À dix heures du soir, le 15 mars 1815, que s’effondrait le trône des Bourbons et que Napoléon marchait, à pas d’ogre, sur Fontainebleau, Monsieur, frère du roi, le futur Charles X, sortit des Tuileries, où l’on était dans les transes, et se fit conduire à l’hôtel de Mme de Vaudémont. Fouché s’y trouvait : Fouché, le régicide, Fouché, l’homme des massacres de Lyon, l’âme damnée de l’usurpateur. Monsieur, aux abois, ne sachant plus à quelle branche s’accrocher, avait manifesté le désir d’entretenir cet ennemi, dont le nom seul lui donnait la nausée. Mais si grande était la réputation de l’ex-ministre, que peut-être s’imaginait-on qu’en y mettant le prix, on tirerait de lui quelque moyen de sauver la monarchie.
Le détail de l’entrevue n’est pas connu, et c’est dommage, car elle dut être singulière. Le prince était là en suppliant, mais il affecta sans doute un dédain de bon ton ; le policier ne se sentait pas assurément, malgré son aplomb, très à l’aise, distrait, peut-être, par le souvenir du 21 janvier 1793. Les compliments, de part et d’autre, furent certainement écourtés. Il est probable que le frère du roi proposa au vieux régicide de reprendre le ministère et de débarrasser la monarchie du Corse endiablé qui la menaçait. Fouché refusa : il n’était pas homme à s’engager dans une partie perdue. Les deux interlocuteurs se quittèrent, après deux heures d’entretien, froidement.
Le lendemain, à onze heures du matin, Fouché sortait en voiture de son hôtel de la rue d’Artois (actuellement rue Laffite), quand des agents postés au coin du boulevard arrêtèrent ses chevaux, ouvrirent sa portière et exhibèrent un mandat d’arrêt. Le duc d’Otrante haussa les épaules, et donna l’ordre au cocher de rentrer à l’hôtel ; les agents se précipitèrent à sa suite et pénétrèrent, en même temps que le coupé, dans la cour.
Arrêter Fouché ! C’était là, pour des policiers de cette époque, un exploit sensationnel : il avait été leur dieu ; il les connaissait tous, les avait formés, enrôlés dans ses brigades ; ces gens avaient, pour lui, quelque chose du respect des vieux grenadiers pour Napoléon. Mais quoi ! ne devaient-ils pas obéir à l’ordre reçu ? Dans le salon de l’hôtel, on discuta : « Cet ordre est faux », dit Fouché. L’inspecteur Foudras, qui commandait la bande et qui devait sa carrière au duc d’Otrante, balbutia quelques explications ; mais l’autre ne le laissa point parler. « Arrête-t-on un homme qui a conféré toute la nuit avec le frère du roi ? Le mandat est faux ; qu’on fasse venir la garde nationale. »
Foudras était très embarrassé ; dans cet étonnant pays où le gouvernement s’écroule tous les six mois, sait-on jamais qui sera le ministre du lendemain ? Il s’inclina et ordonna d’appeler la garde.
Vingt-cinq soldats arrivent, conduits par le commandant Tourton qui, mis au courant de la situation, émet l’idée d’expédier en hâte un exprès aux Tuileries afin de savoir quel parti prendre. Le duc approuve ; un des hommes de Foudras se met en route, tout courant, vers le château, et, en attendant son retour, Fouché, très accueillant, offre à ces messieurs de visiter son hôtel pour passer le temps. Un bel hôtel, qui avait jadis appartenu aux financiers Bouret et Laborde. On pénètre dans le grand salon de gala qui donne sur le jardin par une galerie en colonnade ; à gauche, voici la chambre à coucher, superbe, un boudoir en rotonde ; à droite, la salle à manger, d’autres salons, aux plafonds peints, aux boiseries dorées. Le duc d’Otrante, fort calme, appuyé contre une de ces boiseries, semble très flatté de l’ébahissement de ses visiteurs admis à contempler ces merveilles, quand, soudain, il disparaît. La boiserie a tourné sur lui et s’est refermée aussitôt. On enfonce le lambris à coups de crosse : personne ! un cabinet noir, absolument vide. On parcourt le jardin, les couloirs, les communs : personne encore, que les domestiques ébahis ; ils n’ont rien vu et ne savent pas.
Précisément à cet instant, l’agent parti aux renseignements rapportait l’ordre formel de mettre à exécution le mandat d’arrêt. Il était trop tard. Policiers et gardes nationaux se retirèrent, la mine déconfite, mais très satisfaits sans doute du dénouement de l’expédition. Leur satisfaction dut redoubler la semaine suivante lorsqu’ils apprirent que Napoléon était aux Tuileries et que le proscrit de la veille rentrait, triomphant, au ministère de la police. Trois mois plus tard, leur sécurité s’accrut encore : le roi reprenait possession de son trône ; Fouché, après une cabriole géniale, retombait sur son siège de ministre que tout le monde, royalistes, jacobins, étrangers ou impérialistes, s’était appliqué à lui réserver.
