Le bourreau de Landau

Il fut un temps, qui reviendra peut-être, où les bourreaux n’étaient point payés ; et les choses n’en allaient pas plus mal. Cela date d’avant la Révolution de 1789, et jamais, dans nul pays, les fonctions d’exécuteur ne comptèrent pourtant plus de titulaires. Dans la région de l’Est surtout, chaque bourgade avait le sien.

C’étaient de braves gens, très pacifiques, qui jouissaient d’une certaine considération ; quelques-uns habitaient une maison isolée, à l’extrémité du village ; ils avaient à l’église un banc séparé des autres par une barrière de bois ; mais comme ils n’exécutaient jamais personne, sinon en effigie, et qu’ils se rendaient utiles en écorchant les bêtes mortes, en vidant les fosses d’immondices, en curant les puits à fumier et en faisant la police des marchés, les paysans les coudoyaient sans préjugé.

De quoi vivait cette nombreuse corporation ? La chose est malaisée à établir. Jadis, ils jouissaient d’un droit de havage qui leur permettait « de prendre sur chacun des étalages de grains ou de fruits mis en vente dans les marchés, autant qu’ils en pouvaient saisir avec la main ». Le bourreau de Paris, possesseur du même droit, le faisait percevoir par ses préposés, et en raison de l’aversion qu’inspiraient les gens de cet état, on ne les laissait opérer qu’au moyen d’une cuiller de fer-blanc qui servait de mesure. L’usage du droit de havage s’était répandu dans tout le royaume, et les exécuteurs en tiraient un bénéfice parfois considérable. Mais on pense bien qu’un tel impôt n’était pas du goût des contribuables. Chaque jour c’étaient des discussions, voire des rixes, la plupart des vendeurs ne voulant pas souffrir que le bourreau ou son préposé les marquât sur le bras avec de la craie, ainsi qu’il avait coutume de faire afin de reconnaître ceux qui l’avaient payé.

Aussi un arrêt du Conseil, en date du 3 juin 1775, supprima-t-il le droit de havage : ce fut la ruine des exécuteurs. Celui de Paris perdit, de ce fait, 60 000 livres de revenu ; mais il avait d’autres ressources, tandis que le petit monde des exécuteurs de province se trouvait subitement dans la misère. Quelques-uns furent pourvus d’allocations payées par les paroisses ; à d’autres on abandonna certains droits féodaux bizarres et tombés en désuétude. L’exécuteur des arrêts du conseil d’Artois, à Arras, obtint le privilège d’enlever à son profit tous les chevaux morts dans la ville et dans la banlieue ; celui de Lille percevait un droit sur les maisons de jeu ; Ferey, de Provins, se faisait un revenu annuel de quarante livres en usant du privilège exclusif qu’il avait d’établir un jeu de quilles, dont la municipalité susceptible exigea d’ailleurs la suppression, « trouvant que ce jeu est onéreux au public et dangereux pour la jeunesse ».

Il y en eut même un, dénué de toutes ressources, auquel échut l’excellente aubaine de trouver à exercer son état, pour son propre compte, chez des particuliers riches : l’aventure, assez invraisemblable, advint à l’exécuteur de Landau, petite ville d’Alsace, à la frontière du Palatinat. Ce bonhomme de bourreau s’appelait Jérôme Meuges ; il était, en 1776, âgé d’environ quarante-cinq ans, passait pour bon catholique et fidèle sujet du roi.

Vers la Saint-Martin de cette année-là, Jérôme Meuges disparut pendant quelques jours. À son retour, soit qu’il eût commis lui-même quelque indiscrétion, soit que les gens de Landau, doués de cette remarquable puissance de déduction qui caractérise les habitants des petites villes, eussent flairé quelque féconde occasion de commérages, le bruit se répandit qu’il était allé opérer une exécution clandestine. Les magistrats s’émurent ; le conseiller du roi et son préteur à Landau, Philbert, chargea le greffier du tribunal de faire subir au bourreau un interrogatoire en règle, et celui-ci fut convoqué à l’« assemblée du magistrat », le 7 avril 1777.

D’abord, il invoqua diverses excuses : s’il s’était absenté, c’était pour aller soigner, dans la campagne, des chevaux malades ; puis, serré de près, il raconta toute l’histoire. Il avait reçu, certain jour de l’automne dernier, la visite d’un paysan qui l’avait avec insistance invité à se rendre à un moulin appelé Daumühl, où il trouverait « deux messieurs qui avaient à lui parler ».

