Cambriolage

Quand en 1782, l’architecte Gabriel eut élevé les deux beaux palais auxquels les Parisiens reconnaissants ont associé son nom et qui font un si somptueux décor à notre place de la Concorde, on s’accorda généralement à juger qu’ils produisaient assez bon effet, encore que nombre de vieux Parisiens regrettassent les champs et les garennes dont ces bâtisses avaient pris la place. Il se trouva même des confrères jaloux pour critiquer l’ordonnance des nouveaux pavillons : l’un proposait de les dissimuler derrière un rideau d’arbres ; d’autres projetèrent de les réunir par une sorte de motif triomphal qui boucherait la perspective de la rue Royale condamnée, selon le pronostic unanime, à n’être qu’une voie déserte, qui ne conduisait à rien et où ne passerait jamais personne. En outre on ne savait que faire de ces deux colonnades perdues dans la campagne : il n’était pas possible d’installer un service public si loin du centre de la ville ; on décida de transformer l’une d’elles – celle qui touche à la rue Saint-Florentin – en magasin des meubles du roi ; l’autre – voisine des Champs-Élysées – fut destinée à servir de caserne aux mousquetaires. Par bonheur quelqu’un objecta que les militaires en général et les mousquetaires en particulier ne sont pas de leur naturel gens très soigneux ; on allait voir flotter des lessives aux nobles balcons de Gabriel et s’entasser sous ses élégants portiques le fumier de la cavalerie. On débita donc en trois lots ce second pavillon qui fut vendu à des particuliers ; dans l’autre on réunit tous les matériaux – banquettes, tentures, armes, meubles, tapisseries, charpentes, tapis, lustres et literies – réservés aux maisons royales. Seulement, comme l’administrateur de ce garde-meuble se trouvait être un homme de goût – il se nommait Thierry de Ville-d’Avray, – il disposa les plus belles pièces de son dépôt dans deux ou trois salons du premier étage, formant ainsi un musée qui fut ouvert au public une fois par mois pendant la saison d’été. C’était un éblouissement : il y avait là, entre autres, la chapelle d’or du cardinal de Richelieu, incrustée de 9013 diamants et de 224 rubis ; la nef d’or du roi également étincelante d’une infinité de pierreries ; les langes envoyés par le pape pour le dauphin fils de Louis XV, – une merveille en toile d’argent rehaussée de broderies d’or ; l’armure portée par François Ier à Pavie ; celle de Henri II ; l’épée de bataille de Henri IV ; deux canons d’argent offerts à Louis XIV par le roi de Siam ; des vases précieux, des apis, agates, améthystes, cristal de roche… J’en supprime, mais il ne faut pas omettre une grande commode où Thierry avait serré les diamants de la couronne, dont le nombre montait à plus de 8000 ; et, parmi ceux-ci, le Régent et le Sancy, bijoux fabuleux, orgueil inestimable de l’écrin de France.

Survint la Révolution : dès le début de juillet 1789, le peuple de Paris pensa tout de suite à s’armer ; il se jeta sur le garde-meuble, et s’empara de tout ce qui lui parut utile à l’équipement de la milice nationale naissante, respectant les objets d’art et ne réclamant, selon la formule en vogue, que « du fer pour foudroyer les tyrans ». On lui abandonna les panoplies, faute de résistance possible, et il y eut certainement des bourgeois, héroïques mais naïfs, qui marchèrent à l’assaut de la Bastille munis d’arbalètes ou de sarbacanes et empêtrés de boucliers, de corselets ou de cuissards provenant de preux du moyen âge. Même la tradition assure que c’est un projectile tiré par l’un des canons d’argent du roi de Siam qui coupa la chaîne du pont-levis de la forteresse, assurant ainsi la victoire des assaillants.

Les collections de bijoux, et de tous les objets qui n’étaient pas de nature à tenter des militaires improvisés, restaient intactes et, quand la monarchie s’effondra, le 10 août 1792, la nation, embarrassée de ces vaines richesses, se contenta, en attendant une décision, de poser les scellés sur toutes les portes extérieures et intérieures du garde-meuble. Les choses en étaient là quand les massacres de septembre jetèrent dans la ville la consternation. Thierry avait quitté la place : son successeur, Restout, bien tranquille sur le sort des trésors dont il avait la garde puisqu’ils se trouvaient sous les scellés inviolables, n’était pourtant pas très rassuré d’habiter un lieu si désert ; d’autant plus que, sur la place même, s’était élevée, sous prétexte d’estaminet, une baraque qui, la nuit venue, servait de repaire à des bandes de malandrins délivrés des prisons par les septembriseurs. Il est vrai que le garde-meuble comportait deux corps de garde, l’un à l’entrée centrale du monument, l’autre à la porte de la rue Saint-Florentin ; mais les soldats-citoyens chargés de les occuper ne se montraient ni exacts ni aguerris, et, dès le soir tombé, ne quittaient pas leurs lits de camp où ils dormaient à poings fermés.

