Hors les grands événements de l’Histoire, à peu près connus, je pense, de tout le monde, ce qui surnage dans la mémoire d’un homme ne faisant pas métier d’érudition et peu soucieux de lectures, ce sont certains épisodes qui jadis frappèrent vivement l’imagination populaire par leur imprévu ou leur singularité et dont le retentissement, pourrait-on dire, dure encore : tels que la mort du chevalier d’Assas, l’héroïque naufrage du Vengeur, l’explosion de la machine infernale, l’exécution du duc d’Enghien ou le tonneau de malvoisie de Clarence. On n’en connaît plus bien ni la cause ni la date ; mais on en parle encore, et sans doute en parlera-t-on toujours.
Le procès Calas est de ces faits-là. On sait assez vaguement qu’un innocent portant ce nom fut injustement condamné, il y a bien longtemps, par suite de préventions religieuses et que Voltaire enflamma, à ce sujet, l’opinion publique ; rien de plus. Pourtant l’affaire Calas est souvent citée et sert d’argument décisif en matière d’erreur judiciaire.
Peut-être, avant de dire le fait qui vient renouveler et sans doute résoudre la question pour laquelle se passionnèrent nos trisaïeuls, convient-il de rappeler les circonstances un peu oubliées du drame lui-même. Jean Calas, marchand d’étoffes, rue des Filatiers, à Toulouse, protestant convaincu, avait deux filles et quatre fils, Marc-Antoine, Pierre, Donat et Louis. Ce dernier, ayant abjuré la religion réformée pour se convertir au catholicisme, ne voyait plus ses parents. Donat, le plus jeune, était élevé à Nîmes. L’aîné, Marc-Antoine, n’était pas marié ; fort beau garçon, robuste, distrait et un peu rêveur, l’austérité de la maison paternelle semblait le gêner quelquefois. Certains le disaient désireux d’imiter l’exemple de son cadet et d’abjurer le protestantisme ; les voisins de la maison Calas prétendaient constater un constant désaccord entre lui et son père. Il n’est pas surprenant, d’ailleurs, que ce jeune homme, tenu à l’attache par des parents rigides et réduit à auner du drap, eût souhaité une vie plus distrayante : les Toulousains de vingt-huit ans – tel était, en 1761, l’âge de Marc-Antoine – n’ont jamais passé pour des modèles de continence, et l’on peut supposer que cette vertu n’était pas plus qu’aujourd’hui en faveur aux bords de la Garonne, alors que régnait le roi bien-aimé. Le fils Calas tenait donc secrètes ses fredaines – si toutefois fredaines il y avait, – et secrètes à ce point qu’on ne chercha même pas à savoir si son joli visage et ses airs mélancoliques n’avaient point enflammé quelqu’une de ses aimables concitoyennes ; son seul plaisir avoué consistait à passer quelques instants chaque jour dans un établissement de billard assez gai, où les belles filles ne manquaient pas.
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Le 13 octobre de cette année 1761, Marc-Antoine s’était montré très gai, il avait enfin obtenu la permission de se commander un habit à la mode, couleur bleu de roi, dont il rêvait depuis longtemps et que son père lui refusait. Celui-ci, ayant un payement à faire, chargea son aîné de certains recouvrements et, quand le jeune homme, ses courses terminées, s’arrêta au billard, il était porteur d’une bourse bien gonflée de louis d’or. Vers six heures et demie du soir, il regagna la maison et sa mère le pria d’aller acheter du fromage de Roquefort, car elle avait invité à souper le jeune Lavaysse, qui, fils d’un avocat de Toulouse, habitait ordinairement Bordeaux. En revenant de la crèmerie, Marc-Antoine rencontra Lavaysse se dirigeant vers la maison Calas ; ils y entrèrent ensemble, suivirent l’allée étroite sur laquelle s’ouvraient deux portes donnant dans le magasin, montèrent l’escalier de l’appartement situé au premier étage et composé d’un élégant salon, d’une salle à manger et de deux chambres : celle des parents Calas et celle de leurs filles qui, ce jour-là, étaient absentes ; les garçons logeaient au second étage. À 7 heures, chacun prit place à table ; convives : Jean Calas et sa femme, leurs deux fils, Marc-Antoine et Pierre, puis l’invité. Mme Calas s’était mise en frais ; le menu se composait d’une belle volaille, de quatre pigeons au sang, d’une salade de céleri ; pour dessert, le fromage, du raisin blanc et des marrons. Jeannette, la vieille bonne qui avait vu naître tous les enfants, faisait le service. Nul ne remarqua que Marc-Antoine fût préoccupé ; « il avait son air de tous les jours », et « mangea comme à l’ordinaire ». Le repas terminé, on passa au salon ; M. Calas s’assit sur le