Vincent bonneau

C’était un monsieur « très comme il faut », et la bonne société de Senlis, si prudente et si réservée, se montra pour lui fort accueillante quand il vint, vers 1836, s’installer à Villemétrie, écart élégant de la ville. Comment ne pas admettre sans examen un homme qui portait la rosette de la Légion d’honneur, les croix de commandeur des ordres de Malte et du Saint-Sépulcre, les titres de bourgeois de Lucerne, d’ancien officier de la garde nationale parisienne, d’ex-administrateur général des prisons du royaume et de président de toutes sortes de sociétés philanthropiques et religieuses ? On savait aussi que, légitimiste fanatique, M. Bonneau n’avait pu se résigner, en 1830, à vivre sur le sol de France, d’où ses princes étaient proscrits : il avait donc quitté son hôtel de Paris pour se fixer en Suisse, parmi les « ultras », fidèles de la branche aînée et du duc de Bordeaux, et c’était là un nouveau titre à l’estime des gens de bon ton. Les portes des châtelains du voisinage lui furent donc tout de suite grandes ouvertes ; on lui faisait fête ; lui-même recevait souvent et magnifiquement. Il paraissait très renseigné des petits mystères du grand monde ; il parlait beaucoup, en homme au courant de tout, et laissait échapper à propos quelques noms de très hauts personnages de l’ancienne cour, qu’il citait, d’un ton dégagé, comme de vieux amis.

Son succès dans l’aristocratie senlisienne fut donc subit et unanime… ou presque. Quelques méfiances, en effet, subsistaient : certains « libéraux » insinuaient qu’il y avait du louche dans l’existence de ce personnage ; ils critiquaient son affectation de réciter à haute voix le Bénédicite lors des grands dîners qu’il offrait aux officiers et aux magistrats ; on l’avait surpris rôdant, à la brune, dans les rues peu passantes, abordant les enfants pour leur donner des sous et les inviter à prier pour lui ; et puis, vite, vite, il s’éloignait en roulant de gros yeux inquiets. Avait-on remarqué, en outre, qu’il ne parlait jamais de sa famille ni de ses origines ? Sa prospérité paraissait remonter au règne de Louis XVIII, qui lui avait accordé des lettres de noblesse et des armes parlantes – en récompense de quels éminents et secrets services ? Il faudrait n’avoir jamais expérimenté combien est insatiable la curiosité des petites villes pour ne point supposer que les commères de Senlis, sous des airs d’indifférence absolue, mirent tout en œuvre afin d’élucider ces énigmes. À force de récolements, d’investigations, de tâtonnements, on parvint à connaître que M. Bonneau était né, en 1785, à Toulouse, d’un pauvre tailleur d’habits ; son frère aîné, aide-pharmacien à Paris, l’appela dans la capitale et lui procura, vers 1803, un petit emploi au ministère des postes – 50 à 60 francs d’appointements mensuels. Vincent Bonneau végète dans cette basse fonction jusqu’à la Restauration, et dès 1816 il semble prendre son essor ; on le voit soudainement chef du bureau particulier du directeur des postes, chevalier de la Légion d’honneur, officier dans la garde nationale ; il se marie avec une paysanne bourguignonne, Virginie Gobin, qui lui apporte une petite dot ; son avoir personnel se monte à 12 000 francs, et le jeune ménage s’installe rue du Faubourg-du-Temple, au troisième étage, sous les toits. Ici, la piste se perd…

Champfleury, qui connaissait la province de ce temps-là, affirmait que les oisifs bourgeois d’une petite ville dépensent à pénétrer les secrets de leurs voisins plus de persévérance, de perspicacité, d’ardente diplomatie qu’il n’en faudrait pour résoudre le problème social. Et pourtant le résultat de tant d’efforts était piètre : le peu que révélait l’enquête discrètement menée par les inquisiteurs senlisiens soucieux de tirer au clair le passé de leur nouveau concitoyen, laissait subsister le mystère. Car rien n’expliquait comment ni pourquoi de son troisième étage du faubourg du Temple l’habile Bonneau était passé au magnifique hôtel qu’il habita, jusqu’en 1830, rue de Varenne. Des gens très bien informés assuraient l’y avoir vu, recevant le nonce du pape, les ministres, les gentilshommes les mieux en cour, les Liancourt, les Villèle, les Doudeauville, toute la noblesse. Sa première femme, Virginie Gobin, était décédée à cette époque et Bonneau avait épousé, par l’entremise des La Rochefoucauld de Montmirail, une fille de bonne noblesse. D’autres savaient, à n’en point douter, que ce petit commis des postes roulait sur l’or : il avait, d’un trait de plume, acquis pour 750 000 francs, l’ancien domaine des ducs de Gesvres ; il possédait équipages, livrées, nombreux domestiques, train de grand seigneur ; et si depuis la chute de Charles X et les quatre années passées en Suisse cette situation paraissait réduite, il n’en restait pas moins que M. Bonneau était riche et fort en crédit parmi les partisans des Bourbons proscrits. C’était à se demander si cet homme étrange n’avait pas été, au cours de son existence mouvementée, atteint de cette psychose de la dualité qui permet au même individu d’être tour à tour et à son insu, un criminel et un honnête homme, un mirliflore et un vagabond. De fait, au dire de quelques-uns, rien que l’aspect de ce Bonneau était inquiétant ; son front bas, ses cheveux et ses favoris noirs « qui lui donnaient l’apparence d’un porteur d’eau », ses sourcils broussailleux, ses yeux perçants aux regards obliques, sa bouche lippue, témoignaient d’une dissimulation habituelle et d’une professionnelle dureté.

