Le Colonel Comte Piontkowski

Il n’était pas colonel ; il n’était pas comte. À vrai dire on ne sait ce qu’il était, et pourtant, le voilà dans l’histoire.

Sa vie, telle qu’il la relatait, avec variantes, n’était point banale. À s’en tenir à la meilleure version, il était, en 1808, sous-lieutenant aux hussards du roi de Saxe ; promu l’année suivante aux gardes du corps, il prend part, dans les rangs des alliés de la France, à la campagne d’Autriche et à celle de Russie. Blessé, il reçoit après Mojaïsk, le 7 septembre 1812, l’étoile de la Légion d’honneur ; en 1813, lieutenant à l’état-major, il est de nouveau blessé devant Dresde et fait prisonnier. La paix conclue, Piontkowski apprend que Napoléon est à l’île d’Elbe ; il s’y rend, sollicite et obtient, quoique officier, l’honneur de servir comme simple soldat dans les grenadiers de la garde. Il suit à Paris l’empereur, qui en récompense de son dévouement le nomme chef d’escadron et son officier d’ordonnance. À Waterloo, le bouillant Polonais porte les ordres d’un bout à l’autre du champ de bataille, sous une grêle de balles et une tempête de mitraille. Il s’en tire sans une égratignure, mais non sans gloire, car Napoléon, saisi d’admiration, le redécore et lui pose sur la poitrine la croix de brillants qu’il porte lui-même. Après la déroute, Piontkowski trouve moyen d’accompagner à Rochefort son maître détrôné ; il assiste à l’embarquement sur le Bellerophon et au départ pour Sainte-Hélène. Il sait tout, il voit tout, il est partout. Les Anglais, il est vrai, refusent de le laisser partir avec l’empereur ; mais à force de prières et de larmes, il obtient de suivre par un bateau prochain, et comme il est actif et ne perd pas de temps, il occupe son court séjour en épousant, à bord d’un navire de la flotte, une très jolie brune de vingt ans, Mélanie Despout, gracieuse et enjouée, qui a été élève au Conservatoire de Paris. Après deux jours de mariage, il confie la nouvelle comtesse Piontkowski aux soins d’un riche Anglais, M. Capel-Loft, et s’embarque pour Sainte-Hélène… Héroïsme et fidélité ; une noble vocation.

Il est très regrettable pour le colonel comte Piontkowski que les historiens se soient par la suite appliqués à vérifier, point par point, l’exactitude des repères dont le Polonais gascon avait rétrospectivement jalonné son étincelante carrière. Reprenant l’aventure par le début, on est amené ainsi à constater que le nom de Piontkowski ne figure sur aucun des états de blessés du régiment des gardes du corps. Il n’y eut pas de promotion de la Légion d’honneur le 7 septembre 1812 ; celle qui suivit, le 10 octobre ne mentionne aucun Piontkowski. À la vérité, on trouve le Polonais à l’île d’Elbe, et on le voit, aux Cent jours, lieutenant de cavalerie ; mais officier d’ordonnance de l’empereur, non pas. S’il avait reçu la croix après Mojaïsk, Napoléon ne lui aurait pas donné, plus tard, celle qu’il portait ; mais comme il n’en porta jamais qui fût enrichie de diamants, cela tranche la difficulté.

Piontkowski est-il à Rochefort à l’heure de l’embarquement ? On a la liste de tous ceux qui reçurent l’autorisation de suivre l’empereur : le lieutenant Piontkowski n’y figure pas. Gourgaud cite un chef d’escadrons qu’il appelle Stupiski, que Marchand appelle Bellini, que, à l’île d’Elbe, Pons nommait Bellina et d’autres Mellini, un seul et même personnage, bien certainement, mais qui n’est pas Piontkowski.