Il paraît que, de nos jours, un « grand cambriolage », à retentissement international, doit faire l’objet d’une longue, minutieuse et scientifique préparation. On « travaillait » jadis sans tant de précautions et, si l’on peut dire « à la bonne franquette ». Jugez-en : le 11 septembre 1792, à 11 heures du soir, une bande de vingt ou trente hommes se rassemble sur la place ; plusieurs portent l’uniforme des gardes nationaux, de façon à simuler une patrouille. Ce que voyant, le milicien en sentinelle à la porte du garde-meuble, rassuré par la présence de ces collègues vigilants, rentre au poste, se couche et s’endort. La belle façade de Gabriel se dresse dans l’ombre ; deux lanternes supportées par des potences de fer, à la hauteur du premier étage, mettent seules des points lumineux dans l’obscurité profonde. Elles n’éclairaient pas beaucoup, mais elles avaient pourtant leur utilité, ainsi qu’on va le voir. S’aidant de la corde de ces réverbères, les hommes se hissent, l’un après l’autre, jusqu’au balcon, l’enjambent, se trouvent dans la loggia, enfoncent le volet d’une fenêtre et pénètrent dans le ci-devant musée. Ils sont bien certains de n’être pas dérangés, car, du côté de l’intérieur, les scellés apposés aux portes les protègent, nul n’oserait briser ces cachets ni déchirer ces bandes de toile que le sceau de la nation rend sacrés. Et voilà les tiroirs forcés, les vitrines brisées, les poches remplies ; la rafle se prolonge durant trois heures de quiétude parfaite, au bout desquelles les hardis pillards, redescendant sur la place par le même chemin qu’ils ont pris à la montée, vont partager leur butin au bord de la rivière.

Personne ne s’aperçut de leur visite, les scellés interdisant aux employés toute ronde dans le musée ; quant aux rares passants de la place, qui se serait avisé d’une vitre brisée à l’une des fenêtres du pavillon de Gabriel ? Par prudence, cependant, les voleurs chômèrent un jour plein ; dans la nuit du 13 au 14, nouvel assaut, nouveau butin : cette fois ils s’attaquèrent aux boîtes remplies de diamants et se retirèrent chargés de pierres précieuses au point d’en être harassés. Aussi, à leur troisième visite, dans la nuit du 15 au 16, ils se munirent de victuailles, de charcuteries variées, de bouteilles de vin, de chandelles, et, après avoir vidé jusqu’au fond la grande commode aux diamants de la couronne, ils firent joyeusement bombance pour célébrer le succès de leur opération. Il était maintenant parfait ; les objets trop volumineux pour être emportés, tels que la chapelle d’or de Richelieu, furent jetés par-dessus le balcon sur la place. Puis tous les « travailleurs » prirent la clef des champs ; les plus pressés de disparaître étaient naturellement ceux qui portaient en poche les plus belles pièces, le Régent, le Sancy et autres ; leurs camarades les rattrapèrent ; on exigeait un partage, et cela amena des discussions assez bruyantes pour attirer l’attention d’une patrouille – une vraie, celle-ci – qui passait par la rue Royale. À l’approche des soldats tous les bandits disparurent ; et la patrouille aurait continué sa tournée si l’un des sous-officiers qui la dirigeaient ne s’était avisé que son ombre, projetée sur le pavé par la lanterne du garde-meuble, s’agitait d’une façon insolite. Il leva les yeux et aperçut, à califourchon sur la potence de fer, un individu fort embarrassé de sa situation et qui, menacé d’un coup de fusil, n’hésita pas à descendre. C’était un retardataire de la bande qui, se voyant pris, révéla tout ce qu’on voulut et sans doute plus qu’il ne savait. Je laisse à penser quel fut l’ahurissement des fonctionnaires qui, n’ayant pas osé violer les scellés, pénétrèrent dans le musée par le chemin périlleux qu’avaient suivi les voleurs : quelle consternation ! Tout était vide : plus rien que des bouts de chandelles fichées à même le parquet, des pinces monseigneur, des leviers, un chapeau, des bouteilles vides et des peaux de saucisson pêle-mêle avec un semis de diamants tombés des poches trop pleines. On en découvrit partout : sur la place, aux Champs-Élysées, sur les berges ; l’inventaire terminé, de 30 millions de pierres précieuses, il en restait pour 500 000 francs !

Le Régent ne réintégra son écrin qu’un an plus tard ; le Sancy fut retrouvé, trois mois après, dans la gouttière d’une masure du cul-de-sac Saint-Honoré. Comme la Pierre de Lune de légendaire mémoire, ces diamants fameux ont eu beaucoup d’aventures. Ils reposent maintenant, à l’abri des hasards, dans les vitrines de la galerie d’Apollon, au Louvre, et s’ils pouvaient conter leur odyssée, dire par quelles mains ils ont passé, – mains de pontifes, de brigands, de jolies femmes, de policiers, de rajahs, de souverains, d’usuriers, de reines heureuses ou angoissées, – nous aurions le plus beau roman-feuilleton qui ait jamais été écrit.