canapé, engagea la conversation avec son hôte ; Mme Calas femme distinguée, y prit part. Pierre, un peu lourdaud et que ça n’amusait pas, s’endormit dans un fauteuil. Quant à Marc-Antoine, à peine levé de table, il s’était éclipsé et personne ne s’étonna de son absence qui, pourtant, se prolongea. La causerie dura jusqu’à dix heures moins le quart, heure à laquelle Lavaysse prit congé. On réveilla Pierre pour qu’il éclairât l’invité et tous deux s’engagèrent dans l’escalier. Le père Calas, fatigué d’avoir veillé contre son habitude, se retira dans sa chambre, et il s’apprêtait à se coucher quand un grand cri se fit entendre au rez-de-chaussée : Pierre, d’une voix de catastrophe, appelait son père qui, déjà en bonnet de coton et en chemise de nuit, sortit de sa chambre et descendit les marches en hâte… En suivant le couloir pour gagner la rue, les deux jeunes gens avaient trouvé ouverte l’une des deux portes du magasin ; Lavaysse, pensant que Marc-Antoine était là, entra pour lui dire adieu. Marc-Antoine était là, en effet, mais mort, déjà froid.
Tandis que, à la lumière de l’unique chandelle, le père se jetait sur le cadavre de son fils, Lavaysse remontait l’escalier pour empêcher Mme Calas de descendre ; elle aussi avait entendu l’appel de Pierre, mais Lavaysse la rassura facilement et courut au plus vite chercher un médecin. Grand émoi dans la rue ; les voisins s’ameutent, les policiers arrivent, puis, vers minuit, les magistrats. Marc-Antoine est bien mort. Apoplexie ? accident ? Le corps ne porte aucune marque de violence. Pourtant une cravate noire entoure le cou du cadavre ; on la retire et on s’aperçoit qu’elle n’a été mise là que pour dissimuler des traces, fort apparentes, de strangulation. Le malheureux a été assassiné et son corps « maquillé » après la mort, car la chevelure est lisse et bien peignée, la chemise sans un pli. Le magistrat remet au lendemain l’élucidation du mystère, mais, soit par profession, soit par perspicacité, soupçonnant du louche, il ordonne l’arrestation de tous les habitants de la maison, y compris Jeannette, la servante, et Lavaysse que, pour son malheur, le hasard a mêlé au drame. La suite de l’histoire est connue : on sait comment après quelques jours de prison, et sur l’insistance d’un avocat, le père Calas revint sur sa déclaration première : il n’avait pas trouvé le corps de Marc-Antoine étendu sur le sol ; il l’avait trouvé pendu ; lui-même avait coupé la corde ; ce n’était pas un assassinat, c’était un suicide ; s’il avait menti et « raccoutré » le corps, c’était pour lui épargner la honte d’être traîné sur la claie, supplice posthume imposé alors aux suicidés. De ce jour-là, Jean Calas était perdu ; ses réticences premières discréditaient ses aveux. Pendu ? Où ? Comment ? À quel clou, à quelle cheville, à quelle saillie ? Une visite minutieuse du magasin démontrait, en effet, l’impossibilité absolue de ce genre de mort. Alors, le malheureux, pressé de questions, précisa que Marc-Antoine s’était fait une potence des deux battants de la porte communiquant de la boutique au magasin ; sur ces supports improvisés il avait placé, en travers, un bâton rond servant au pliage des étoffes, y avait accroché sa corde, puis se l’était passée au cou. Mais que d’objections ! Tout ce travail en pleine obscurité ? Car on n’avait trouvé dans la pièce nulle chandelle soit allumée, soit consumée, pas un flambeau. Et puis, la porte est haute – plus de deux mètres en mesure d’aujourd’hui ; le bâton est court ; pour qu’il tienne en équilibre sur les deux vantaux, il faut les rapprocher de façon que la porte soit à peine entrouverte. – On découvre, derrière un comptoir, un bout de corde fermé d’un nœud coulant à chacune de ses extrémités ; elle n’est pas longue, cette corde, 45 centimètres d’un nœud à l’autre ; où donc est l’escabeau sur lequel le pendu est monté pour atteindre ce licol ? Il n’y a pas d’escabeau dans la maison, et, au magasin, rien qui puisse en tenir lieu. Vingt fois les magistrats expérimentent la manœuvre ; vingt fois le bâton roule, car la porte est vieille, branlante et ses battants sont mal d’aplomb. Le bourreau lui-même, consulté, déclare, après maints essais infructueux, qu’un homme ne peut se pendre dans ces conditions-là, à moins qu’on ne l’aide. Le père Calas mentait donc encore ? Pourquoi ? Parce que c’était lui, bien sûr, qui, apprenant que Marc-Antoine était sur le point de se convertir au catholicisme, l’avait tué de sa main ! L’esprit de parti fit le reste : Jean Calas fut condamné à être rompu vif.