Et pourtant Piontkowski a suivi l’empereur à Plymouth, on n’en peut douter. Son nom, accosté du titre de capitaine, est mentionné sur la liste des passagers de la Méduse. Quand Napoléon prend congé des officiers qui l’ont accompagné en Angleterre, Piontkowski fait partie du groupe ; les autres ne semblent point le tenir en estime et ne le traitent pas en camarade. Un des Français qui sont là le prend pour « une espèce de fou ». Le mariage avec Mélanie Despout est très authentique. Où, quand et comment le Polonais l’a-t-il connue ? Mystère. Pourquoi, parmi tant d’officiers dévoués qui sollicitent de partager l’exil de leur maître, les Anglais n’accordent-ils l’autorisation qu’à celui-là ? Mystère encore. Il assure, lui, qu’il dut cette faveur à la protection du duc de Devonshire, lequel, venu à bord du Bellerophon, s’intéressa à lui dès le premier abord et lui fit même cadeau d’une bague de prix. Mais il est avéré que le duc de Devonshire ne mit point le pied sur le Bellerophon. Personne ne l’y a vu.

Quoi qu’il en soit, voilà Piontkowski à Sainte-Hélène. Il se présente à Longwood en costume bleu-et-argent d’officier d’ordonnance. Il n’est pas reçu. « Que veut dire cet uniforme ? s’écrie l’empereur ; cet homme-là n’a jamais été mon officier d’ordonnance ; je n’entends rien à cela. » Tel est le premier accueil. Cependant cet inconnu peut être chargé d’une mission, de lettres : Napoléon consent à le voir, cause avec lui. Piontkowski lui fait « toutes sortes de contes ». Il n’a point de mission, point de lettres : il vient pour servir l’empereur ; on le garde. Que va-t-on faire de lui ? À quelle table mangera-t-il ? Seul ? C’est bien dur. Le pauvre diable proteste et obtient d’être servi avec le docteur O’Méara.

Peu à peu il s’installe ; on le tolère, tout en le surveillant. Son physique n’est pas engageant : le Polonais est de très petite taille, avec des cheveux et des sourcils noirs, l’air commun, timide et presque craintif. À un déjeuner chez le sous-gouverneur anglais, qui l’a invité, ainsi que Gourgaud et le petit Las Cases, l’amiral Cockburn se met en frais et interroge Piontkowski sur sa carrière. Gourgaud, curieux d’être renseigné, pose à son tour quelques questions : « – Comment, fait l’Anglais, vous n’avez pas vu M. Piontkowski à l’armée ? – Jamais, répond Gourgaud qui demande au pseudo-officier d’ordonnance dans quel corps il était. – Thielman ! réplique l’autre. – Le nom du général en chef ? – Je ne m’en souviens plus : c’est Lauriston, je crois. – Où étiez-vous durant le siège de Smolensk ? – Nous étions bien en avant… C’était Dombrowski qui a commandé ce siège. – Vous vous trompez complètement ! » conclut Gourgaud.

À la suite de cette conversation, on exigea de l’intrus qu’il produisît ses états de service. Le siège de Smolensk n’y figurait pas ; d’ailleurs la pièce était de l’écriture de Piontkowski lui-même, sans authenticité aucune. « Je sens bien des mensonges ! » dit Napoléon. Pourtant il ne renvoie pas le personnage ; celui-ci est fort doux, complaisant, réservé ; il passe son temps à la chasse, ou va jusqu’à Jameston chercher des nouvelles et des journaux. On l’emploie aussi à des traductions de gazettes de Londres. Et ce sont les Anglais qui prennent ombragent et exigent son départ, ainsi que celui de trois des domestiques. Quand l’ordre du gouverneur est signifié à Longwood, l’empereur répond : « Piontkowski ? Je ne sais même pas qui il est. On me dit qu’il était dans ma garde à l’île d’Elbe ; c’est tout ce que j’en sais. » Il décide cependant qu’on remettra à ceux qui partent, Polonais et domestiques, un livret mentionnant leurs fonctions à Sainte-Hélène, et sa satisfaction de leurs services, ainsi que l’invitation aux princes de sa famille de leur payer une année de traitement. Par grâce spéciale, il élève sur ce certificat, au grade de chef d’escadrons, ce lieutenant qui de son propre mouvement s’est intitulé capitaine.

