ni de sabotage.
Pourtant il fut incriminé de péculat, malversations dans l’adjudication des travaux et des marchés de fournitures, détournements d’indemnités d’expropriation, trafic illicite de matériaux, – bien d’autres crimes encore dont le plus flagrant semble être celui d’avoir déplu à Richelieu, lequel, on le sait, ne supportait pas que l’on contrariât ses grands desseins de centralisation.
Marillac nous apparaît, il est vrai, quelque peu brouillon, dépensier, trop satisfait de lui-même, ergoteur à l’occasion ; c’étaient là peccadilles qui méritaient simplement réprimande, voire disgrâce ; mais il avait montré quelque indépendance à l’égard du terrible cardinal, et ceci entraînait un châtiment dont on lui fit savourer les lentes péripéties.
Le procès durait depuis deux ans ; on avait trimballé l’accusé de Lyon à Metz, à Sainte-Menehould, à Pontoise, à Rueil où l’arrêt fut enfin rendu : on ne le lui signifia point. Le pauvre homme présageait bien qu’il serait condamné à quelque peine, mais on ne lui dit pas laquelle, afin qu’il en eût « la surprise ». Dès le lendemain du jugement, le 10 mai 1632, on vint le prendre à Rueil, en carrosse, pour le conduire à Paris ; et c’est pitié de suivre, dans les procès-verbaux cruellement minutieux, l’anxiété grandissante du malheureux essayant de deviner son sort aux moindres incidents du trajet. La voiture qui le transporte n’est pas un carrosse du roi, mais celui du chevalier du guet, et ceci n’est pas bon signe : « Voilà qui va mal pour moi », soupire le captif en gravissant le marchepied ; à tout hasard il croit prudent de réciter le Miserere ; une compagnie de chevau-légers et un détachement des gardes lui font escorte ; au pont de Neuilly, une foule de mendiants accueillent le cortège : sinistre présage encore, ces sortes de gens spéculant sur la générosité naturelle à un homme qui n’a plus besoin de rien sur la terre. Les cahots, à l’entrée de Paris, avivent les méfiances de Marillac : « Voilà beaucoup de pavés, dit-il, pour le chemin de la Bastille », car il espérait encore n’avoir encouru qu’un séjour plus ou moins long à la fameuse prison d’État ; quand il vit que la voiture passait sous la porte Saint-Honoré, son inquiétude redoubla ; on l’entendit faire cette réflexion : « Si l’on me menait à la Bastille, on aurait pris le chemin du dehors de la ville ; je vois bien qu’on me conduit à la Conciergerie et de là en Grève. » La place de Grève était le lieu traditionnellement réservé aux exécutions capitales.
Rue Saint-Honoré, rue de la Ferronnerie, un détour à droite, puis rue des Lombards, jusqu’à Saint-Merri ; à droite encore rue des Arcis. Le maréchal, dont ce dédale de rues étroites et populeuses déroutait la perspicacité, demanda : « Où sommes-nous donc ? Pourquoi tourne-t-on ? » Quelqu’un ayant répondu : – « Monsieur, nous sommes auprès de Saint-Merri » : – Ah ! je vois bien, ajouta-t-il, que nous quittons le chemin de la Bastille pour prendre celui du Paradis… Nous allons à l’Hôtel de Ville et à la Grève… » Et quand le carrosse déboucha sur la place déjà encombrée de badauds, Marillac, n’osant se pencher à la portière, redoutant peut-être de perdre sa dernière illusion, dit à l’un des gardes : – « Je vous prie de voir s’il y a un échafaud dressé. – Non, monsieur, il n’y en a point… »
Les fenêtres des maisons étaient garnies de curieux ; le carrosse se rangea au bas du perron de l’Hôtel de Ville ; le commandant de l’escorte, M. des Réaux, lieutenant au régiment des gardes, mit pied à terre, s’approcha de la portière qu’il fit ouvrir par un laquais et tendit la main pour aider, le maréchal à descendre ; on vit celui-ci, « souriant gravement » monter les marches, couvert de son manteau dont il portait un pan retenu sous son coude, le chapeau à la main droite et, de la gauche, serrant son livre d’heures contre son estomac. Il regarda avec assurance tout le peuple, rougit un peu, passa devant les soldats formés en haie et fut conduit par le chevalier du guet vers une chambre voisine de l’église du Saint-Esprit qui faisait partie de l’Hôtel de Ville. C’était une pièce assez exiguë, tendue de tapisseries de haute lisse ; sur une table couverte d’un tapis, se voyait un christ d’or posé sur une croix de cristal. Il était neuf heures et demie du matin ; le voyage de Rueil à Paris avait duré plus de trois heures.
