On dit que Louis XVI, prisonnier au Temple et devenu là grand liseur, comme nul ne l’ignore, s’intéressait particulièrement aux récits des malheurs et de la mort de Charles Ier d’Angleterre ; il trouvait une singulière analogie entre l’infortune du Stuart détrôné et la sienne propre ; et de fait, si l’on écarte la succession d’événements politiques qui amenèrent la déposition de ces deux monarques, événements dont ils ne comprirent rien, ni l’un ni l’autre, on reconnaît dans les détails de leur fin tragique, une similitude singulière. Dans la sinistre matinée du 21 janvier 1793, Louis XVI, qui s’était instruit, minutieusement des péripéties du supplice de Charles Ier, dut, à chaque minute, être frappé de cette rencontre. Il semble même que par moment, en ses dernières heures, il s’efforça de prendre modèle sur ce roi, qui, cent quarante-quatre ans auparavant, l’avait précédé sur l’échafaud.
Le 30 janvier 1649, dans la chambre à coucher du palais de Saint-James, Charles Stuart s’éveilla à quatre heures du matin. Sur un matelas étendu à même le parquet, dormait paisiblement sir Thomas Herbert, qui fut pour son maître ce que Cléry devait être plus tard pour Louis XVI, le fidèle confident et le dernier ami. C’est Herbert qui nota, comme le fera aussi Cléry, avec une exactitude scrupuleuse, les incidents de la mort royale dans une relation très circonstanciée (reproduite par le Mercure de France, novembre 1909).
Charles réveilla son serviteur. Une lampe brûlait dans la chambre, unissant sa triste clarté à celle des tisons qui agonisaient dans l’âtre. Tandis que silencieusement Herbert ranimait le feu, le roi alla vers la fenêtre et en tira les rideaux. Au-dehors, c’était la nuit opaque, une nuit de janvier humide et froide, sans étoiles au ciel. Charles Ier considéra un instant cette ombre, puis il passa une robe de chambre et vint s’agenouiller près de la cheminée. Il resta une heure en prières. En prêtant l’oreille, il aurait pu entendre, au loin, du côté de White-Hall, des coups de marteau sur des planches : les menuisiers du domaine préparaient là-bas l’échafaud.
Charles Ier était un mystique ; il cherchait ardemment dans les livres pieux des maximes analogues à sa situation. La prophétie d’Ézéchiel l’avait singulièrement frappé : J’élèverai ce qui est bas et j’abaisserai ce qui est haut… Voici l’épée ! Elle a été aiguisée et fourbie pour la confier à la main de celui qui tue. Il avait aussi rencontré, au livre de Samuel ce verset : Il faut rejeter l’homme qui veut régner sur les autres hommes… Et il lisait là l’ordre de Dieu. Il s’y soumettait sans murmure et ne s’occupait plus qu’à mourir dignement, saintement, élégamment, en homme de foi et de courage.
Quand cinq heures furent sonnées, le roi termina son oraison. « Je veux, dit-il, être aujourd’hui paré comme un marié. Peignez-moi, Herbert, et accommodez-moi avec plus de soin qu’à l’ordinaire. » Il fit choix lui-même, dans sa garde-robe, d’un pourpoint et d’une culotte de velours noir. Au moment de s’habiller il eut cette réflexion : « Herbert, il me faudrait une seconde chemise, car dans une telle saison, je pourrais trembler de froid, et les spectateurs abusés croiraient que c’est de peur. » Puis il passa des bas de soie, des manchettes élégantes, un col en point de Gênes et chaussa des souliers à boucles d’or.
