La ténébreuse affaire

La désagréable aventure du sénateur Clément de Ris, en septembre 1800, a été souvent contée. Depuis que Balzac l’a prise pour thème d’un de ses romans, elle est devenue, en quelque sorte, légendaire. Véritable roman, en effet, que cet enlèvement, en plein jour, d’un législateur important, tranquillement installé avec sa femme et ses deux fils dans son château des environs de Tours pour y passer les vacances législatives. Ce ne fut pas long : vers cinq heures de l’après-midi, six jeunes cavaliers, dont un borgne, arrivent au galop dans la cour du château ; tandis que quatre d’entre eux tiennent en respect, dans une salle basse, les domestiques, les deux autres entrent hardiment dans la maison, vont droit à la chambre où Clément de Ris est assis auprès du lit où repose sa femme indisposée, s’emparent de lui, fouillent prestement tiroirs et dressoirs, raflent les bijoux, la vaisselle plate et l’argent, font atteler la voiture qui est dans la remise, y fourrent à grand renfort de bourrades le sénateur pantois auquel ils ont noué un bandeau sur les yeux, et en route. La chose n’a pas duré plus d’une heure : beaucoup moins de temps qu’il n’en fallut aux habitants du château pour revenir de leur stupéfaction et oser se risquer jusqu’au village pour jeter l’alarme, inutilement d’ailleurs.

À Tours, l’événement fit grand bruit ; la gendarmerie fut lancée à la poursuite des brigands ; on suivait leur piste jusqu’à la forêt de Loches, aux abords de laquelle ils avaient abandonné la voiture ; ayant rencontré là un médecin de campagne, nommé Petit, qui rentrait à cheval de sa tournée de malades, ils l’avaient arrêté et emmené, non sans prendre la précaution de lui couvrir le visage d’un voile épais. Petit reparut deux jours plus tard. Il raconta, laconiquement car il tremblait encore, sa lamentable randonnée. Toute la nuit, le malheureux sénateur gémissant et lui, juchés sur les chevaux dételés de la voiture, avaient erré dans la forêt de Loches, escortés par leurs ravisseurs qui ne semblaient pas connaître le pays. Après mille tours et détours, au jour levant – malgré leurs bandeaux les deux captifs ne s’y trompèrent point, – on les descendit de cheval, on marcha durant un quart de lieue ; puis on s’arrêta ; tenus par le bras, le sénateur et le médecin descendirent plusieurs marches et se trouvèrent dans un réduit si bas de plafond qu’ils ne pouvaient y demeurer debout. Alors seulement on leur découvrit le visage ; on leur apporta un déjeuner : de la soupe, du jambon, des artichauts cuits et du melon. Défense de parler. Un homme les gardait, ayant sur la tête une cagoule noire percée de trous à la hauteur de la bouche, du nez et d’un œil. De longues heures se passèrent. L’un des brigands – le chef probablement – entra dans le cachot portant une chandelle allumée et dicta à Clément de Ris une lettre à l’adresse de sa femme, recommandant à celle-ci de réunir au plus vite une somme de 50 000 francs et de la porter, le 2 octobre, à Blois, à l’hôtel des Trois-Marchands, où quelqu’un se présenterait pour toucher l’argent. Après quoi, son mari lui serait rendu. La lettre écrite, on servit à Petit un demi-artichaut et deux verres de vin ; on lui banda les yeux, on le mit à cheval et on le mena à travers champs et bois durant deux heures. Alors son conducteur lui dit : « Vous êtes libre ! » et disparut. Le médecin dénoua son bandeau ; il faisait nuit noire ; il était en pleine forêt. Où ? Il ne s’en rendait pas compte, bien qu’il connût parfaitement la contrée. Mais il entendit une cloche sonner au loin huit heures ; il reconnut le timbre de l’horloge de Montrésor, et s’orienta. Vers dix heures du matin, le lendemain, il remettait à Mme Clément de Ris la lettre du Sénateur… Oui, c’est un beau thème à feuilleton, et l’on comprend qu’il ait tenté Balzac. Mais pour le grand romancier que de points obscurs où s’est donné cours sa puissante imagination ! Les contemporains qui le renseignèrent ne pouvaient le documenter, car – cela peut étonner, mais c’est incontestable – les contemporains ne savent jamais rien du pourquoi des événements ; il faut attendre que ceux qui ont vu aient disparu et que s’ouvrent les trésors des archives pour connaître le dessous des cartes. Aujourd’hui que l’énigme de l’enlèvement de Clément de Ris est complètement élucidée, grâce aux travaux de M. Ernest d’Hauterive, c’est le sénateur que nous pouvons suivre jusque dans le trou où il se morfond.