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Passons sur l’exécution, sur la campagne fameuse entreprise par Voltaire, auprès duquel s’étaient réfugiés les enfants du supplicié, campagne qui aboutit, nul ne l’ignore, à la réhabilitation de Jean Calas. Mais Voltaire, ni bien d’autres parmi ceux qui, à l’époque, commentèrent – et obscurcirent – le dramatique procès, n’en avaient compulsé le dossier. Grâce aux travaux des érudits qui ont eu le courage de déficeler ces vieilles paperasses et de reprendre, sans prévention, l’enquête des magistrats de 1761, l’affaire apparaît aujourd’hui très différente de ce qu’elle fut aux yeux des contemporains influencés par les préjugés et dévoyés par les polémiques. Il y eut, de toute évidence, des « trous » dans l’instruction. Comment expliquer, par exemple, que les magistrats aient négligé de savoir ce qu’était devenue la bourse « gonflée de louis d’or » que le fils Calas avait récoltés dans sa journée, qu’on ne retrouva pas sur son cadavre, et dont personne ne sembla se préoccuper ? Pourquoi ne pas vérifier l’exactitude d’un on-dit du quartier, d’après lequel, « à l’entrée de la nuit, un homme, habillé de bleu, mal mis, plus mal chaussé, et d’un regard affreux », avait pénétré dans la maison Calas et n’en était sorti qu’après le souper ? À défaut d’un voleur, ne peut-on supposer la vengeance d’un mari jaloux, d’un amant évincé ? La pudeur des magistrats leur interdisait, paraît-il, de fouiller la vie privée de Marc-Antoine ; il est bien certain, néanmoins, que ce beau ténébreux, de tournure si « fringante », d’aspect si mélancolique, avait rencontré des consolatrices…
Donc, tandis qu’on soupe au premier étage, il y a un homme, voleur ou autre, caché dans la boutique du rez-de-chaussée ; il a tout le temps de préparer sa potence : peut-être s’est-il précautionné d’une de ces lanternes de poche, grosses comme le poing, telles qu’on en fabriquait alors ; il sait que celui qu’il attend sortira après le repas et passera par le magasin pour s’y habiller ; Marc-Antoine y a, en effet, déposé, bien pliés, sa veste, son habit des beaux jours ; sans doute est-il attendu à quelque rendez-vous. Il descend dès qu’on est sorti de table, passe par la cuisine, dit quelques mots à Jeannette, la servante, entre dans la boutique où il fait très noir. L’homme l’assaille par derrière, lui jette au cou son nœud coulant, tire… De l’avis des « spécialistes » – Brouardel entre autres, – l’étranglement par surprise « n’exige aucune force », et ne permet aucune défense ; la mort est presque instantanée. Le coup fait, l’assassin pend le cadavre et, emportant la bourse – pour se l’approprier s’il est un voleur, pour dépister les soupçons s’il est un jaloux, – sort de la maison dont la porte s’ouvrait de la rue au moyen d’une clef, mais qui à l’intérieur n’était munie que d’un simple loquet.
Et voilà comment le père Calas, tout en disant la vérité, ne trouva que des incrédules…
L’affaire Calas, qui fit couler tant de tonnes d’encre et dont le retentissement a été si grand qu’il s’est prolongé jusqu’à nos jours, ne serait-elle, en réalité, qu’un fait-divers vulgaire qui, de notre temps, occuperait à peine dix lignes dans les journaux… ?