À l’endroit indiqué, il rencontra deux personnages de lui inconnus ; tous deux semblaient approcher de la soixantaine et portaient perruque ; l’un était vêtu d’un habit gris, l’autre s’enveloppait d’une houppelande blanchâtre. Dès l’abord, et comme s’il s’agissait de la chose la plus simple, ils lui proposèrent de passer avec eux en Allemagne pour y procéder à une exécution secrète ; et comme il alléguait qu’il n’avait pas sur lui son glaive, ils répliquèrent que cela importait peu et qu’on emprunterait, en passant, celui du bourreau de Neustadt.

Leur voiture était arrêtée à quelques pas : tous trois y montèrent, et l’on partit. Jusqu’à Neustadt, le voyage s’effectua sans incidents ; arrivé là, Jérôme Meuges descendit, se fit conduire chez son confrère avec lequel il entretenait d’excellentes relations et qui lui prêta volontiers son coupe-tête. Puis les deux inconnus et le bourreau de Landau se remirent en route ; mais à peine en voiture, ils prirent la précaution de lui nouer sur les yeux un mouchoir. D’ailleurs il ne semble pas qu’il apportât beaucoup d’attention à ce qui se passait ou se disait autour de lui, ni que cette romanesque aventure parût l’émouvoir outre mesure. Ainsi il ne se rendit aucun compte du temps que dura le voyage ; il sait seulement qu’on passa une rivière, qu’un seul domestique s’occupait, aux relais, de l’attelage des chevaux, et que ses compagnons ne parlaient entre eux qu’en latin. Les haltes étaient aussi courtes que possible et il lui fut interdit de descendre une seule fois de voiture durant toute la durée du trajet, qui fut de deux jours et de deux nuits environ.

Lorsqu’on lui retira le bandeau qui l’aveuglait, il se trouvait dans une pièce entièrement tendue de noir où on le fit attendre pendant deux ou trois heures. Les deux inconnus reparurent, amenant un troisième personnage dont le visage était recouvert d’un crêpe « depuis le sommet de la tête jusqu’à la bouche », et qui n’était couvert, du reste, que d’une chemise et d’une culotte. Deux religieux suivaient, masqués, vêtus de noir, comme les Augustins ou les Cordeliers.

Alors on fit avancer Jérôme Meuges, qui jusque-là s’était tenu à l’écart ; on l’invita à tirer son sabre et à décapiter le personnage dont la tête était voilée d’un crêpe ; on n’exhiba d’ailleurs aucun jugement, et il ne songea pas à réclamer : le patient, il faut le dire, paraissait « très résigné et très disposé à la mort ». Meuges sortit son coupe-tête de l’étui, l’homme se mit à genoux, et d’un coup ferme sa tête fut abattue. Sur quoi l’exécuteur reçut en payement trois louis d’or ; les deux hommes qui l’avaient amené remontèrent avec lui en voiture, et l’on se remit aussitôt en chemin.

Le retour s’effectua dans les mêmes conditions que le premier voyage. Jérôme Meuges, les yeux bandés, ne chercha pas à reconnaître les routes qu’on suivait ; ses deux acolytes continuèrent à parler latin ; on s’arrêta à Neustadt pour lui permettre de restituer le glaive d’emprunt, et une nuit, on le déposa au moulin Daumühl, à la place même où, six jours auparavant, on l’avait fait monter en voiture. Jamais il n’en sut davantage et ne s’efforça pas d’être mieux renseigné. C’était un homme sage et convaincu que des clients assez riches pour payer trois louis d’or semblable bagatelle étaient assurément de très honnêtes personnes dont la fréquentation, trop rare à son avis, ne pouvait occasionner aucun désagrément.

Et de fait, il en fut quitte pour une légère réprimande, qui le mortifia très peu et pour un emprisonnement de quinze jours « qu’il alla subir avec autant d’allégresse que de promptitude, comme s’il se fût agi d’une partie de plaisir ».

Quand la Revue rétrospective de 1835 exhuma d’un carton d’archives le procès-verbal de cette singulière expédition, le rédacteur reçut d’un correspondant anonyme une lettre assez peu claire, où il était dit que le drame avait dû se passer à Francfort-sur-le-Mein, dans l’hôtel de Tour-et-Taxis, et que c’était un membre de cette illustre famille qu’avait mis à mort Jérôme Meuges. Ce n’était là qu’une hypothèse qu’aucun document n’appuyait, mais l’histoire, quoique mystérieuse, est parfaitement authentique. Il n’était pas inutile de la raconter aujourd’hui : les cœurs compatissants, que navrerait la pensée de voir le bourreau sans traitement officiel, pourront se consoler en songeant qu’il lui restera la ressource d’aller « travailler en ville » et de faire quelques extras.