Louis XVIII se résignait, en effet, à accepter l’homme indispensable, mais il gardait de la méfiance : méfiance, il faut le dire, très justifiée. Il tenait à être renseigné sur la vie quotidienne de son ministre, sur ses fréquentations journalières, sur les propos qui pouvaient lui échapper. Mais à qui confier cette mission délicate ? Quel policier serait assez habile pour espionner, sans être brûlé dès la première heure, ce roi des policiers ? Le baron Pasquier, consulté, indiqua l’inspecteur Foudras, et Foudras, très flatté, soucieux peut-être de montrer que son chef ne le roulerait pas deux fois, consentit.
Cette surveillance donna lieu à des rapports, extrêmement confidentiels, puisqu’ils n’ont pas été versés aux archives officielles, et dont la lecture est des plus amusantes ; on y éprouve le même plaisir qu’à Guignol, quand Polichinelle rosse le commissaire ; il semble, à voir Fouché filé à son tour, que sont vengés ces innombrables pauvres gens à la piste desquels, pendant tant d’années, il lança ses limiers.
Foudras s’acquitte consciencieusement de sa mission. Fouché ne peut faire un pas sans être suivi. « M. le duc d’Otrante est resté longtemps aujourd’hui au Palais-Bourbon chez l’empereur de Russie. – J’ai renoué avec L…, l’un des domestiques de M. le duc d’Otrante, que je connais depuis longtemps et qui a toute confiance en moi. Par ce moyen j’espère savoir beaucoup de choses de ce qui se passe dans la maison. – L… m’a dit que M. le duc s’est montré bourru, impatient et agité toute la journée d’hier et ce matin. – Il a reçu dans son bain M. Turot qui vient souvent. – M. Gaillard est toujours l’ami particulier de la maison. »
Gaillard était un vieux compagnon du temps de l’Oratoire. C’est lui qui hérita des portefeuilles de Fouché, portefeuilles sans nul doute émondés par le ministre, mais qui contenaient encore – on l’a su depuis lors – des révélations appréciables. Le duc, au reste, ne peut bouger ni recevoir un ami sans avoir Foudras sur les talons, ou sans être trahi par son valet de chambre.
« L… a entendu dire que M. le duc était allé voir, avant son départ, Mme de Saint-Leu (la reine Hortense). M. le duc va assez souvent au spectacle, mais il rentre chez lui à neuf heures et neuf heures et demie. – M. le duc a reçu beaucoup de monde aujourd’hui. Il est venu environ quinze voitures bourgeoises. Il est venu aussi plusieurs personnes dans des voitures de place, fiacres ou cabriolets… »
Et cela se poursuit ainsi, jour par jour, presque heure par heure.
« M. le duc donne à dîner… M. le duc est de maussade humeur… M. le duc paraît calme… M. le duc semble gai dans ses entretiens… M. le duc a été contrarié de l’article du Journal des Débats qui annonce son mariage… »
Fouché convolait en effet. Veuf depuis 1812, il allait épouser une très jeune fille, rencontrée à Aix au temps de sa sénatorerie, Ernestine de Castellane-Majastre, et à ce propos, les rapports de Foudras se font singulièrement indiscrets.
« M. le duc a annoncé ce matin à ses amis que le roi avait signé son contrat de la meilleure grâce du monde… Les enfants ont été aujourd’hui rendre visite à Mlle de Castellane. – M. le duc montre du calme et quelquefois de la gaieté ; mais ce n’est pas naturel et ceux qui l’ont observé dans son intérieur ne l’ont jamais vu si triste et si préoccupé. – M. le duc s’est marié cette nuit, à minuit, à l’Abbaye-aux-Bois. Les deux époux, en sortant de l’église, se sont rendus chez Mme de Castellane la mère. Ils sont revenus tous trois ensemble, vers trois heures du matin, à l’hôtel du ministère. Mme de Castellane, après avoir conduit sa fille dans la chambre à coucher, a eu dans le salon un long entretien particulier avec M. le duc. M. le duc s’est montré assez galant avec sa nouvelle épouse. Il a couché avec elle et avait donné l’ordre précis que personne ne le réveillât avant dix heures du matin. – M. le duc conserve un ton d’insouciance remarquable. Son mariage l’occupe très sérieusement et presque autant qu’un jeune homme. Ses amis lui font la guerre à ce sujet et il répond : « C’est mon bonheur. »
Et, deux jours plus tard :
« M. le duc a été aujourd’hui excessivement triste… »
En parcourant ces notes, dont plusieurs sont de premier intérêt pour l’histoire politique de la seconde Restauration, une idée s’impose obsédante : Foudras gagnait-il honnêtement son argent ? Ces rapports, destinés à être mis sous les yeux du roi et à renseigner Louis XVIII sur les agissements de son ministre, n’étaient-ils pas, avant d’être expédiés, soumis au ministre lui-même ? Fouché n’était pas homme à se laisser filer : il connaissait trop bien toutes les roueries de la police pour tomber dans le piège. Et il est amusant de songer que selon qu’il souhaitait inquiéter son maître ou le rasséréner, il s’appliquait à paraître ou triste, ou gai, ou amoureux, ou insouciant, et qu’il trouvait, en arrivant aux Tuileries, chaque matin, pour faire sa cour, l’humeur du roi façonnée d’avance, au mieux du rôle qu’il jouait ce jour-là.