Il y a, du moins, beaucoup à glaner dans les à-côtés du procès. Rappelons d’abord que Jean Calas, au jour de son exécution, était âgé de soixante-quatre ans. Outre le fils dont la mort mystérieuse avait donné lieu à l’enquête, il lui restait deux filles, Rose et Nanette. Rose comptait vingt-deux ans ; Nanette était plus jeune d’une année. Ces deux filles, absentes par hasard de la maison paternelle lors de l’arrestation de leurs parents, n’avaient pas été comprises dans la prévention ; mais le procès terminé, le président du Puget, qui avait prononcé la condamnation, jugea indispensable de séparer les trois survivantes du drame. Mme Calas partit pour Paris ; des lettres de cachet fixèrent le sort de ses filles : toutes deux devaient rester à Toulouse ; on enferma Rose, l’aînée, au couvent de Notre-Dame de la rue du Sac ; Nanette, appréhendée comme sa sœur par la maréchaussée, fut conduite aux Visitandines. Le magistrat espérait ainsi que les filles du supplicié se convertiraient et il escomptait leur abjuration comme une triomphale revanche pour la conscience publique.
La supérieure des Visitandines était la mère Anne d’Hunaud ; comme tous les catholiques de Toulouse, fermement convaincue de la culpabilité de Jean Calas, elle ne voyait pas sans émoi entrer dans sa pieuse maison cette intruse issue d’un assassin et professant une religion détestée. Mais elle était charitable et bonne, et ouvrit ses bras à Nanette comme à « une fille envoyée du ciel », lui déclarant qu’elle ne la rendait responsable ni de sa foi, ni de son hérédité. Elle écouta les douloureux récits de l’enfant, la consola, l’assura de sa tendresse et la confia à l’une de ses religieuses, sœur Anne-Julie de Fraisse, avec recommandation expresse de n’exercer aucune contrainte sur les croyances de la recluse et de lui témoigner toute l’affection et toute la sollicitude réclamées par son malheur.
Ah ! quelle aimable et douce figure de nonne que celle de sœur Anne-Julie ! Née d’une noble famille de Carcassonne, cette sainte fille avait, très jeune, subi toutes les tentations « que le démon réserve à ceux que la grâce a choisis ». Son péché était le goût immodéré des livres profanes ; sa piété s’en affaiblit. Déchirée de remords, elle refusa les brillants partis qu’on lui proposait, et afin d’expier son amour des livres, elle sollicita la faveur d’entrer aux Visitandines. À dix-huit ans elle prenait le voile et se livrait aux mortifications les plus dures, espérant triompher ainsi des écarts de son imagination. D’abord économe du couvent, puis chargée du soin des malades, elle ne cessait de se reprocher son indignité, et après trente ans de cloître, prise de scrupules, elle voulut recommencer son noviciat. Elle était gaie, alerte, spirituelle, et pour les autres inlassablement indulgente. Telle était la femme à qui fut remise la direction de Nanette Calas ; elle avait, à cette époque, soixante-trois ans. Sans doute, dès le premier jour, rêva-t-elle de convertir la jeune protestante. Quelle gloire en devait revenir à la communauté ! Quelle belle recrue pour le ciel et pour l’ordre que cette réprouvée, fille d’assassin, dont le nom était connu de la France entière ! Mais si sœur Anne-Julie était ardente au prosélytisme, elle était consciencieuse aussi et infiniment délicate ; elle devait, en outre, à ses lectures passées un sens critique très avisé. Il arriva ce que les magistrats n’avaient pu prévoir : ce ne fut point la religieuse qui soumit la huguenote ; celle-ci, en revanche, ne tarda pas à conquérir la religieuse.
Car il advint ceci : moins de six mois après qu’elle eût reçu les premières confidences de Nanette, sœur Anne-Julie ne conservait aucun doute : les juges s’étaient trompés et le malheureux Calas avait été injustement condamné. Mme Calas, fixée à Paris, poursuivait avec obstination la réhabilitation de son mari. Le pays entier était en rumeur. Voltaire prenait la cause à cœur et luttait de toute sa verve, de tout son esprit, de toute son étincelante dialectique ; derrière lui « marchaient » tous les esprits libres – on disait alors les philosophes – pensant faire pièce ainsi au catholicisme, et aussi ceux qui, futurs révolutionnaires, voyaient là l’occasion d’un coup de sape aux parlements, et encore tous les protestants, justement désireux d’une solennelle réparation. Et avec les protestants, avec les révolutionnaires, avec les philosophes, avec Voltaire était l’humble religieuse de Toulouse, la fille scrupuleuse et craignant Dieu. Elle était avec eux parce que telle était sa conviction et qu’aucune considération n’eût imposé silence au cri de sa conscience. Et elle ne restait pas inactive ; elle ne croyait pas assez faire en se contentant de prier pour sa protégée ; depuis quarante-cinq ans qu’elle avait renoncé au monde, elle se souvenait, pour la première fois, qu’elle appartenait à une noble famille de parlementaires ; elle écrivait à ses parents pour leur recommander d’étudier en conscience le grave problème qui leur était soumis et pour protester que tout ce qu’elle savait, tout ce qu’elle avait vu et entendu concluait à l’innocence de Calas.