Pourtant Piontkowski n’est pas content : il estime qu’on le traite comme un valet : il faut que le maréchal Bertrand lui écrive une lettre ostensible attestant que « son dévouement à l’empereur mérite la protection des amis et parents de Sa Majesté ». Dans la maison on est mal disposé pour le Polonais ; on lui refuse, au départ, des draps et des serviettes, un couvert d’argent : on lui remet ainsi qu’aux domestiques quelques bouteilles de vin du Cap et cinquante louis de gratification. En outre Mme Bertrand lui fit don, comme souvenir, d’une chaîne en or, et Gourgaud d’une boîte à thé. Il quitta l’île, sans avoir été admis à présenter ses hommages à l’empereur, le 17 novembre 1816. Il y était venu sans y être appelé ; il y avait vécu sans fonctions, il en partait sans y laisser de regrets.

Est-il besoin de dire qu’à peine sur le continent, il se donne comme le meilleur ami de l’empereur ? Que de fois n’a-t-il pas, à Sainte-Hélène, sauvé la situation. Sans lui Napoléon serait mort de faim. À Londres, où il retrouve sa femme, les quelques louis qu’il a empochés se multiplient si miraculeusement qu’il roule carrosse – un beau carrosse armorié d’un écusson mirifique où l’on voit deux rochers d’argent sur une mer de sinople, – Elbe et Sainte-Hélène, – une épée haute, en pal d’or, la croix de la Légion d’honneur, les armes de Pologne, bien d’autres choses encore, avec la devise Fortiter et Fideliter. Ainsi voiturés, le comte Piontkowski et la comtesse Piontkowski font figure à Londres : celle-ci est très protégée par un certain Tassinari, colonel aux armées du roi de Sardaigne ; à ce Tassinari succède M. Capper, chef des bureaux de l’Alien office. Le Polonais se remue, intrigue, voit les ministres, écrit des rapports, inquiète l’ambassade de France, sollicite, le prend de haut, met en rumeur toute la diplomatie européenne.

Ce comte est-il un confident de Buonaparte ou un espion des Anglais ? Personne n’en peut rien dire ; mais il fait peur. Il s’embarque pour Gênes ; à peine arrivé, il est appréhendé, conduit à la forteresse, mis au secret. On le transfère à Alexandrie, puis à Pavie ; il est livré aux Autrichiens qui l’incarcèrent à Josephstadt et lui imposent le nom de Georges Horneman. Metternich s’informe de lui ; lord Castlereagh ne l’abandonne pas ; dans sa prison, il est traité si luxueusement que le bruit se répand que ce captif mystérieux est un prince d’une famille souveraine « tenu au secret pour raison d’État ». Ne le prit-on pas pour Louis XVII ?

Il fallut plus d’une année avant qu’on s’aperçût que ce fantoche n’était nullement dangereux. Sorti de prison, il retrouva sa femme qui, elle aussi, avait connu des aventures : tous deux, en 1826, obtinrent l’autorisation de rentrer en France : ils voyageaient avec une dame de compagnie et des domestiques. On les vit à Tours, à Paris, à Bagnères-de-Luchon : c’est là que mourut Mélanie Despout, comtesse Piontkowski. Le comte, après avoir erré de Bruxelles à Genève, et de Paris à Mannheim, se fixa enfin à Ratisbonne qui fut sa dernière résidence. Le 1er mai 1849 décédait dans cette ville le colonel comte Piontkowski, officier d’ordonnance de l’empereur Napoléon, officier de la Légion d’honneur.

Et à tout jamais les historiens se poseront, sans pouvoir davantage y répondre, la question que se posait Napoléon, chaque fois que le nom du Polonais était prononcé devant lui : « Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ? »