Son cachot a neuf pieds carrés – il l’a mesuré. Le plafond n’est qu’à cinq pieds du sol, de sorte que le prisonnier, dont la taille est de 5 pieds 9 pouces, reste toujours couché ou assis. Il se redresse seulement lorsque son gardien soulève une dalle formant trappe dans la voûte ; alors le sénateur peut passer la tête au-dehors et respirer à pleins poumons ; mais on ne manque pas, à ces moments-là, de lui bander les yeux, pour qu’il ne puisse voir où il est. Néanmoins, il démêle, à force d’observations, que son cachot sert de cave à un hangar rempli de planches, de fagots, d’un fouillis d’objets mis au rebut. Ce hangar ouvre sur une cour close de murs, mal pavée, où toute la journée, il entend le bruit des travaux champêtres ; on charge du fumier, des charrettes circulent traînées par des bœufs, des vaches meuglent, des moutons bêlent, des cochons grognent. Dans son caveau humide et froid on a jeté un matelas sur lequel il s’étend et une mauvaise couverture dont il s’enveloppe. Trois fois par jour, la trappe s’ouvre et on lui passe ses repas ; du pain, une soupe, des œufs, du laitage. Il est dans une ferme, évidemment. La nuit, on le laisse seul. Le jour, il est gardé par le brigand masqué, un gaillard solide vêtu d’une veste brune avec une grande pièce au coude droit et d’un pantalon rentré dans des demi-bottes. Parfois le fermier descend dans le cachot – masqué lui aussi – et exhorte le prisonnier à la patience. Quant aux nécessités de toilette, et autres, personne ne s’en préoccupe.

Clément de Ris vit ainsi quatorze jours dans des transes. Sa lettre n’est-elle point parvenue à sa femme ? Celle-ci n’a-t-elle pu se procurer l’argent ? Les brigands n’ont-ils pu toucher la rançon exigée ? Tels sont les points inquiétants. Si l’un des coupables est arrêté, les autres n’hésiteront pas à tuer leur otage et faire disparaître son corps pour se débarrasser d’une pièce à conviction gênante. Le quinzième jour, 8 octobre au soir, le gardien et le fermier tirent de son oubliette le malheureux à demi perclus. Ses yeux sont de nouveau recouverts d’un linge épais ; on le hisse à cheval ; on part ; on va durant une heure et demie ; on s’arrête, et il passe le reste de la nuit dans une grange. Le jour suivant, on se remet en route dans le même équipage ; on suit des chemins de terre où les chevaux butent ; il juge aux bruits que deux cavaliers au moins l’escortent. Au bout de deux heures on est dans un bois et on l’invite à mettre pied à terre. Est-ce ici qu’il va mourir ? Il obéit, fort perplexe. Plusieurs voix chuchotent autour de lui. Longue attente. Au loin, un coup de sifflet. Et tout à coup une galopade de plusieurs chevaux. Un cri : « Qui vive ! » Un ordre bref : « Arrête ! Arrête ! Foutu gueux ! » Des coups de pistolet ; les balles sifflent autour du sénateur effaré ; des cris ; la galopade s’éloigne, et quelqu’un s’adresse au prisonnier : « N’êtes-vous pas le citoyen Clément de Ris ? – Oui. – Vous êtes libre. » De ses doigts tremblants il dénoue son bandeau, et dans la nuit très claire il voit devant lui un jeune homme qu’il ne connaît pas et que bientôt rejoignent trois cavaliers qui le saluent avec affabilité, lui expliquant que, chargés de sa délivrance par le ministre de la police, ils se sont mis à la poursuite de ses ravisseurs et viennent de livrer à ceux-ci un combat, sans réussir, par malchance, à en arrêter un seul. Ils vont reconduire chez lui le citoyen sénateur. On est dans la forêt de Loches ; il est trois heures du matin.

Ce même jour, vers quatre heures de l’après-midi, Clément de Ris rentrait à son château, et, très ému, présentait à sa femme ses braves libérateurs – d’intrépides agents de la police. À ce mot les figures des quatre héros s’allongent ; ils protestent : non, non ! Pas des policiers, mais, au contraire, des chouans, de francs royalistes, survivants des guerres civiles : s’ils ont consenti à mettre fin à la captivité du sénateur, c’est dans un dessein de pacification générale. Coup de théâtre. Des chouans ! Clément de Ris, dont l’attendrissement augmente, tombe dans leurs bras, les présente à la foule de fonctionnaires, de magistrats, d’amis, de voisins, de paysans, de gendarmes, voire au préfet, tous accourus pour le féliciter. Il retient ses sauveurs à dîner, à coucher ; il comprend tout maintenant : de mauvais chouans l’ont enlevé ; d’autres, chevaleresques, l’ont délivré : « Voilà, voilà, crie-t-il tout joyeux, le jour de la réconciliation de tous les partis. »

Eh bien, non, il ne comprenait rien – ni personne davantage. Car lui-même était dupe. Il n’y eut jamais bataille, mais entente entre ses ravisseurs et ses libérateurs, et les coups de feu de la forêt de Loches furent simplement tirés en l’air. Pour obtenir cet admirable dénouement de comédie, Fouché avait dû promettre de ne point rechercher les coupables et s’engager solennellement à leur faire grâce. Ce qui n’empêche que, peu après, on guillotina – solennellement aussi – quatre anciens chouans accusés d’être les auteurs de l’attentat. Était-ce bien certain ? On voudrait le croire ; mais ce n’est pas très net, encore que, pour plus de vraisemblance, comme il était avéré que l’un des ravisseurs de Clément de Ris n’avait qu’un œil, on ait poussé le souci jusqu’à se procurer un borgne qui fît nombre avec les autres et, malgré ses protestations de parfaite innocence, périt, comme eux, sur l’échafaud.

À l’époque, bien des gens pensèrent que, dans la désobligeante alternative ou de tenir sa parole ou d’y manquer, Fouché, pris de scrupules, aima mieux faire périr – pour l’exemple – quatre innocents que de laisser croire qu’il amnistiait quatre coupables.