Drame oublié

Un jour de l’an 1784, tous les habitants de la ville d’Aix-en-Provence se levèrent dès l’aube et sortirent de leurs maisons. Grandes dames, magistrats, boutiquiers, domestiques, gentilshommes et petites gens étaient dehors au lever du soleil. Un capitaine de la marine marchande avait, en effet, annoncé pour ce matin-là une expérience aérostatique – ahurissante nouveauté ; il promettait de s’élever dans les airs au moyen d’un « globe » semblable à celui, qu’on avait expérimenté quelque temps auparavant à Paris, et dont toute la France s’entretenait – sans y croire. Après avoir fait à ses concitoyens les honneurs de son appareil, l’intrépide navigateur se proposait de partir pour Constantinople, afin d’aller révéler aux Turcs la magique invention de Montgolfier et gagner rapidement une grande fortune en promenant dans le Levant sa merveille inédite.

Le gonflement du ballon s’effectua dans la cour des casernes où l’affluence était grande ; ceux qui n’avaient pu y trouver place s’étaient postés sur les collines environnantes : on attendit longtemps ; enfin l’aérostat monta rapidement, emportant le capitaine que suivaient avec une admiration anxieuse les yeux de vingt mille spectateurs. On le voyait, suspendu à sa machine de toile goudronnée, activer la flamme de son foyer portatif ; mais sa provision de paille humectée d’huile était insuffisante et le globe efflanqué redescendit bientôt non loin de la ville. Avant de toucher le sol, le capitaine sauta de sa nacelle : il était temps, sa montgolfière prenait feu. Délestée de son passager, elle bondit tout en flammes et se perdit dans l’azur.

Saturés d’émotions, les habitants d’Aix regagnaient leurs logis, discutant du miracle auquel ils venaient d’assister ; les esprits forts célébraient la nouvelle conquête du génie humain s’annexant les espaces infinis, réputés, depuis la naissance du monde, inviolables ; les simples jugeaient sacrilèges ces téméraires tentatives et discernaient dans la destruction de l’aérostat une manifestation de la vengeance du ciel. Tout à coup, se répandit parmi la foule une nouvelle stupéfiante, invraisemblable, qui glaça de terreur les plus insouciants : des malfaiteurs inconnus, mettant à profit l’exode de toute la ville, étaient entrés dans l’hôtel du président au parlement, M. d’Entrecasteaux, et trouvant la maison vide de tous les domestiques, avaient égorgé la femme de ce respectable magistrat, laquelle, n’ayant pas eu le courage de se lever à l’aube pour assister à l’expérience aérostatique, était restée tranquillement à paresser dans son lit ; on venait de l’y découvrir, la gorge ouverte de plusieurs coups de rasoir.

Aux impressions exaltantes de l’ascension du ballon succéda sans transition une stupeur profonde. Pour cette population impressionnable, c’était trop d’émotions en une matinée ; tout Aix frémissait d’indignation et d’horreur ; il y eut des femmes qui s’évanouirent ; on s’entassait devant l’hôtel d’Entrecasteaux, situé sur le Cours, comme les plus nobles demeures de la ville ; on accusait l’insuffisance de la police et l’incurie de ses agents, plus curieux d’un spectacle populaire que soucieux de la sécurité publique. Les gens de ce temps-là n’étaient pas, comme nous, blasés sur les événements de ce genre : nous ne nous troublons plus, grâce au ciel, pour un assassinat de plus ou de moins et certains journaux nous régalent, en pareilles circonstances, de précisions si minutieuses et de détails si macabres que l’accoutumance a considérablement émoussé notre sensibilité.