Il ne faut pas toujours faire fi de ces légendes nées de la géniale intuition des commères et enrichies d’année en année d’hypothèses et d’allusions promues au rang de vérités incontestables. Balzac, qui les recueillait avec soin, leur doit nombre de ses impérissables tableaux de la vie départementale, et il faut rendre grâce à ceux de nos confrères habitant la province qui moissonnent pieusement les traditions de leur petite patrie afin de les soustraire à l’oubli. On ne saurait toujours rien de Vincent Bonneau, qui vécut, considéré et honoré, à Villemétrie, jusqu’en 1856, date de sa mort, si le personnage n’avait intrigué le plus patient chroniqueur de Senlis, M. de Maricourt, qui, habitant à son tour Villemétrie, « promena durant quarante ans ses rêveries sous les ombrages qui avaient abrité Bonneau », et interrogea ardemment tous les échos sur le secret de sa vie. Il avait cherché à saisir son fantôme… le fantôme avait fui. Et voilà que, dans la maison de Villemétrie, au lendemain de la grande guerre, « sous le bas-fond secret d’un placard où depuis un demi-siècle on rangeait des vêtements », des ouvriers découvrirent de volumineuses liasses, sur lesquelles une main tourmentée avait inscrit la mention : à brûler ; c’était toute la correspondance reçue par Bonneau de 1816 à 1830, tous les actes, toutes les pièces d’archives susceptibles d’éclairer son existence, – la clé du mystère enfin ! Car on n’ignore plus aujourd’hui, grâce à ce miraculeux dénouement, qu’outre son emploi officiel de directeur général des prisons, Vincent Bonneau en occupait, depuis 1820, un autre – occulte, celui-ci, et beaucoup plus lucratif : il était le surveillant général de la police secrète du royaume. Et tout s’explique. Bonneau est l’homme le plus puissant de France. Il a dix agents et cinquante argousins sous ses ordres ; ses mouchards espionnent les ministres, font « causer » les plus hauts personnages et exercent leur surveillance jusque dans les Tuileries. Cette troupe, comme bien on pense, est recrutée en fort mauvaise compagnie : le surveillant général a pour secrétaire favori, pour « bras droit », un nommé Gilbert, condamné à cinq ans de travaux forcés pour faux, et qui, plus tard, finira aux galères ; par celui-là, on peut juger des autres. Bonneau lui-même met la main à la pâte : on le voit, sous un faux nom, écroué à Bicêtre, moutonnant doucereusement les prisonniers et leur tirant des confidences. Bien des têtes tombèrent dont les bourreaux lui furent redevables. C’est lui qui cuisinera les malheureux sergents de la Rochelle et, tapi dans un cabaret borgne de Clichy, dressera la souricière à laquelle sera pris le colonel Favier. Il est redouté, imploré, adjuré à l’égal d’une Éminence grise : grandes dames et hauts seigneurs dans l’embarras lui écrivent « sur le ton le plus caressant et le plus aimable ». Mais il est aussi l’objet de terribles haines, et c’est sans doute pour échapper à des représailles menaçantes qu’en 1830 il s’exilera volontairement, pour reparaître seulement quand sa ténébreuse gestion sera oubliée.

Sa seconde femme, qui peut-être avait tout ignoré du rôle tenu par son mari, n’en eut sans doute la révélation que lorsqu’il fut mort ; est-ce elle qui cacha les papiers dans le placard de Villemétrie, croyant les avoir condamnés au feu ? Veuve, elle passait à Senlis pour être la « mère des pauvres » ; mais on assure que jusqu’à son décès, en 1871, faisant volontairement le silence sur M. Bonneau, « elle n’en disait jamais ni mal ni bien ».