Une sorte de foule emplit la salle : magistrats, échevins, greffiers, procureurs et gens de qualité attirés là par « la curiosité » ; en tout vingt-cinq personnes environ. Marillac s’assied « pour respirer » ; puis il parle de son procès et faisant allusion aux matériaux qu’on l’accuse d’avoir détournés : « Il ne s’agit là-dedans, dit-il, que de paille, de foin, de pierres, de bois et de chaux… » Manifestement il espère encore. Des Réaux l’interrompt pour le remettre entre les mains du chevalier du guet : « Voici un étrange changement », murmure Marillac redevenu soupçonneux. Le chevalier du guet intervient et annonce qu’on va procéder à la lecture de l’arrêt ; le maréchal doit se mettre à genoux pour l’écouter ; celui-ci obéit docilement, s’agenouille contre la table, les mains jointes devant le crucifix ; un greffier lit l’arrêt qui n’est point bref ; le patient interrompt de temps à autre, disant : « C’est faux ! » ou « Il n’y a point de quoi fouetter un laquais ! » Mais en entendant le mot fatal :… « la tête tranchée », il « serre les épaules » par une contraction qu’il ne peut réprimer, gémit : « Jésus ! » baise la croix et, inclinant le front : « Mon Dieu, je vous résigne mon âme ; mon corps est sacrifié… » La tête tranchée : c’est cela « la surprise », et les gens de qualité ne sont venus que « pour voir de quel front le maréchal recevrait la nouvelle de sa mort. »
Ce qui consterne, c’est l’affreuse précision des procès-verbaux, que M. Pierre de Vaissière, dans une étude abondante en révélations, a rapportés. Tout est noté : les moindres paroles du condamné, ses gestes, ses pâleurs subites, ses soupirs et même, sans périphrase, son humiliation quand, à plusieurs reprises, l’angoisse qu’il dissimule de son mieux l’oblige à demander qu’on le laisse s’écarter un instant ; ce qui répugne, c’est la lenteur de ces effrayants préparatifs que les assistants prolongent à plaisir, pour n’en rien perdre, pour en avoir long à raconter quand ils feront leur cour au cardinal, et dans l’attente, peut-être, que le courage du malheureux se démentira et qu’on aura le spectacle de son désespoir. Il y a là une cruauté sadique, une inversion de la sensibilité dignes des temps les plus barbares.