Au XVIIIe siècle, il n’en était pas de même ; les gazettes dédaignaient le fait divers, même tragique, et n’accordaient ni aux magasins, ni aux assassinés, nulle publicité. Les imaginations, sans guide, se donnaient donc libre envolée et divaguaient à l’envi. Il est vrai que, au cas présent, les perspectives les plus ténébreuses s’ouvraient aux hypothèses ; on plaignait la victime, jeune femme aimable et bonne, mère de deux fillettes ; on compatissait au désespoir contenu du mari, magistrat un peu sec et hautain, mais beau et séduisant, très brun de peau, très noir de cheveux, avec des yeux de braise au regard quelque peu fuyant ; mais ce que l’on ne parvenait pas à s’expliquer, c’est que les meurtriers n’avaient pas volé. Une enquête immédiatement ordonnée par le procureur général du roi révélait que rien n’était dérangé dans la chambre du crime ; aucun tiroir n’avait été fouillé ; aucun bijou, aucune somme d’argent n’avaient disparu. Tous les serviteurs de la maison, hommes et femmes, immédiatement arrêtés, et mis au secret, ne purent fournir aucun indice ; tous établirent qu’ils s’étaient rendus à l’ascension du ballon ; on fouilla leurs coffres sans y trouver rien de compromettant, et, tandis que se poursuivaient les interrogatoires, M. d’Entrecasteaux recevait ses parents, accourus pour lui offrir leurs condoléances. L’un de ceux-ci, M. de Vitrolles, conseiller au parlement d’Aix et père du futur ministre de la Restauration, fut surpris que le nouveau veuf répondît en phrases sèches et réservées à sa manifestation de sympathie ; il remarqua en outre que, la visite terminée, M. d’Entrecasteaux le reconduisit jusqu’au bas de l’escalier, quoique l’usage mondain défendît pareil cérémonial aux gens accablés d’une grande douleur. M. de Vitrolles fut bien plus étonné encore quand, arrivé à la porte donnant sur le Cours, il entendit le président dire à très haute voix, de façon que toute la foule massée devant l’hôtel pût l’entendre : « Mon cousin, je donnerais la moitié de ma fortune pour découvrir le scélérat qui a tué Mme d’Entrecasteaux… »

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À moins d’avoir lu Vitrolles, qui fut un témoin quasi oculaire des événements, on n’imagine pas l’horreur, l’effroi même, soulevés dans toute la Provence par le drame de l’hôtel d’Entrecasteaux. Car, dès les premières heures, les soupçons des magistrats se portèrent sur le mari de la victime. Un président de cour égorgeur ! Quel émoi dans une ville parlementaire imbue du respect, voire de la vénération de sa haute magistrature ! On sut que M. d’Entrecasteaux entretenait des relations extra-conjugales avec une dame de Saint-Simon ; on découvrit une correspondance de cette personne où la possibilité du crime était envisagée et son exécution conseillée. Tout de suite, on se rappela que, enfant, le futur président se plaisait à torturer les animaux, prenait au piège des oiseaux que, tout vivants, il lardait d’épingles. On apprit que, au cours de la dernière grossesse de Mme d’Entrecasteaux, son mari ingénieux, mais sournois, semait des noyaux de cerises dans son escalier, espérant qu’une chute le débarrasserait de la gênante épouse. On raconta aussi que, pendant ses couches, celle-ci ayant réclamé un verre de limonade, M. d’Entrecasteaux l’avait préparé lui-même et que la pauvre femme avait rejeté le breuvage dont le goût lui parut d’une amertume insupportable…

Les soupçons s’affirment ; l’enquête prend une nouvelle direction : une voisine rapporte que, le matin du crime, s’étant levée, comme tout le monde, de très bonne heure, elle aperçut de sa fenêtre une grande flamme dans la chambre du président ; or, on était au cœur de l’été. Que brûlait-il ? Des papiers ? Du linge ? On compte ses chemises : l’une d’elles manque. On visite son nécessaire de toilette : un des rasoirs a disparu. Il assure que cet objet est égaré depuis longtemps ; mais son valet de chambre déclare que, la veille de l’assassinat, le nécessaire était au complet… Le procureur du roi, pesant toutes ces circonstances, se décide, non sans hésitation, à lancer contre le président un mandat d’arrestation. Le jour même arrive de Marseille à Aix une parente de l’inculpé, Mlle Blondel ; elle le conjure, s’il est innocent, de se constituer à l’instant même prisonnier ; s’il est coupable, elle a tout préparé pour sa fuite : il trouvera, aux portes de la ville, une chaise de poste qui le conduira en terre étrangère ; voici cent louis d’or pour le voyage. Le misérable demande à réfléchir. C’est l’aveu de son crime. Au bout de cinq minutes, il sort, tout courant, se jette dans la berline qui part à grande allure. La maréchaussée est à ses trousses ; course haletante ; les gens d’armes lancés à sa poursuite vont parvenir à le rejoindre : il n’a sur eux que quelques minutes d’avance ; mais on approche du pont du Var, frontière du royaume ; les postillons du fugitif brûlent le pavé ; au moment même où les cavaliers vont l’atteindre, le pont sauveur est franchi ; le criminel échappe au châtiment.

Il ne reparut jamais ; son extradition fut réclamée au roi de Naples dans les États duquel il s’était réfugié ; avisé à temps, il put prendre la mer et fit voile pour Lisbonne. Condamné par contumace au dernier supplice, exécuté à Aix en effigie, il mourut quelques mois plus tard, à trente-six ans, – d’angoisses ou de remords, – dans un couvent de capucins portugais où il avait trouvé asile.