Ce n’est pas sans répugnance qu’elle assiste ainsi l’horrible Voltaire, « l’ennemi de Dieu et de toute religion », écrit-elle. Mais quoi ! Elle est, sur un point, d’accord avec lui, et il faut bien qu’elle le proclame. Ses compagnes de la Visitation soutiennent comme elle le combat ; elles ne négligent rien de ce qu’on peut arracher par des influences à la sagesse des hommes ; elles s’adressent à tous ceux auprès desquels la parenté ou d’anciennes relations donnent crédit à leurs instances et dont l’opinion peut avoir quelque poids sur les juges. Elles doivent surmonter plus que d’autres ces préventions si puissantes auxquelles tant d’hommes servilement obéissent ; elles ne veulent d’autres guides en cette affaire que leur clairvoyance, aiguisée par la bonté et le respect des croyances d’autrui. Voltaire lui-même reconnaît que l’indulgence de ces nonnes condamne terriblement le fanatisme « des assassins en robe de Toulouse ».
La réhabilitation, on le sait, fut éclatante et l’arrêt rendu à l’unanimité par quarante magistrats. Nanette Calas, a depuis longtemps quitté le couvent ; elle vit à Paris, chez une amie de sa famille, et sœur Anne-Julie lui écrit : « Je suis si transportée de joie que je ne sais comment m’en expliquer. Lisez dans mon cœur ; vous y trouverez tout ce qui est dans le vôtre ; je prends bonne part de tout ce qu’il sent. Vos intérêts, vos peines, vos pensées sont des biens et des maux qui m’appartiennent autant qu’à vous. Il en sera de même jusqu’à mon dernier soupir. » Cependant elle se désole ; ses prières incessamment renouvelées n’ont pu obtenir la conversion de sa jeune amie. À celle-ci elle a toujours caché son chagrin ; elle ne la conseille ni ne l’exhorte ; c’est de Dieu seul qu’elle sollicite cette grande joie. Avec Nanette elle plaisante : « Je pense que quelqu’un qui ne nous connaîtrait pas et qui verrait nos lettres, vous jeune et jolie demoiselle protestante, et moi vieille et laide religieuse, en serait bien surpris. Je ris toute seule de cette pensée. » Au fond elle espère toujours qu’un miracle lui rendra Nanette et ramènera celle-ci au couvent. Hélas ! voici que Nanette se marie ! Et qui épouse-t-elle ? Un pasteur protestant, d’origine suisse, nommé Duvoisin ! Mais la foi de la sainte religieuse est solide ; elle espère encore et fait bonne mine à cet Iroquois, ce Huron, ce Turc qui doit rendre heureuse sa chère protégée. Quand les enfants naissent, elle ne désespère toujours pas ; elle prie tous les jours pour ces petits païens qu’elle chérit de loin et dont « les âmes lui sont si précieuses » que pour les sauver elle donnerait sa vie de bien grand cœur. « Ma chère Nanette, plût à Dieu qu’il ne fallût que ce sacrifice, il serait bientôt fait. » Et tout de suite après cet élan, sa naturelle gaieté reparaît ; elle embrasse Mme Calas, elle embrasse les petits païens, elle embrasse Nanette… Elle embrasserait même le cher mari huguenot. « Non ne l’embrassez pas pour moi ; de quel ton le recevrait-il ? » Cette noble et aimable femme décéda en 1777. Trois ans plus tard Nanette était veuve. Elle mourut en 1820. De ses trois enfants, un seul lui survécut : Alexandre. On le trouve successivement secrétaire de légation, officier, secrétaire du roi Joseph, homme de lettres par occasion, et un peu comédien ambulant. Sa tante Rose ne s’étant pas mariée, il était, semble-t-il, le dernier descendant de Calas. Il mourut en 1832.