Cette agonie est réglée comme un ballet ; c’est d’abord la dégradation : le lieutenant des gardes, s’approchant de Marillac, lui demande au nom du roi le bâton de maréchal de France ; Marillac ne l’a pas sur lui, et ceci l’oblige à un petit discours fort bien tourné, qui se termine par des compliments réciproques. Ensuite entrée du bourreau, un homme jeune, nommé Jean Guillaume, que le condamné accueille avec un sourire et une plaisanterie adressée à la compagnie : « Il est pressé de faire son office ! » Jean Guillaume commence à le lier : « Que prétends-tu faire ? Je te donnerai ma tête librement » ; mais quelqu’un observe que « c’est l’ordre », et Marillac se laisse entraver ; alors paraissent deux Pères feuillants ; avant d’écouter leurs homélies, le maréchal, pour en finir avec les préoccupations matérielles, veut remettre son testament à l’un de ces religieux : longue et confuse discussion de droit à ce sujet ; un moine a-t-il qualité pour recevoir un document de cette sorte ? Les greffiers protestent ; le prévôt des marchands s’en mêle ; Marillac le salue humblement et commence un nouveau discours : « Monsieur, vous voyez l’état où je suis réduit… » L’autre, insouciant, l’interrompt : « Ce qui est fait est fait ; il ne faut plus songer à cela ! » L’incident du testament terminé, commence la confession. Le pénitent s’agenouille, le visage contre la tapisserie ; ayant avoué ses fautes, il se relève, s’assied sur un escabeau et les Pères feuillants lui présentèrent deux docteurs en Sorbonne convoqués par l’exhorter. Il les reçoit avec respect ; les quatre ecclésiastiques s’installent autour de lui et s’engagent en une conférence contradictoire sur les sujets les plus édifiants : le bonheur des élus, le pardon des injures, la résignation aux volontés du ciel. Le condamné avoue qu’il n’est pas très résigné : « Quelque calme qu’il affecte, il sent en son âme de grandes violences » ; il a un mot superbe sur la mort qui l’attend : « Cette mort, dit-il, n’est pourtant qu’un vent d’acier ; mais il faut faire réflexion à l’ignominie qui l’accompagne. » De quoi un docteur en profite pour repartir sur la justification des pécheurs. Ces préliminaires duraient depuis cinq heures et personne ne témoignait lassitude ou impatience : on occupa le temps à une seconde confession ; puis on récita les psaumes de la Pénitence ; puis on chanta des cantiques et tous les assistants à genoux répondaient en chœur. Il y avait dans la chambre un incessant va-et-vient : l’un des docteurs en Sorbonne s’avisa que le mouvement des spectateurs semblait intéresser Marillac et lui en fit des remontrances ; le maréchal convint en souriant « que cela l’amusait, le distrayait ». Alors le docteur l’obligea à tourner le dos « pour ne point laisser vaguer son esprit ». On lui délia les mains ; on les lui attacha de nouveau ; on le fit manger et boire ; le bourreau entrait de temps à autre et Marillac renouvelait sa plaisanterie : « Il est pressé, lui ! » Mais non, l’exécuteur venait simplement pour demander comment « monsieur le maréchal » désirait être accommodé ; il expliqua longuement les conditions exigées pour qu’il pût proprement s’acquitter de son travail ; et tout le monde donnait son avis, discutait, pérorait. On relut la sentence, on rechanta des psaumes, dans le but évident de tramer les choses en longueur. Le malheureux supporta tout sans faiblir, sans qu’une seule fois lui échappât le « finissons-en » qu’on guettait ; seulement quand on le mit pour la dixième fois à genoux afin de lui couper les cheveux, on vit perler sur son visage une sueur d’angoisse que, de ses mains liées, il épongeait maladroitement avec son mouchoir. Enfin, pour le bouquet de cette torture, le chevalier du guet vint en cérémonie annoncer que le roi accordait au moribond la grâce… la grâce de ne pas aller au supplice dans un tombereau ; par une faveur spéciale, l’échelle de l’échafaud était dressée au bas du perron de l’Hôtel de Ville. Dernier discours de Marillac, exprimant sa reconnaissance à Sa Majesté et se confondant en remerciements pour cette suprême marque de bonté.
Je passe la « toilette » et le reste… Quand fut porté enfin le coup libérateur, l’affreuse séance durait depuis huit à neuf heures d’horloge ; neuf heures qui n’avaient point paru longues aux amateurs favorisés admis à en savourer les péripéties. Le récit de ces atroces raffinements explique bien des choses : on comprend pourquoi les exécuteurs des volontés de Richelieu – l’homme rouge – sont en si mauvaise posture dans l’histoire, et plus encore dans le roman et la légende ; – et pourquoi aussi l’expéditif docteur Guillotin passa dans son temps pour un philanthrope.