Comme il achevait de se parer, l’évêque de Londres, Juxon, se présenta ; le condamné l’accueillit aimablement ; en sa présence, il remit à Thomas Herbert une Bible destinée au prince de Galles, un petit cadran solaire en argent pour le duc d’York, divers autres souvenirs qu’il léguait au duc de Glocester, au comte de Linsley et à la duchesse de Richemont. Puis il pria l’évêque de lui lire l’Évangile ; le prélat ouvrit le livre et commença : Ils l’ont maltraité par haine, et ils ont crucifié leur roi… D’un geste, Charles l’arrêta ; il pensait que l’évêque avait choisi ce texte pour lui en faire l’application ; mais Juxon observa que c’était là l’Évangile du jour. Alors le roi se découvrit et tomba dans une méditation profonde. Après un assez long silence, il se leva tout à coup du fauteuil où il était assis : « Maintenant, dit-il, les coquins peuvent venir. Je suis résigné, et pour eux je serai indulgent. »
Ce qui surprend, cette fois encore, c’est la lenteur voulue de cette agonie : il semblerait qu’en présence de la mort inévitable la seule préoccupation du condamné devrait être d’en terminer au plus tôt. Faites vite ! commandera le duc d’Orléans au bourreau. Ici, rien de tel, Charles Ier se complaît, dirait-on, à déguster cette épouvantable attente ; point de récrimination sur la durée des interminables préparatifs ; loin de là : il allonge lui-même le supplice et paraît aussi calme, plus indifférent même que si l’échafaud s’élevait pour un autre. Juxon lui conseille de prendre quelque nourriture ; après un premier refus, le roi, par complaisance, cède et mange tranquillement un morceau de pain en buvant un verre de vin de France. Puis il pense que ses cheveux soigneusement bouclés et parfumés, vont bien gêner le bourreau, et il emporte, en prévision, le petit bonnet de soie dont il se coiffe ordinairement pendant la nuit. Quand se présente le chef des hallebardiers annonçant, très ému, que l’heure a sonné de se rendre à White-Hall : « Bien, monsieur, fait Charles ; je vais vous rejoindre. » Il serre la main de l’évêque, et dit : « Partons ! » Ce geste et ce mot furent ceux de Louis XVI quittant la tour du Temple.
Entre deux haies de troupes alignées depuis les jardins de Saint-James jusqu’au parc de White-Hall, le condamné marche d’un pas de promenade, escorté de hallebardiers. Il gravit le grand escalier du palais, pénètre dans son ancienne chambre à coucher. Et là, nouvelle pause. Il est dix heures et quelques minutes ; l’exécution aura lieu à midi. Le roi s’assied dans un fauteuil et attend sans manifester d’impatience. Enfin, on vint le prévenir que tout était prêt ; il se leva, traversa, la tête haute et la démarche légère, une galerie et la salle des banquets ; une des fenêtres de cette pièce, percée en porte pour la circonstance, donnait de plain-pied sur un énorme échafaud, entièrement tendu de noir ; sur un tapis, noir également, le billot, auquel était appuyée la hache, et tout à côté, debout, le bourreau, masqué d’un loup de velours. Ce devait être terrifiant et un mouvement de recul eût été excusable. Point. Le roi s’avança, superbe d’élégance et de fierté ; il regarda la foule, les régiments d’infanterie et de cavalerie qui la maintenaient à distance, et d’un ton courtois, d’une voix ferme, s’adressant aux plus proches, il commença un discours, expliquant sa conduite, au temps où il était roi, disant ce qu’il avait essayé, sans succès, assurant qu’il n’avait pas de rancune, s’excusant sur la brièveté forcée de sa harangue, tout cela en termes de causerie, graves, mais très simples. Tandis qu’il parlait, un officier, pour le mieux entendre, s’approchant d’un pas, Charles se tourna vers lui, et poliment : « Prenez garde à la hache ; ne la frôlez pas. Elle serait moins tranchante et me ferait plus de mal. » Il acheva son discours et s’approcha de l’exécuteur. « Je ferai une courte prière, dit-il, et quand j’étendrai les mains… Mais pas avant ! » Le bourreau, sans répondre, indiqua d’un signe qu’il avait compris.
Alors le condamné dégrafa son manteau, ôta son collier de Saint-Georges. Tout en se préparant, il causait avec l’évêque Juxon qui ne l’avait pas quitté. Il prit son petit bonnet de soie, y enferma soigneusement ses cheveux parfumés, l’assujettit avec précaution, et permit à l’exécuteur de l’aider à cette opération. Il revint encore à l’évêque, causa avec lui un instant ; enfin, il s’approcha du billot. « Est-il bien ferme ? demanda-t-il. – Oui sire, répondit l’homme masqué. – Quand j’étendrai les mains, n’est-ce pas ? reprit le roi, en esquissant le geste qu’il allait faire tout à l’heure. On eût dit qu’il voulait savourer ces atroces minutes. – Quand j’étendrai les mains. Alors… »
Il s’agenouilla, posa la tête sur le rouge bloc, allongeant le cou. Il priait dévotement. Le bourreau, se penchant, rentra sous le bonnet quelques cheveux qui s’en échappaient et qui devaient le gêner, à ce contact, le roi, sans changer de posture, dit précipitamment : « Attends le signal !
— J’attendrai, sire. »
Il y eut encore une attente, en effet, terrible ; une de ces minutes qui semblent durer une heure. Charles continuait à prier, le cou bien tendu. Il écarta les mains, la hache s’abattit…